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Dix tableaux juifs – 3/10 (première partie)

 

(Le XIVe siècle et les Juifs, première partie)

Le XIVe siècle est un siècle d’épouvante pour beaucoup, et pour les Juifs en particulier. En effet, entre 1315 et 1322 des populations entières sont tenaillées par la faim, particulièrement en France. Les conflits politiques (à commencer par la guerre de Cent Ans) exténuent certains pays. A ces malheurs vient s’en ajouter un autre, le plus terrible, la peste noire. La peur est partout et active la superstition et un long processus de détérioration de la vie juive. De sporadique la violence devient systématique. Les Juifs sont chargés d’accusations nouvelles et toujours plus terribles. Les Juifs hantent l’imaginaire chrétien, ce dont témoigne la production littéraire et artistique d’alors. Ils sont revêtus d’attributs diaboliques ou réduits à l’état de choses répugnantes. La théologie formalise cette peur. Le mot « Juif » devient une accusation et une injure.

Siècle de la peur, le XIVe siècle capte l’histoire chrétienne et l’oriente vers une cruauté spécifique. Les mystères de la Passion et de la Sainte Hostie se chargent de sens occultes. L’image du Juif bourreau du Messie s’enfonce toujours plus dans l’imaginaire populaire, aidée par des représentations théâtrales, des traités, des sermons et toute une imagerie qui orne les édifices religieux, comme ce haut-relief que décrit Luther dans son pamphlet intitulé « Vom Schem Hamphoras und vom Geschlecht Christi » : « Ici à Wittemberg est sculptée dans notre église une truie qui allaite des pourceaux et des Juifs ; derrière la truie il y a un rabbin qui soulève la patte droite de la truie, lui tient la queue de la main gauche, se penche et contemple soigneusement derrière la queue le Talmud comme s’il voulait y apprendre quelque chose de très subtil et très spécial ».

Ce siècle terrible menace les structures sociales et le psychisme des individus. Il fut un temps où les Juifs étaient conviés à argumenter au cours de disputations, même si le pouvoir s’arrangeait généralement pour donner le dernier mot aux théologiens chrétiens. Ce temps est révolu face à la peur qui s’empare de sociétés entières. Le Juif est diabolisé ; plus question de l’écouter puisqu’il est regardé comme un suppôt de Satan. La production antisémite (car à ce niveau, il ne s’agit plus seulement d’antijudaïsme) est d’une violence inédite qui ne se retrouvera pas avant le XXe siècle et ses années 1930-1940. Le Juif a partie liée avec le Diable mais aussi avec les sorcières qui périssent sur les bûchers par dizaines de milliers. On prête aux Juifs non seulement des attributs psychologiques et physiques diaboliques mais aussi une odeur particulière, le foetor judaicus.

En ce début XIVe siècle, des bandes de « pastoureaux » écument les campagnes. Le chroniqueur Solomon ibn Verga chiffre à cent quarante les communautés juives rayées de la carte. L’Église réagit lorsque ces bandes commencent à s’en prendre à ses membres. Le pape Jean XXII les attaque par le verbe, le roi Philippe V le Long par l’épée.

Il faut donner corps à la peur et lui trouver un coupable. Le Diable et ses serviteurs, soit les sorcières et les Juifs, feront l’affaire. Pourquoi les Juifs ? L’enseignement de l’Église conduit à ce genre d’accusation. Les musulmans et les Mongols qui eux aussi sont victimes et en grand nombre de la peste n’accusent pas les Juifs d’en être les responsables.

La légende de la vengeance juive prend forme et se répand très vite. On raconte qu’un Juif de Tolède a distribué des sachets de poison à des émissaires juifs pour faire périr l’Europe. Le duc Amédée de Savoie fait arrêter des Juifs qui vivent sur ses terres et les torture afin de les faire avouer. Ils avouent ce qui leur est demandé d’avouer et leurs « confessions » se mettent à circuler. En septembre 1348, le pape Clément VI promulgue une bulle dans laquelle il explique que les Juifs sont aussi victimes de la peste que les chrétiens. Deux mille Juifs n’en sont pas moins brûlés vifs collectivement à Strasbourg, en février 1349. Leurs biens sont distribués.

En Allemagne et dès les années 1336-1338 des bandes de Judenschläger attaquent les Juifs dans les campagnes. Les violences se multiplient et ni l’Église ni la tardive protection impériale ne peuvent les empêcher. Des bandes de pénitents – les « flagellants – pillent et massacrent. Dans cette violence qui se répand, nombre de chrétiens périssent également. La rumeur des Juifs empoisonneurs de sources, de fontaines et de puits est devenue une certitude. Comme le fait remarquer Léon Poliakov, « c’est très juridiquement, en quelque sorte, que les Juifs deviennent d’éternels errants ». Perte de citoyenneté, servage, cycle des expulsions et des réadmissions, le tout de plus en plus réglementé avec apparences de légalité. Au XIVe siècle, l’Allemagne se vide de ses Juifs tandis que le roi de Pologne Casimir III (dit Casimir le Grand) se montre bienveillant à leur égard. En France et tout au long de ce siècle les Juifs sont pris dans une alternance d’expulsions et de réadmissions.

C’est au cours du XIVe siècle que la figure du Juif bouc-émissaire se constitue. Mais bien vite, à des raisons religieuses se superposent des raisons économiques. Les attaques contre les Juifs servent de paravent à des conflits politiques et sociaux.

Au cours de cette période, les Juifs d’Espagne ne sont à aucun moment tenus pour responsables de l’épidémie qui sévit aussi dans le pays. Certes, ils sont pris dans les remous de la politique (voir les tensions entre Pedro I de Castilla et Henrique II) mais ils vivent encore en paix.

Les Juifs d’Espagne qui jusqu’alors ont été épargnés et jouissent d’un prestige certain (y compris au sein du monde juif) vont eux aussi entrer dans la tourmente. José Pichón, un Juif de Séville, est nommé ministre des Finances par Henrique II qui par ailleurs a pris pour conseiller Samuel Abravanel, un autre Juif de Séville. José Pichón est accusé de malversations par d’autres Juifs et jugé par le tribunal juif de Burgos. Cette affaire interne suscitée par des intrigues de palais et à des jalousies intra-communautaires bouscule le cadre juridique accordé aux Juifs. A la mort de Henrique II, que suit l’intronisation de Juan I de Castilla (en 1379), des Juifs obtiennent la condamnation de José Pichón mais sans révéler l’identité du condamné et avec la complicité du chef de la police. Lorsque le roi comprend qu’il a été trompé et que le vieux collaborateur de son père a été assassiné par une conjuration, il punit la société juive qui voit ses droits se réduire et se fragiliser. Cette affaire montre l’importance politique des Juifs dans l’Espagne et leur situation privilégiée par rapport à bien d’autres communautés juives.

Mais le pire ne va pas tarder à venir. Il a pour nom Fernando Martínez, un prédicateur. Sitôt nommé confesseur de Henrique III de Castilla, successeur de Juan I de Castilla, Fernando Martínez ordonne la destruction des synagogues. La résistance est forte, tant dans les communautés juives (aljamas) qu’à la Cour. Mais Fernando Martínez s’entête et finit par l’emporter. En mars 1391, il excite une foule venue l’écouter et qui envahit le quartier juif de Séville. Il est arrêté avec les principaux fauteurs de trouble qui sont punis publiquement. En juin de la même année, Fernando Martínez récidive et provoque une tuerie. Quatre mille Juifs sont assassinés, d’autres sont convertis de force. L’importante communauté juive de Séville est anéantie. Cette violence se propage en Andalousie, en Aragon et en Catalogne. Fin août 1391, des violences antijuives éclatent sur l’île de Majorque, avec trois cents victimes. En Aragon, le pouvoir royal frappe fort et parvient à freiner les violences mais ailleurs la Cour et le haut clergé restent passifs. Six mille Juifs sont assassinés en Andalousie et au moins mille à Tolède.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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