Cet article est une traduction-adaptation d’une publication de Virginia Page del Pozo, archéologue et amie, à laquelle j’ai consacré un article en deux parties sur le blog, soit une traduction de « Quelques souvenirs de campagnes de fouilles en Syrie par Virginia Page del Pozo » :
https://zakhor-online.com/?p=16502
https://zakhor-online.com/?p=16524
Plus précisément, l’article qui suit (intitulé « Caracterización de la necrópolis de El Cigarralejo ») est une traduction-adaptation d’un article publié dans le catalogue « Imágenes de la memoria – El legado fotográfico de don Emeterio Cuadrado Díaz » sous-titré « Caracterización de la necrópolis de El Cigarralejo ».
Virginia Page del Pozo, archéologue, spécialiste du monde ibérique.
El Cigarralejo est l’un des ensembles archéologiques ibères les plus emblématiques de la péninsule ibérique. Il est constitué de trois éléments, une organisation qui devait être celle de tous les peuplements d’une certaine importance, soit : la zone de peuplement / la nécropole / le sanctuaire. Cet ensemble fut le premier du genre à être fouillé avec une rigueur scientifique grâce à Emeterio Cuadrado Díaz, la nécropole plus particulièrement. Emeterio Cuadrado Díaz a ainsi contribué à enrichir considérablement notre connaissance des Ibères dans le Sud-Est de la péninsule. El Cigarralejo est l’une des rares nécropoles à avoir été fouillées sans interruption et avec rigueur durant quarante ans. Emeterio Cuadrado Díaz lui a consacré plus d’une centaine d’études, la plupart pionnières quant au rituel funéraire des Ibères, leur spiritualité, la typologie des sépultures et de l’espace funéraire. Parmi ses multiples études : la céramique ibère et d’importation, l’armement, les fibules, les boucles de ceintures, etc. Ces publications qui pour certaines ont plus de cinquante ans restent des références.
Le complexe ibérique de El Cigarralejo, Murcia.
Le matériel archéologique extrait de cette nécropole est à l’origine de la formation du Museo de Arte Ibérico El Cigarralejo, situé à Mula, dans la province de Murcia, et installé dans le palais du XVIIIe siècle du marquis de Menahermosa.
Le site archéologique de El Cigarralejo se trouve à environ cinq kilomètres de ce musée situé au cœur de la petite ville de Mula. Il est implanté sur la rive droite du río Mula (affluent du río Segura) et relié à d’autres sites ibères le long de ce río que longeait une voie romaine. L’espace qui entoure cette nécropole est désertique dans ses parties hautes mais cache dans ses replis de belles plantations.
La nécropole de El Cigarralejo est découverte fortuitement en 1946 par un paysan alors qu’Emeterio Cuadrado Díaz conduit la dernière des trois campagnes de fouilles sur le sanctuaire. En 1947, il commence à fouiller la nécropole et ne s’arrêtera qu’en 1988. Il finance personnellement ces fouilles jusqu’en 1984 avant de recevoir une aide de la Comunidad Autónoma de Murcia.
Dès le début des travaux, il fait construire une petite maison pour celles et ceux qui travaillent sur la nécropole, nettoient et inventorient le matériel extrait. Il lui arrive ainsi qu’à sa femme Charo d’y passer la nuit afin de s’épargner le pénible chemin du retour vers Mula. Cette petite maison finira par être appelée « Hotel Necropol ».
Au cours de ces années, Emeterio Cuadrado Díaz fouille 547 sépultures (crémation) avec leur mobilier (ajuar) d’une grande diversité. Aujourd’hui, les limites Nord, Est et Ouest de ce périmètre sont parfaitement délimitées ; reste à en explorer la limite Sud.
La nécropole de El Cigarralejo est implantée sur un versant tout proche de la zone de peuplement et a priori sous le vent (sotavento) afin d’éviter que l’odeur des crémations ne vienne incommoder les habitants. Cette zone avec son entrée n’ayant pas été fouillées, nous ignorons le rapport précis entre elle et la nécropole.
Cette nécropole a une superficie fort réduite, moins de 1 200 m2 pour 547 sépultures. Il s’agit donc d’un espace fort encombré avec superpositions de sépultures. On a relevé à certains endroits jusqu’à huit niveaux d’inhumation. Pourquoi ? Dès ses débuts le périmètre de cette nécropole semble avoir été défini, avec des sépultures tumulaires disposées un peu partout, bien visibles, mais sans axe de circulation précis à l’intérieur de l’espace ainsi déterminé. Les espaces laissés libres seront vite occupés par des sépultures plus modestes. Comment expliquer cette évolution ? Autre question : pourquoi les sépultures n° 352 et n° 357 ont-elles été partiellement détruites pour aménager la sépulture n° 277 alors qu’il restait des espaces libres susceptibles de l’accueillir ?
Le rite funéraire des Ibères par excellence est la crémation, à une température comprise entre 650 et 700° C. Le défunt est vêtu et paré, accompagné d’objets représentatifs de son statut, des armes par exemple. La crémation achevée, les cendres encore chaudes sont versées dans une urne qui est placée dans la sépulture. Les ossements sont recueillis sans trop de soin et en certaines occasions (mais peut-être toujours) sont enveloppés dans une fine étoffe de lin.
Le Musée El Cigarralejo, Mula (Murcia).
L’association cruche (jarra) et « braserillo », ou cuvette (palangana) en bronze, fréquente dans le mobilier funéraire du Tartessos et de l’Ibérico Antiguo, correspond pour nombre de chercheurs à un rituel de lustration et de libations sacrées ou profanes au cours de banquets aristocratiques.
Les sépultures sont généralement constituées d’une petite excavation rectangulaire, ovale ou carrée. Certaines de ces excavations (hoyos) sont recouvertes de pierre et de chaux et leurs parois sont enduites d’une argile rougeâtre. Les cendres sont directement déposées dans l’excavation ou bien dans une urne ensuite placée dans l’excavation. Le mobilier, d’importance diverse selon le défunt, est placé soit à l’intérieur de l’urne soit autour d’elle. Dans presque tous les cas, les armes sont délibérément rendues inutilisables avant d’être placées dans les sépultures. Par ailleurs, l’archéologie a mis en évidence l’existence de cénotaphes dans lesquels des pierres placées dans des urnes remplacent les ossements.
Certaines cérémonies étaient accompagnées de libations et de défilés militaires, ainsi que semblent le montrer des représentations peintes ou sculptées. Dans la nécropole de El Cigarralejo une différenciation apparaît clairement : des sépultures simples sans couverture identifiable ; d’autres avec tumulus carré ou rectangulaire constitué de briques crues (adobe) et de pierres maintenues par de l’argile (barro), des tumuli à la typologie variée, à un ou plusieurs degrés, surmontés d’une petite construction en adobe. Le périmètre de ces sépultures va d’un mètre à sept mètres de côté.
Emeterio Cuadrado Díaz (1907-2002)
Emeterio Cuadrado Díaz a établi jusqu’à vingt-quatre variantes de tombes tumulaires, majoritairement de forme quadrangulaire, d’un à trois mètres de côté et pourvues d’une couverture de pierre d’une épaisseur maximale de trente centimètres. Les tombes des femmes ont une structure lapidaire généralement plus réduite. Il y a toutefois des exceptions comme les sépultures n° 133 et n° 202. Ces sépultures tumulaires ont été disposées suivant une orientation quasi similaire en s’adaptant à la topographie. Tout laisse supposer qu’il n’y a pas eu de planification quant à l’aménagement de cet espace. Les dimensions des tumuli se sont réduites au cours des IIIe et IIe siècles av. J.-C., il n’y pas eu pour autant une diminution de la richesse du mobilier funéraire. Dans les premiers temps de cette nécropole, la sépulture pouvait être surmontée d’un petit monument polychrome sculpté dans de la pierre calcaire. Il y aurait eu environ six de ces monuments appelés « pilares-estela ». On le sait grâce à la découverte de fragments d’animaux sculptés, essentiellement des chevaux, des lions et des oiseaux, sans oublier quelques représentations anthropomorphes, comme la « Dama de El Cigarralejo ». Au cours des générations, et suite à des changements sociaux, ces « pilares-estela » ainsi que toute la statuaire funéraire ibère furent détruits et leurs fragments réutilisés pour édifier d’autres tumuli.
Il semblerait que cette nécropole n’ait accueilli qu’une certaine classe de défunts, membres des élites sociales. En effet, le nombre des inhumations n’était pas en rapport avec le nombre d’habitants de la zone de peuplement qui aurait pu atteindre les cinq cents habitants.
Les fréquentes juxtapositions de sépultures ont aidé les chercheurs à établir une chronologie tant absolue que relative des inhumations par combinaison de la stratigraphie et des dates fournies par l’abondante céramique d’importation présente dans le mobilier funéraire. Cette chronologie s’établit du premier quart du IVe siècle av. J.-C. à la fin du IIe siècle av. J.-C., la majorité des inhumations datant du IVe siècle av. J.-C. Il est toutefois possible que d’autres sépultures, plus récentes, plus en surface donc, aient disparu au cours du temps, notamment pour cause de travaux agricoles.
Du temps d’Emeterio Cuadrado Díaz, les analyses osseuses n’étaient pas aussi concluantes ; aussi attribua-t-il systématiquement les sépultures avec armes à des hommes et les sépultures avec bijoux et objets utilitaires (notamment en relation avec les travaux de tissage) aux femmes, une classification qui ne s’avérera pas si pertinente. De nombreuses sépultures restèrent indéterminées car vides de tout objet susceptible d’orienter les recherches.
La plus célèbre des sculptures ibériques, la Dama de Elche.
Sur les 350 sépultures décrites par Emeterio Cuadrado Díaz, 183 ont été classées, 105 sépultures d’hommes, 74 sépultures de femmes et quatre sépultures doubles.
Dans le mobilier funéraire de l’Ibérico Pleno (IVe siècle av. J.-C.) on trouve : des céramiques tournées à décors géométrique, des armes, des fibules de La Tène, des céramiques attiques à figures noires et à figures rouges, de la vaisselle, de petits objets personnels tels que des colliers, des fusaïoles (fusayolas), soit des anneaux éléments du fuseau, etc. Dans ce mobilier, l’association armes / céramiques et autres objets d’importation est fréquente, y compris dans les sépultures au mobilier réduit. Tous ces objets permettent de rendre compte d’un statut social et d’un patrimoine ainsi que le fait remarquer le professeur Fernando Quesada.
A la Baja Época, le mobilier funéraire de El Cigarralejo est dépourvu de céramiques grecques ; elles sont remplacées par des céramiques également d’importation, proto-campaniennes et campaniennes, élaborées dans la péninsule italique. Le mobilier funéraire permet donc de déterminer le rang social du défunt et son patrimoine, il permet également de dater les sépultures. On note parallèlement une diminution du nombre d’armes et une augmentation des unguentariums (des fioles fusiformes destinées à conserver des parfums). On note également la présence de quelques céramiques romaines à paroi fine et de céramiques grecques d’Ampurias. Quant à la céramique ibère traditionnelle, sa décoration peinte, tant géométrique que végétale, se simplifie tandis que la figuration s’affirme. Les éléments de parure et les vases rituels (pebeteros) se font plus rares tandis que les fioles à parfum (ungüentarios) d’importation et locales restent bien présentes. Les tombes tumulaires à caractère monumental surmontées de « pilares-estela » ou de sculptures en ronde-bosse disparaissent. D’une manière générale, on note une diminution tant quantitative que qualitative du mobilier funéraire qui par ailleurs s’uniformise.
Dans la bibliographie scientifique, des chercheurs ont mesuré l’« indice de richesse » à l’importance quantitative du mobilier. D’autres propositions plus affinées ont été avancées, comme celle du professeur Fernando Quesada pour qui cet indice se calcule en fonction de la qualité des éléments du mobilier funéraire, avec pièces d’importation ou difficiles à acquérir, mais aussi à partir de l’importance de la partie apparente de la sépulture. Autre proposition, celle du professeur Juan Blánquez selon lequel il convient de différencier dans le mobilier funéraire les objets ayant servi au rituel funéraire des objets strictement personnels.
Les urnes destinées aux cendres (urnas cinerarias) sont présentes dans 46 % des sépultures, toutes périodes confondues. Elles sont dans la plupart des cas placées verticalement. Le mobilier funéraire est disposé autour et à l’intérieur des urnes. Emeterio Cuadrado Díaz évoque l’existence de deux rites : l’un « destructeur », qui dura jusqu’aux débuts du IIIe siècle av. J.-C., l’autre « conservateur », plus tardif, période au cours de laquelle le mobilier funéraire était soigneusement disposé autour de l’urne. Dans un même temps, les pavages (encachados ou empedrados irregulares) tumulaires se firent plus rares et leurs dimensions se réduisirent.
Une tombe ibérique (Pozo Moro)
Après étude des sépultures ibères, nous pouvons conclure que cette société était fortement hiérarchisée, avec structure sociale de type pyramidal, royal ou princier. Les monuments funéraires avec sculptures (surmontant les « pilares-estrela ») devaient constituer l’un des symboles les plus appréciés du statut social et politique.
La destruction volontaire de ces monuments pourrait avoir des causes politiques : conquêtes, changement de dirigeants, conflits sociaux, etc. On sait que les tribus ibères étaient en luttes constantes entre elles. La disparition de l’élite guerrière pourrait expliquer la destruction de ces monuments mais aussi l’arrêt de leur construction.
Nous devons pour l’essentiel la connaissance de la nécropole de El Cigarralejo aux travaux d’Emeterio Cuadrado Díaz. Il est l’auteur de nombreuses études publiées dans des revues. Il a par ailleurs donné de nombreuses conférences au cours de congrès nationaux et internationaux. Ses travaux ont été magistralement réunis dans un livre publié dans la Bibliotheca Praehistorica Hispana (BPH) avec ces 350 sépultures. Une trentaine d’années plus tard, ses travaux figurent encore parmi les plus importantes références au sujet des nécropoles ibères, des références incontournables pour tous ceux qui étudient la Cultura Ibérica.
La nécropole de El Cigarralejo n’a pas été totalement fouillée comme nous l’avons dit, et la zone de peuplement ne l’a pas été ou à peine. Ces fouilles permettraient une avance notable dans la connaissance non seulement de El Cigarralejo mais aussi du monde des Ibères de la Contestania (Sud-Est de la péninsule ibérique) de l’intérieur, des rapports que les établissements ibères entretenaient entre eux ; par ailleurs, elles permettraient peut-être même de découvrir une autre nécropole attenante à El Cigarralejo, à sa zone de peuplement.
Le matériel archéologique extrait par Emeterio Cuadrado Díaz est toujours étudié et les avancées technologiques permettent d’affiner la chronologie et la connaissance des rituels funéraires qui se sont déroulés dans cette nécropole.
Olivier Ypsilantis