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Entretien avec le maître-verrier Bernard Allain – 2/3

 

En Header, des vitraux de Léon Zack pour l’église Notre-Dame des Pauvres à Issy-les-Moulineaux. 

 

Olivier Ypsilantis. Avez-vous parfois fait de la cuisine avec Henri Matisse ?

Bernard Allain. Jamais, il n’y avait pas de cuisine avec Henri Matisse, jamais ! Il y avait des difficultés particulières à surmonter mais de la cuisine… en aucun cas. J’ai rencontré certains problèmes lors de la réalisation d’un vitrail dont le dessin présentait de nombreux angles aigus. Le verre casse facilement à ces endroits. J’ai demandé à Henri Matisse s’il voulait bien modifier un peu son graphisme, ce qu’il refusa catégoriquement en nous demandant de trouver nous-mêmes une solution à ces problèmes car ces angles étaient indispensables à l’équilibre de sa composition. La technique devait se plier à ses exigences. En un mot, l’intendance devait suivre. Contrairement aux autres artistes qui lorsqu’on leur signalait une difficulté reculaient et biaisaient, Henri Matisse exigeait qu’on le suive, quelle que soit la difficulté.

(Silence)

Je me rappelle qu’un jour Paul Bony, très fier, montra à Henri Matisse un vitrail en cours de réalisation de Georges Rouault. Henri Matisse lui répondit : “Enlevez-moi ça que je voie mes vitraux !”

 

Quels sont les artistes qui considéraient les lieux avant d’y œuvrer ? Autrement dit, quels sont ceux qui se souciaient des données architecturales ?

Bernard Allain. Il n’y en avait pas beaucoup. Et sur le petit nombre qui allait faire du repérage, certains comme Fernand Léger ne tenaient compte de rien. Avant de travailler à l’église du Sacré-Cœur d’Audincourt, Jean Bazaine et lui sont allés observer l’édifice. Fernand Léger s’est alors tourné vers Jean Bazaine et lui a dit : “On va la foutre en l’air cette architecture !” Effectivement, il ne s’est nullement inquiété de l’architecture. Il a placé du Fernand Léger qui écrabouille tout mais, me direz-vous, comme il n’y a guère de pensée architecturale dans cette construction, ce n’est pas bien grave.

 

Jean Bazaine (1904-2001)

 

Quelle est la spécificité de la dalle de verre par rapport au vitrail ?

Bernard Allain. Le vitrail diffère fondamentalement de la dalle de verre en ce que la composition du mur en dalle de verre peut être une composition opaque sur fond de lumière ou l’inverse, l’opaque étant la structure en ciment.

La dalle de verre présente un inconvénient majeur, le ciment vieillit mal, s’encrasse, des coulures s’y inscrivent.

La technique de la dalle de verre est plus proche de la mosaïque que du vitrail. Les ateliers qui ont fabriqué de la dalle de verre ont été assez peu nombreux. Je me souviens de trois d’entre eux : Auguste Labouret, Jean Gaudin et Louis Barillet.

Je reproche à certains ateliers d’avoir systématiquement éclaté les bords des éléments en verre des dalles de verre, ce qui fait partir la lumière dans tous les sens. Il y a un effet prismatique qui en met plein la vue mais qui nuit terriblement à la composition. C’est un truc souvent destiné à cacher une indigence. Ça éclabousse et c’est bien tout.

 

Pouvez-vous nous évoquer votre collaboration avec Georges Braque ?

Bernard Allain. Georges Braque n’était pas fait pour le vitrail. Je me souviens de sa première visite à l’atelier, lorsque nous réalisions des vitraux destinés à Varengeville-sur-Mer, en Normandie, pour une ferme transformée en chapelle. On lui présentait des verres en transparence et il s’en saisissait pour les regarder à plat sur la table. C’est vous dire ! J’en ai conclu qu’il n’était vraiment pas fait pour le vitrail. Et si l’on a poussé des cris d’admiration, c’est uniquement parce que ces vitraux étaient signés Georges Braque.

Dans l’église paroissiale de Varengeville-sur-Mer, il y a un vitrail de Georges Braque auquel je fais un reproche : l’artiste ne s’est pas contenté de l’architecture de la fenêtre, il en a recréé une autre, à l’intérieur même du vitrail.

 

Quelles sont les dimensions de ce vitrail ?

Bernard Allain. Environ trois mètres sur quatre-vingts centimètres. Ce n’est pas une petite chose. Et si ma mémoire est bonne, il domine la mer.

 

Georges Braque faisait-il lui aussi du mot à mot ?

Bernard Allain. Non, il était plus libre.

 

Le mot à mot, c’est Georges Rouault ?

Bernard Allain. Oui, mais il y en a d’autres. Il y a par exemple Michel Gigon avec qui j’ai travaillé. Ses projets étaient déjà des maquettes. Quelle est la différence entre un projet, disons une esquisse, et une maquette ? L’esquisse est une idée qui est proposée, la maquette est une chose terminée. Michel Gigon répétait exactement son projet. Aucune liberté.

 

Cela signifie-t-il que ces artistes vous considéraient comme un simple exécutant ?

Bernard Allain. Oui, c’est à peu près ça.

 

Léon Zack (1892-1980)

 

Il n’y avait donc pas de réelle collaboration entre vous et eux ?

Bernard Allain. Si, tout de même, dans le choix des couleurs et dans les petites corrections à apporter. Chez Léon Zack, par exemple, entre l’esquisse et le carton il y avait des variantes. Et puisque nous parlons de Léon Zack, je me rappelle d’une anecdote concernant la réalisation des vitraux du château de Châteaubriant. La tonalité générale du projet était bleue et, ne trouvant pas de bleus, on a choisi des violets. Le résultat fut excellent mais la commission des Monuments Historiques refusa cette réalisation en déclarant qu’elle n’était pas conforme au projet que nous leur avions présenté. Nous avons donc refait toute une fenêtre. Ce sont les aléas du métier.

Trop souvent, hélas, les projets sont soumis à des gens incompétents en matière artistique, et je pense à certains élus. Il y avait les Monuments Historiques mais il y avait aussi les autorités ecclésiastiques. Les rapports entre les artistes et l’Église n’ont pas toujours été très conviviaux. L’Église a plusieurs fois refusé de collaborer avec certains artistes, non pas en jugeant leur œuvre – ce qu’elle ne pouvait généralement faire par manque de compétence – mais d’après des critères tout autres : l’un parce qu’il était athée, l’autre à cause de ses convictions politiques, comme Picasso, ou parce qu’il était homosexuel, comme Cocteau. Il est vrai que le dessin de Cocteau c’est vraiment de la m…

 

J’ai une monographie consacrée à Léon Zack ; la liste de ses créations pour le vitrail est impressionnante. 

Bernard Allain. Le chef-d’œuvre de Léon Zack en vitrail est au séminaire de Kéraudren, à Brest.

 

La peinture de Léon Zack est si fluide qu’il devait un peu souffrir avec le vitrail et ses tracés en plomb.

Bernard Allain. Avant de répondre, je dois préciser que le plomb n’est pas seulement une structure, il joue aussi comme une valeur forte. Il arrête les couleurs et leur évite de s’étaler, de se perdre les unes dans les autres. Et le plomb finit par disparaître dans la lumière du vitrail.

Mais j’en reviens à votre question. La conception que Léon Zack avait de la peinture et celle qu’il avait du vitrail différaient. Il me disait qu’il considérait sa peinture comme un aplat et le vitrail comme une transparence. L’un et l’autre ne pouvaient en aucun cas se concevoir et se travailler de la même façon. Son vitrail a une écriture très slave que n’a pas sa peinture. Léon Zack était russe, cousin par sa femme de Boris Pasternak. C’était un homme merveilleux et d’une extrême gentillesse.

Léon Zack avait une façon bien particulière de travailler le vitrail. Il avait une confiance absolue dans le maître-verrier dont le travail n’était alors plus un pensum. La liberté accordée à l’interprète était totale, et cette liberté je ne l’avais pas avec les autres, Jean Bazaine ou Jean Le Moal, des peintres dont j’étais par ailleurs très proche et qui ont réalisé des chefs-d’œuvre.

A partir de son projet, je proposais à Léon Zack un choix de verres. Il était d’accord ou non. Il modifiait certaines colorations si besoin était ; ensuite, j’avais carte blanche pour réaliser le vitrail. Léon Zack fut bien le seul à m’avoir laissé autant de liberté ; et c’est moi qui posais la grisaille.

J’ai également posé la grisaille sur les vitraux des bas-côtés de la cathédrale de Saint-Malo. Au début, Jean Le Moal n’était pas d’accord, mais j’ai pu le persuader que la grisaille loin de retirer de la lumière pouvait en ajouter, et il accepta. De plus, la grisaille telle qu’elle a été travaillée a permis d’estomper la présence des immeubles qui se trouvent derrière ces vitraux en unifiant la lumière.

 

A vous écouter, on a l’impression que très peu d’artistes travaillent le vitrail dans l’esprit du vitrail.

Bernard Allain. Effectivement, il y en a peu. Ils sont gênés par la transparence et par le graphisme des plombs. Mais le plomb n’est pas seulement là pour soutenir le verre, il architecture le vitrail. Lorsque Jean Le Moal travaillait à Saint-Malo, il me disait qu’une bonne architecture porte et que l’artiste n’a qu’à se laisser porter lorsqu’il travaille à son projet.

 

Il est vrai que le graphisme des plombs fait peur, l’artiste peut alors redouter d’avoir à faire du coloriage.

Bernard Allain. Oui, c’est exact, mais le vitrail n’est pas du remplissage. A ce propos, je me souviens de Roger Bissière. Il me fit part de son désir de réaliser des vitraux en commençant par les faire en blanc pour y amener la couleur. Je vous laisse imaginer mon étonnement.

 

Quel jugement portez-vous sur Notre-Dame des Pauvres, à Issy-les-Moulineaux, et les vitraux de Léon Zack ?

Bernard Allain. Je répondrai indirectement à votre question en vous rapportant l’anecdote suivante. Ce jour-là, à Notre-Dame des Pauvres, des visiteurs entrèrent dans l’église en parlant très fort. Après avoir refermé la porte, ils se mirent à parler tout doucement. Je leur demandai pourquoi, ils me répondirent qu’ils sentaient comme une Présence.

(Silence)

Ce que beaucoup d’artistes ne savent pas et ont du mal à comprendre c’est que le verre coloré est traversé par un rayon lumineux et que la lumière du vitrail est donnée par les interférences des coloris. J’ai fait un chantier à l’église Saint-Vincent-de-Paul de Strasbourg, 450 m2 de vitraux en dalle de verre sur un mur de 900 m2, avec une composition très libre, très nuageuse, qui se promène sur les murs du chœur et des bas-côtés. On était parti du principe que la dalle de verre, qui ne laisse pas la lumière la traverser mais l’absorbe, est un mur de lumière qui ne crée pas à proprement parler d’ambiance intérieure. Il faut considérer la dalle de verre comme de la brique translucide. Le verre fait deux centimètres et demi d’épaisseur tandis que le verre antique fait à peine un demi-centimètre dans sa plus grande épaisseur. Au cours de cette réalisation, la difficulté était de trouver les tons exacts, la valeur voulue, de sorte que ce verre qui ne se laisse pas traverser par la lumière ait une couleur dont la densité permette aux fidèles de lire leur missel. Nous y sommes parvenus. Par ailleurs, les joints de cette dalle sont en relief, ce que révèlent certains éclairages ; une frise d’ombres apparaît et des réseaux de nervures se laissent lire.

(Silence)

Dans les années soixante, on a fait de la dalle de verre en polyester. J’ai toujours refusé d’utiliser de tels matériaux, les couleurs n’y sont pas stabilisées et sont mangées par les résines. Avec le temps, la couleur jaunit et la matière plastique se ternit sur sa face externe. De plus, la dilatation de ces matériaux est importante, jusqu’à dix pour cent, ce qui porte atteinte à la solidité de l’ensemble.

Louis Barillet a fait un vitrail pour Raoul Ubac. Entre les verres, il n’avait pas mis du ciment mais un polyester. Quand le soleil tapait sur le vitrail, on pouvait retirer le verre sans aucun effort, il n’était plus serré dans l’armature. Le coefficient de dilatation du polyester et celui du verre n’ont aucun rapport.

 

Vous avez travaillé avec Raoul Ubac. Pouvez-vous m’en dire quelques mots ?

Bernard Allain. Je n’ai jamais travaillé avec lui mais je l’ai connu. Quand Raoul Ubac faisait une peinture, on avait l’impression qu’il pouvait en tirer des kilomètres ; elle n’était pas composée au format.

 

Des spaghettis ?

Bernard Allain. Oui, mais des bons, des Panzani !

Raoul Ubac a réalisé des vitraux à côté de Pacy-sur-Eure, des vitraux en dalle de verre. On aurait pu enlever ou ajouter un morceau sans que la composition en souffre. Elle n’était pas fermée. Il a comme coupé dans une longueur la longueur demandée. Il en fallait six mètres, il en a coupé six mètres. Dans ses peintures, c’est pareil, il n’y a pas de début, pas de fin. Ses ardoises par contre sont magistrales. Raoul Ubac est plus graveur que peintre ; dans ses peintures, on sent la gravure.

Quand Jean Bazaine a fait les vitraux de Saint-Séverin, il s’est souvenu de Raoul Ubac dont il avait admiré le travail. Pour les deux fenêtres du baptême, Jean Bazaine a repris le système de grisaille de Raoul Ubac, très dense au centre du verre avec des bords intouchés. Mais ce qui allait pour Raoul Ubac n’allait pas pour un autre ; et Jean Bazaine qui donnait dans le systématisme a dû reconsidérer son travail. Ce qui chez Raoul Ubac était vivant devenait mort chez Jean Bazaine.

 

Et Jean Bertholle ?

Bernard Allain. Après une période abstraite, Jean Bertholle est revenu à la figuration. Il disait : “Je ne suis pas comme certains, j’ai osé !” Le Bertholle de la période figurative est franchement mauvais mais cet artiste a peint de bonnes toiles abstraites. L’homme était assez peu sympathique, très envieux, jaloux, reluquant l’Académie des beaux-arts où il finira par être accepté. Il était par ailleurs mauvaise langue.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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