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Les, un village du Val d’Aran

 

Des Espagnols ont voulu confier leur mémoire à la presse, plus précisément à l’hebdomadaire ‟Magazine” dans son numéro du 6 janvier 2013. Ces témoins ont passé leur enfance à Les, un village du Val d’Aran. Isabel et Vicente, quatre-vingt ans passés, sont les enfants de Miguel Giner et Dolores Llopis. Miguel Giner était responsable du poste de douane de Les en 1943, devenu aujourd’hui l’hôtel-restaurant Juan Canejan.

 

Le 23 septembre 2012, un article publié dans ce même hebdomadaire fit réagir Vicente et Isabel Giner Llopis. Il y était question de la complicité du régime franquiste dans la Shoah. A leur témoignage s’ajoute celui d’Irene Boya, leur amie d’enfance.

 

mapa-val-daranCarte du Val d’Aran

Ce témoignage m’intéresse à plus d’un titre et surtout parce qu’il vient préciser mon questionnement sur l’attitude du régime franquiste et de Franco envers les Juifs au cours de la Deuxième Guerre mondiale, un questionnement dont j’ai rendu compte dans l’article (en deux parties) suivant :

http://zakhor-online.com/?p=4521

http://zakhor-online.com/?p=4552

 

Vicente Giner : ‟Je me souviens. J’avais treize ans. Vers neuf heures du matin, un jour d’été 1943, probablement début juillet, mon père qui était dans son bureau entendit des éclats de voix sur la route, une route qui alors n’était pas asphaltée. Un groupe de personnes (quinze à vingt personnes) parlaient aux douaniers en faisant de grands gestes. Mon père se dirigea vers eux, et nous aussi, ma mère et moi. Ma sœur cadette était restée à la maison. Vous savez, il ne se passait pas grand chose dans notre village perdu dans une vallée des Pyrénées… Dans ce groupe, des enfants, des femmes et des hommes d’âges divers. Tous semblaient fatigués.”

Vicente Giner poursuit : ‟C’était la première fois que mon père affrontait une telle situation en tant que responsable du poste de douanes. L’un des hommes du groupe s’adressa à lui dans un mauvais espagnol. Il se présenta spontanément comme juif, lui et tout le groupe, et comme « ministro polaco » (1), des mots qui sont restés gravés dans ma mémoire.” Irene, Isabel et Vicente, les trois témoins encore en vie, se souviennent que le « ministro polaco » suppliait Miguel Giner de les laisser passer.

Vicente Giner : ‟Mon père qui avait reçu des ordres de Madrid refusa. Il ne pouvait autoriser le passage en Espagne qu’aux personnes munies d’un visa. Par ailleurs, il était tenu de livrer ceux qui n’en avaient pas aux autorités de l’autre côté des Pyrénées, aux Allemands donc. Tandis que les palabres se poursuivaient, des villageois s’approchaient des enfants et des femmes pour leur offrir à boire et à manger.”

Après un silence, Vicente Giner ajoute : ‟Il faut savoir que mon père se sentait surveillé. Il avait un passé de rouge (2) et adoptait le profil bas. Un camion ne tarda pas à arriver avec quelques soldats allemands à son bord. Ils firent monter les Juifs. Les enfants pleuraient, les femmes criaient. Du camion, une voix hurla : « ¡Nos van a matar! » (3) Quelques jours plus tard, un officier allemand (4) vint rendre visite à mon père. Il venait de Bagnière-de-Luchon en voiture, par le col de Portillon.” Les trois témoins se souviennent qu’il était parfaitement éduqué, qu’il parlait assez bien l’espagnol et qu’il traita Miguel Giner avec respect, les Espagnols étant alors considérés comme des alliés. ‟Au cours de la conversation, mon père comprit sans doute le sort qui attendait les Juifs renvoyés dans une France à présent entièrement occupée.” Les trois témoins apprendront qu’à la suite de cette conversation Miguel Giner s’était mis d’accord avec les passeurs français pour qu’ils contournent le village de Les par les hauteurs avant de redescendre dans la vallée.

 

Selon Vicente et Isabel, cet été 1943 fut éprouvant pour leur père. Les choses s’améliorèrent par la suite, avec cette autorisation officielle venue de Madrid, permettant aux Juifs de franchir librement la frontière. Cette autorisation n’était en rien une manifestation de bonté mais le produit de tractations internationales. Franco ne pouvait pas se déclarer neutre et livrer des Juifs aux nazis ! Faire de Franco un ami des Juifs relève de la propagande. Il ne les aimait guère. Mais le vent tournait, l’Allemagne ne semblait plus invincible. Franco avait de ce point de vue des antennes très fines. D’ailleurs l’essentiel de son intelligence politique aura consisté à flairer la direction du vent au cours de la Seconde Guerre mondiale qui, je le rappelle, fit immédiatement suite à la Guerre Civile d’Espagne (1936-1939). C’est ainsi qu’il a su garantir la survie de son régime. Et la Guerre Froide qui débuta plus ou moins en 1945 a été pour lui une formidable opportunité.

 

Vicente Giner : ‟Nous vivions un peu coupés du monde dans ce village de six cents habitants. Nos parents écoutaient Radio Andorra. La réception n’était pas très bonne mais  enfin… Ils recevaient de France « La Vanguardia », avec cinq ou six jours de retard. Et la neige rendait les routes vers l’Espagne impraticables durant une partie de l’année, jusqu’au percement du tunnel de Vielha, inauguré en 1948.”

 

Irene Boya, l’amie d’enfance de Vicente et Isabel Giner fut témoin de la Operación Reconquista de España, en octobre 1944 (5) : ‟Chaque famille de Les a caché des Juifs. Ils passaient quelque temps dans une famille puis partaient pour Lérida (Lleida). J’ignore ce qui leur est arrivé. Je ne sais combien passèrent par Les mais ils furent nombreux.”

 

Ci-joint, un témoignage réconfortant à sa manière d’Inge Berlin intitulé ‟L’évasion d’une jeune Juive vers l’Espagne” :

http://www.ariege.com/histoire/ingefr.html

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 (1) Soit : « ministre polonais »

(2) Les Giner sont originaires d’Altea, un village en bord de mer, non loin d’Alicante. Lorsque la Guerre Civile les surprend, le 18 juillet 1936, Miguel Giner est employé des douanes. Il est envoyé à Barcelone pour y exercer le contrôle administratif des entrepôts où étaient stockées les vivres en provenance de France destinées aux troupes de la République. A la fin de la Guerre Civile, Miguel est suspecté par les vainqueurs qui ne trouvent rien à lui reprocher. Il évite l’emprisonnement mais est envoyé dans un coin reculé du pays, dans le Val d’Aran, à Les, où il poursuit sa carrière dans les douanes. Son attitude rigide envers les réfugiés juifs — les ordres sont les ordres — a probablement été en partie déterminée par le fait qu’il se sentait surveillé et que, de par sa situation géographique, il n’avait qu’une très vague idée de l’horreur particulière qui visait les Juifs.

(3) « Ils vont nous tuer ! »

(4) Cet officier devait être sous les ordres du Dr. Rudolf Bilfinger (1903-1968), responsable du KDS de Toulouse du 15 juin au 10 décembre 1943.

(5) Ci-joint, un lien sur cette opération peu connue :

      http://espana36.voila.net/exil/reconquista.html

 

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