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En lisant “Les sources et le sens du communisme russe” de Nicolas Berdiaev – 1/2

“Les sources et le sens du communisme russe” de Nicolas Berdiaev est un livre passionnant. J’ai pris quelques notes au cours de cette lecture et m’attardant plus particulièrement sur le chapitre V intitulé “Le marxisme classique et le marxisme russe”.

Fin XIXe siècle, l’intelligentsia révolutionnaire se cherche une base. Après avoir placé ses espoirs dans la paysannerie, elle décide de s’en remettre à elle-même. L’assassinat d’Alexandre II ne la sert en rien et l’oppression se fait encore plus pesante sous Alexandre III. C’est à l’étranger que le marxisme russe naît et se structure parmi les émigrés, notamment avec Plekhanov, un révolutionnaire plus impliqué dans la théorie que dans la pratique et dont les livres vont nourrir plusieurs générations de marxistes russes parmi lesquels Lénine. Remarque importante de Nicolas Berdiaev : “Le marxisme à ses débuts apparut en Russie comme la forme extrême de l’occidentalisme”.

Les marxistes russes commencent par porter leurs coups en direction de l’intelligentsia révolutionnaire et le populisme considérés comme des repères de songe-creux. Selon les marxistes russes, la Révolution adviendra avec l’industrialisation du pays tandis que les populistes comptent sur la paysannerie. C’est pourquoi ces premiers veulent prolétariser les paysans, ce qui ne peut que déplaire aux autres. L’unique force sur laquelle comptent les marxistes est le prolétariat organisé et doté d’une forte conscience de classe (révolutionnaire) qu’il se proposent de développer. Ces marxistes considèrent être d’autant plus en prise avec l’Histoire que le développement capitaliste en Russie coïncide avec celui de leur idéologie. Ils surfent donc sur un processus dont ils ne sont pas à l’origine. Au nom de ce qu’ils jugent être le réalisme, ils méprisent le socialisme utopique des populistes. Au nom de l’intellectualisme, ils méprisent le sentimentalisme et l’émotionnel des populistes. Les marxistes (russes) pensent avoir découvert le socialisme scientifique, une sorte de machine de guerre capable de s’imposer à tous et définitivement grâce à des moyens objectifs, à une nécessité économique. Une fois encore, pour eux le développement économique de leur pays est le vecteur de la Révolution, avec le prolétariat placé à l’avant-garde.

 

Nicolas Berdiaev (1874-1948)

 

Le marxisme est une théorie plus complexe, plus élaborée que les autres théories socialistes, mais c’est avant tout comme outil révolutionnaire qu’il se présente. Par ailleurs, les marxistes donnent l’impression d’être des révolutionnaires plus modérés que leurs prédécesseurs. Ils sont plus intellectuels, plus portés à théoriser, et ils condamnent le terrorisme ; mais cette apparence est trompeuse.

Karl Marx est issu de l’idéalisme allemand. Il est nourri de Johann Gottlieb Fichte et de Friedrich Hegel. Certes, le marxisme juge que le fait économique détermine la vie humaine dans son intégralité ; il est la base, l’idéologie n’est que la superstructure. L’individu se résume à la classe sociale à laquelle il appartient. Karl Marx n’a pas sorti cette conclusion de son chapeau, il l’a trouvée dans la société capitaliste européenne de son temps ; mais à partir de cette donnée il élabore un dogme, d’où son caractère universel. Karl Marx reste un pertinent observateur de cette société, on se doit de lui reconnaître au moins cette qualité même si l’on est anti-marxiste. Son tort : généraliser un cas particulier.

L’idéologie (croyances religieuses, théories philosophiques, nuances morales, création artistique) est projetée illusoirement dans la conscience par la réalité économique. Le marxisme ne fait pas procéder d’emblée toute l’idéologie du fait économique, il place un intermédiaire, la psychologie de classe ; autrement dit il introduit dans son déterminisme sociologique un relais psychologique, la psychologie de classe qui détermine toutes les idées et croyances. L’existence de cette psychologie de classe est en soi une vérité objective mais la construction psychologique en tant que telle est le point le plus faible du marxisme.

Le marxisme n’est pas seulement une doctrine matérialiste historique et économique, il est aussi une doctrine de la délivrance, une doctrine supposée arracher l’homme au déterminisme historique avec le prolétariat comme vecteur de cette doctrine. Le matérialisme de Karl Marx se mue en idéalisme exalté. Il sécularise l’antique conscience hébraïque, d’où les comptes qu’il règle avec elle dans « Sur la question juive » afin de la mettre au placard et mieux fourguer sa doctrine d’un nouvel Israël.

Karl Marx juge que le capitalisme rabaisse l’homme au niveau des choses, d’où sa théorie du fétichisme des marchandises. Le prolétariat est appelé à faire cesser cette déshumanisation de l’économie, cette illusion selon laquelle le produit de l’activité humaine est présenté comme un monde extérieur à l’homme et dont il dépend alors que rien n’existe que l’activité humaine et les relations actives d’homme à homme. Le capital n’est en rien une réalité extérieure à l’homme, il est la relation sociale des êtres dans le système de production. C’est sur ce point que l’idéalisme de la première période de Karl Marx s’affirme, avec sa foi en l’activité humaine qui est foi en l’esprit. Ainsi le marxisme ne se limite pas au matérialisme, il est même incompatible avec lui. Nous sommes au cœur d’une philosophie existentielle et c’est pourquoi le marxisme est capable de susciter l’enthousiasme révolutionnaire. Le matérialisme économique abaisse l’homme tandis que la foi qu’il a dans sa propre activité peut déplacer des montagnes : c’est la dynamique révolutionnaire de la dialectique. L’association des mots matérialisme dialectique est impropre, inepte même, car il ne peut y avoir de dialectique de la matière, la dialectique supposant le logos et la pensée.

Karl Marx opère un glissement des propriétés de l’esprit vers le monde de la matière. Dans sa vision, le processus matérialiste aboutit à l’exaltation de la volonté humaine et enjambe le fait économique par la lutte des classes – du royaume de la nécessité au royaume de la liberté. La liberté est la nécessité consciente capable de renouer la vie et d’en proposer une nouvelle, c’est la victoire sur ce péché fondamental que Karl Marx dénonce comme étant l’exploitation de l’homme par l’homme. Il mêle l’économique et l’éthique. Sa doctrine de la plus-value est plus une théorie éthique (un phénomène d’ordre moral) qu’une doctrine scientifique économique.

Karl Marx : d’un côté l’amoralisme scientifique, de l’autre le moralisme profond quant à son appréciation de la vie sociale : le bourgeois ou le mal, le prolétaire ou le bien. Le système marxiste est une fusion (logiquement contradictoire) entre des éléments matérialistes, sciento-déterministes, amoraux et des éléments idéalistes, moraux, créateurs de mythes. Le marxisme est une science et une politique mais aussi une foi et une religion, d’où sa force.

Les Russes ont commencé par adopter le premier aspect du marxisme, soit comme une science – avec développement objectif de l’économie. Les révolutionnaires russes ont cessé de se considérer comme hors-sol : ils n’étaient plus des socialistes utopistes mais des socialistes “scientifiques”, posant un acte de foi qui prenait appui sur le développement industriel et la formation d’une puissante classe d’ouvriers de l’industrie, d’où leur rejet du populisme qui prenait appui sur le monde rural et paysan. Les marxistes russes ont donc commencé par espérer un développement soutenu du capitalisme dans leur pays afin de préparer le triomphe du socialisme par augmentation numérique de la classe ouvrière et élaboration d’une conscience de classe. Contrairement à d’autres tendances du socialisme, les marxistes russes plaçaient donc le développement de l’industrie avant tout, le reste étant appelé à suivre. Les marxistes russes considéraient les populistes comme des réactionnaires (car tournés vers la paysannerie) tandis que les populistes considéraient les marxistes comme des suppôts du capitalisme.

Le marxisme russe a germé dans un pays très faiblement industrialisé. Nombre de socialistes russes se sont probablement trouvés devant un douloureux cas de conscience : en effet, comment désirer le développement du capitalisme et l’encourager tout en le considérant comme une injustice à combattre ? Question dialectique particulièrement compliquée, avec conflit moral à l’appui. Car enfin, le développement de l’industrie capitaliste supposait la prolétarisation de la paysannerie, soit la plongée dans la misère de masses considérables.

D’une certaine manière, Karl Marx tient le capitalisme en très haute estime (tout au moins d’un point de vue évolutionniste). La conscience marxiste est subordonnée au développement du capitalisme dont elle fait procéder l’idée messianique de misère du prolétariat. Selon elle, seule l’usine (l’industrie) fera émerger l’homme nouveau.

Question centrale pour la philosophie du marxisme : l’idéologie marxiste est-elle circonstanciée, simple projection de l’activité économique ou bien transcende-t-elle les formes historiques de l’économie et des intérêts économiques ? Autrement dit, cette philosophie est-elle pragmatisme ou réalisme absolu ? Pour les premiers marxistes russes cette question suscita un conflit moral et logique, un conflit que Lénine et les bolcheviques résoudront à leur manière puisque Lénine envisageait l’avènement du socialisme indépendamment du développement du capitalisme et de la classe ouvrière.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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