Avant d’en revenir au hassidisme, il faut évoquer la mouvance du moussar (l’éthique) qui prône : ‟Écarte-toi du mal” (‟Fais le bien”) mais aussi du maguil, ce prédicateur qui allait de village en village afin d’enjoindre les Juifs à une meilleure observance des principes et des pratiques du judaïsme. Face à cette volonté d’écarter le mal, Rabbi Israël Baal Chem Tov met l’accent sur le deuxième segment de l’injonction ‟Écarte-toi du mal et fais le bien”. Chasser le mal ou faire pénétrer le bien ? Avec le hassidisme, le choix va se porter sur le deuxième segment de cette interrogation.
Rabbi Yossef Itshak Schneersohn (1880-1950), sixième Rabbi de Loubavitch.
Ainsi que l’exprime Rabbi Yossef Itshak Schneersohn, les doctrines du moussar et du hassidisme partagent fondamentalement la même conception ; mais alors que le moussar insiste sur l’insignifiance du corps et du matériel, le hassidisme insiste sur le rôle que leur a assigné Dieu en tant que réceptacle virtuel de la divinité. Le hassidisme s’efforce de faire de la matière le lieu de révélation du divin.
Le hassidisme a un rôle vivifiant à une époque où l’approfondissement de la réflexion talmudique reste la préoccupation majeure des érudits. La spiritualité juive s’anémie. Les communautés sont menacées par la routine. La tradition talmudique adjure pourtant : ‟Ne fais pas de ta prière une routine.” Mais l’exercice intellectuel s’est mis à primer sur la prière, d’où un certain dessèchement. Pour des raisons historiques qui nécessiteraient un article dans cet article, l’étude talmudique a envahi le champ du judaïsme et s’est même faite la marque d’un statut social. Le peuple a la plus grande difficulté à accéder à cette étude dont par ailleurs les femmes sont exclues. Le hassidisme va bousculer cet état de choses sans remettre en question l’importance de l’étude : il ne s’agit pas de faire du passé table rase, un mot d’ordre tout à fait étranger au judaïsme. De nombreux talmudistes ne vont pas tarder à comprendre l’influence bénéfique du hassidisme qui, ainsi, va revitaliser tout un segment du judaïsme.
Le judaïsme pratique de longe date la hakirah, soit la ‟recherche”, une discipline qui se fixe pour but de définir les grands thèmes de l’aspect mystique du judaïsme par le seul raisonnement logique. Aussi louable soit-elle, la pratique exclusive de cette discipline découple l’émotion de l’intellect, alors que la pensée juive ne se limite pas à la seule analyse rationnelle et qu’elle considère avec une même attention deux degrés distincts :
- L’appréhension du monde matériel — ‟connaissance de l’essence”. Voir le corps juridique du Talmud, avec cet attachement au quotidien sous tous ses aspects.
- L’appréhension du monde spirituel — ‟connaissance de l’existence” — avec tension vers l’abstraction.
Il s’agit de décrire ce qui existe spirituellement sans prétendre en comprendre intégralement le sens, la portée et la nécessité. La hakirah représente cette dernière démarche, la ‟connaissance de l’existence”, avec le risque d’une intellectualisation qui tournerait sur elle-même. Nombre d’érudits conscients de ce danger envisagèrent avec intérêt le hassidisme.
Le hassidisme, ainsi que l’écrit Haïm Nisenbaum, ‟se développe comme un facteur d’assouplissement de structures à la fois mentales et sociales que le temps a parfois sclérosées”, ce qui ne va pas nécessairement plaire à une certaine élite érudite soucieuse de préserver son statut socio-culturel. Redisons-le, le hassidisme ne se veut pas anti-intellectuel, en rébellion contre l’enseignement traditionnel, il veut simplement réconcilier les richesses — les vecteurs — du judaïsme. Sous son apparente simplicité, le hassidisme réintroduit donc une complexité — une richesse — oubliée. Le hassidisme est réactivation. Il invite à ‟faire plus que ce qui est strictement requis par la loi”.
L’enseignement de Rabbi Israël Baal Chem Tov parut en son temps d’une nouveauté radicale. Avec du recul — et il ne s’agit pas d’en nier la vigueur et la singularité —, on constate qu’il s’inscrit dans l’héritage. Les idées qu’il véhicule ne sont pas nouvelles, elles sont renouvelées.
Les maîtres du hassidisme ont comparé le hassidisme à de l’huile, symbole de la connaissance défini par l’expression ‟le secret des secrets”. Pourquoi ? Parce que l’huile a un caractère paradoxal : elle surnage quand on tente de la mélanger à un autre liquide et, par ailleurs, elle imprègne toute matière avec laquelle elle entre en contact : c’est là, précisément, une caractéristique d’essence. Les enseignements du hassidisme (telle une essence) ne se confondent avec rien tout en imprégnant les domaines si nombreux de la connaissance.
Redisons-le, le hassidisme s’ancre dans la tradition juive la plus classique, la plus érudite, en renouvelant une façon de vivre et en reconsidérant les rapports au divin et au monde. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ces mots de Rabbi Chnéour Zalman de Liady : ‟Le hassidisme est l’héritage du peuple juif dans son ensemble.” Le hassidisme est l’activation de l’émotion qui est en quelque sorte tirée du placard où elle avait été oubliée au seul profit de la réflexion talmudique. Avec le hassidisme, l’humble n’importe pas moins que l’érudit, d’où l’agacement de certains qui entendent protéger leur statut social.
Le hassidisme met l’accent sur l’émotion — Dieu demande le cœur. Et le cœur désigne la foi. Or, la foi qui sous-tend l’intellect entretient avec lui des relations conflictuelles, ce dernier excluant du cadre de ses analyses tout ce qui pourrait détoner. Certes, il n’y a pas conflit a priori entre la foi et l’intellect dans le judaïsme ; pourtant, l’importance accordée à l’étude (essentiellement l’aspect législatif de la Torah, soit le Talmud et ses commentaires) génère une pénible attitude qui considère que la foi est le domaine de ceux qui ont un accès limité à la connaissance, à commencer par les femmes. Le hassidisme va s’employer à effacer la brisure. Il prend note de l’importance de la réflexion tout en soulignant qu’elle se limite aux capacités individuelles, ce qui en fait un vecteur d’inégalité alors que les hommes sont égaux devant Dieu. Pour le hassidisme, l’émotion est centrale ; elle doit entraîner toute la personnalité (y compris les facultés intellectuelles) et la dilater. Mais redisons-le, le hassidisme ne prône pas l’inculture — le pire ennemi du judaïsme. Il affirme simplement que l’intellectualité a ses limites et que laissée à elle-même, elle est guettée par le dessèchement. Précisons que le hassidisme n’ignore pas le danger de promouvoir ainsi l’émotion ; c’est pourquoi il distingue la ‟folie de sainteté” (émotion ‟positive”) de la ‟folie d’impureté” (émotion ‟négative”).
La joie se rattache davantage à cette émotion ‟positive” qu’au folklore auquel on la réduit trop souvent ; elle est un élément essentiel au service de Dieu. Rabbi Nachman de Bratslav déclare : ‟C’est un acte spirituel positif de première importance que d’être toujours joyeux.” Pour le hassidisme, la joie doit être détachée de tout aléa, elle n’est pas une donnée hasardeuse mais une démarche volontariste. Sans tourner le dos à la réalité et ses contingences, le hassidisme s’en tient au postulat suivant : la joie est un élément vital du service divin ; de ce fait, elle doit présenter un aspect d’éternité sous peine de se couper de ce qu’elle désigne.
Le hassidisme combat un autre ennemi, l’orgueil. Haïm Nisenbaum écrit : ‟Le hassidisme rappelle une phrase talmudique : ‟L’homme est proche de lui-même” ou ‟Nul ne voit sa propre faute”. Mais considérer ses actes avec la même objectivité que ceux d’autrui reviendrait à saper la conscience naturelle que chacun possède de son importance personnelle, de la justesse de son comportement et de ses choix. C’est à ce second niveau, plus subtil et aux effets dévastateurs, que l’approche hassidique propose des solutions : le renoncement au sentiment auto-proclamé de sa centralité mais aussi la réorientation d’une énergie fourvoyée. L’orgueil sous toutes ses formes est traqué, y compris celui du savoir qui confère un statut social.
L’accent mis par le hassidisme sur la valeur de l’émotion va entraîner quelques excès avec notamment les disciples de Rabbi Abraham de Kalisk : à une conduite exubérante s’ajoute un mépris publiquement affiché envers les savants non hassidiques. La réaction ne se fait pas attendre : l’émotion considérée comme un but en soi est génératrice de désordre ; par ailleurs, elle est fugace lorsqu’elle s’enferme sur elle-même. La tradition juive offre une subtile synthèse et analyse des processus intellectuels et émotionnels ; elle sait que sans l’intellect l’émotion n’est qu’un feu de paille et que l’intellect sans l’émotion conduit au dessèchement.
Le hassidisme est une saine réaction contre l’intellectualisme érudit qui œuvre à son propre enfermement. Mais l’émotion ne peut prétendre occuper tout l’espace mental ; elle doit le partager avec une rationalité stabilisatrice qui loin de s’opposer à elle en reconnaît toute la valeur. Ce débat entre la place de l’approche émotionnelle et celle de la démarche intellectuelle va susciter divers courants au sein du hassidisme qui néanmoins se réclament tous d’un même corps de doctrine, héritier de Rabbi Israël Baal Chem Tov. Il n’y a donc pas schisme. Au cœur de cette doctrine, la notion de Création est envisagée comme une œuvre continue : ‟Il n’est pas d’endroit vide de Lui”. Les détracteurs du hassidisme s’empresseront d’y voir un nouveau panthéisme. Pour le hassidisme, le monde n’est qu’une modalité de l’expression divine, la Création n’est que le ‟masque” de Dieu, il nous appartient de la décrypter. Si Dieu est infini, il n’est pas que l’infini, il est aussi le fini. La Kabbale lourianique et le hassidisme à sa suite considèrent donc que Dieu peut se révéler par son immanence mais aussi sa transcendance car sous ces deux modes Il dissimule son essence qui au-delà de toute compréhension humaine réunit ces deux concepts en une entité impossible à définir. Mais alors, comment Sa création (nous) peut-elle espérer entrer en contact avec Lui ? Par l’acte rituel qui en s’inscrivant dans le quotidien efface la frontière entre le sacré et le profane. L’acte rituel est commandement et lien. Le hassidisme l’envisage comme libérateur : il n’est pas imposé de l’extérieur mais il est l’expression de la nature humaine, l’accomplissement de sa liberté.
Le talmudisme et le hassidisme insistent sur le rôle du maître, mais en renouvelant la relation de maître à disciple. Le maître s’inscrit dans cette hiérarchie spirituelle humaine et ses trois degrés principaux : le tsadik, le racha, le beïnoni. J’invite ceux qui me lisent à consulter l’étude de Haïm Nisenbaum ; pour le novice que je suis, elle est une belle introduction à ce mouvement du judaïsme trop souvent perçu sous un aspect exclusivement folklorique.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis