L’influence du grand-père paternel de Martin Buber, Salomon, une autorité internationale en littérature religieuse juive, a été décisive sur le développement de son petit-fils dont l’œuvre peut être envisagée selon trois blocs thématiques, liés entre eux. Lorsque Martin Buber travailla à première édition de ses œuvres complètes, peu avant sa mort, entre 1962 et 1964, il la divisa en trois parties : I. Les écrits philosophiques et politiques. II. Les écrits relatifs à la Bible. III. Les écrits relatifs au hassidisme.
Martin Buber (1878-1965) à la American Jewish University (University of Judaism), Ardmore vers 1950.
Comme tout penseur, Martin Buber doit être appréhendé dans son contexte, plus précisément le monde juif allemand au début du XXe siècle, monde dominé par la polémique entre partisans de l’assimilation et défenseurs de la tradition hébraïque. Les écrits de Martin Buber traitent pour l’essentiel de thèmes juifs et prennent appui sur l’étude de la Kabbale et du hassidisme. Ils militent en faveur de la vitalité du judaïsme en commençant par inviter les Juifs eux-mêmes à admettre que leur présence en Occident ne peut se limiter à la participation des Juifs assimilés à la vie des nations.
Le judaïsme occidental était dilué et n’intéressait plus que des cercles d’érudits ; il apparaissait comme une simple curiosité, bonne pour le musée… Quant au judaïsme d’Europe orientale, d’insignes représentants de l’étude du monde juif (parmi lesquels Heinrich Graetz et Abraham Geiger) le regardaient comme résiduel et anachronique. Martin Buber va s’efforcer de faire comprendre tant au monde juif que non-juif que le judaïsme a beaucoup à dire au monde contemporain.
Le hassidisme est l’un des principaux objets d’étude de Martin Buber ; et son sionisme tire sa substance du hassidisme, le hassidisme que j’ai présenté dans une suite de quatre articles sur ce blog même :
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Le jeune sioniste militant Martin Buber juge que le hassidisme peut être une force vivifiante pour un judaïsme anémié. Le hassidisme est alors regardé comme un sympathique mélange de dévotion populaire, d’ingénuité et de sentimentalisme. Martin Buber va le confronter à la pensée philosophique occidentale afin d’en faire surgir des axes de réflexion sur lesquels l’Europe en crise pourrait prendre appui.
Martin Buber envisage cette crise à partir du schéma kabbalistique de la séparation entre le monde et Dieu. Il esquisse une réponse en se pénétrant du message central du hassidisme au sujet du pouvoir de l’homme et de sa responsabilité dans le mystère de la rédemption ; il le fait de manière à ce que la vitalité de la tradition juive puisse nourrir ses contemporains tant au niveau théorique que pratique.
Expliquer la crise de l’Occident en termes de séparation entre le monde et Dieu n’est guère original. Friedrich Hölderlin l’avait pensé et d’une manière radicale. Friedrich Nietzsche avait annoncé la ‟mort de Dieu”. Ces penseurs avaient souligné le divorce entre le sacré et le profane, un divorce tel que ces deux sphères en étaient profondément affectées. Le profane s’épuise dans une suite d’apparences éphémères : aucun idéal, aucune norme transcendante pour guider les comportements ; le sacré tourne sur lui-même au-dessus d’un monde privé de Dieu, encourageant des attitudes infantiles et des faux-semblants destinés à masquer Son absence. Pour espérer réunifier le monde, il faut commencer par dresser un état des lieux sans jamais s’en remettre à une tradition qui masque cette réalité. L’originalité de Matin Buber tient à la manière dont il envisage de réunifier ces deux mondes à partir d’une approche spécifique de la doctrine du hassidisme en particulier et de la tradition juive en général. Cette attitude conduit Martin Buber à en faire une lecture sélective, ce que lui reprochera Gershom Scholem. Franz Rosenzweig critique lui aussi Martin Buber qui présente la religion comme statique et la religiosité comme dynamique, une vision qui selon lui ne correspond pas à la réalité historique. Cette critique est portée par la dualité logée au sein du judaïsme, dualité que symbolisent le prophète Moïse et le prêtre Aaron. Cette dualité se retrouve chez Hillel et Shammai, Maïmonide et Nahmanide.
Ci-joint, un lien de Jewish Virtual Library, ‟Hillel and Shammai” :
http://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/biography/hillel.html
Ci-joint, une conférence Akadem, ‟La controverse entre Maïmonide et Hahmanide” :
Marin Buber prend la mesure de cette dualité entre approche pratique et étude théorique, de cette tension entre discours prophétique et enseignement rabbinique ; et il se propose d’extraire l’essence de la religiosité juive des décombres sous lesquels le rabbinisme et le rationalisme l’ont enfouie. Prophétisme contre rabbinisme. Mais comment le hassidisme, la religiosité hébraïque et l’esprit prophétique peuvent-ils répondre efficacement à ce divorce entre le sacré et le profane ? Martin Buber analyse la Kabbale lurianique sur l’Exil et la Rédemption et il y perçoit une idée-force : la vie et de la lumière divines dispersées attendent d’être recueillies et élevées par l’action humaine vers l’unité et l’harmonie originelles. Le hassidisme reprend cette gnose de la Kabbale et avance qu’il n’y a pas de séparation absolue entre le sacré et le profane puisqu’à tout moment de sa vie l’homme est invité à recueillir ces éclats de lumière divine pour les relever. Selon le hassidisme, tout homme, quel que soit son domaine d’activité, peut répondre à cette exigence. La rencontre du terrestre et du divin ne s’accomplit pas dans la solitude contemplative mais dans chaque acte quotidien, aussi modeste soit-il. De fait, cette attitude n’est pas propre au hassidisme, elle guide la religiosité juive qui ne se contente pas de réserver à Dieu une aire déterminée — la religion.
Si l’on considère l’ensemble des écrits du hassidisme, ainsi que nous y invite Gershom Sholem, force est de constater que pour cette doctrine on entre en contact avec la réalité divine par la vitalité du monde, une vitalité qui ne s’identifie pas au monde mais bien au contraire la repousse pour ne l’envisager que sur le plan (abstrait) de la réalité messianique. Je crois surprendre un air platonicien. De fait, Martin Buber repousse cet aspect du hassidisme qui pour lui se rapproche trop de doctrines tant religieuses que métaphysiques, étrangères au judaïsme. Pour lui, une telle attitude revient à réaffirmer la séparation entre le monde et Dieu, d’où son approche sélective du hassidisme, approche destinée à appréhender le plus simplement possible le présent dans sa plénitude. Il s’écarte du noyau doctrinal qui s’apparente au dualisme métaphysique platonicien pour une spiritualisation de la vie concrète par l’action.
Martin Buber ne célèbre pas pour autant la vie sur un mode dionysiaque. Il affirme simplement qu’il n’y a pas une réalité intérieure et une réalité supérieure strictement séparées, que l’histoire et le sacré ne sont pas distincts l’un de l’autre. Martin Buber n’est ni du côté de Nietzsche ni du côté de Saint Augustin si imprégné de doctrine platonicienne. Pour lui, l’histoire est ce qui désigne la relation entre Dieu et les hommes, dans le temps et au-delà. C’est pourquoi il s’éloigne de la conception prédominante de l’histoire, conception d’origine chrétienne puis philosophique et sécularisée, hégélienne et marxiste. Par la doctrine du Ich une Du, Martin Buber revitalise le message du hassidisme, soit une compréhension de l’histoire qui, face à l’utopie et l’eschatologie, propose à l’individu l’action prophétique, soit le pouvoir de collaborer par ses décisions et ses actions au processus historique de la rédemption.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis