Juan Miguel voulait faire une surprise aux amis, une surprise particulièrement agréable pour Gonzalo qui, en compagnie d’Abbas et Mahmud, sans oublier Ingrid (ethnologue spécialisée en arabe, inscriptions syriaques et contes populaires de la région), rendait visite à des voisins arabes dont le maire. Ainsi pourraient-ils les honorer. Il est vrai que nous gardions à la mission la charcuterie afin de ne pas offenser nos hôtes. Une vingtaine de jours après mon arrivée nous entamâmes le « lomo de iguana », découpé en tranches très fines, quasi transparentes, afin de faire durer le plaisir. Nous prenions soin de le faire circuler méthodiquement afin d’éviter que des gourmands ne s’empiffrent au détriment des autres.
Un jour, Ricardo l’architecte (il avait été chargé d’établir un projet de restauration du château de Qalad Nayin) arriva de l’aéroport avec une boîte d’After Eight. C’était son premier voyage en Syrie. Nous étions comme des vautours devant ces douceurs et en nous voyant ainsi il nous exprima son regret de ne pas avoir acheté plus de produits européens.
Mais j’en reviens à mon voyage. Il dura exactement vingt-quatre heures. A six heures du matin, nous avons pris un petit autobus qui nous conduisit à l’aéroport d’Alicante pour l’avion de Madrid, puis Damas via Frankfurt. Nous arrivâmes dans la capitale syrienne peu avant minuit où nous attendaient Gonzalo, Rocío (l’interprète), Mahmud (le chauffeur) et Dina, la commissaire imposée par le Gouvernement syrien afin de contrôler tous nos mouvements et qui nous accompagnera jusqu’à la fin de nos campagnes de fouilles. Elle deviendra une amie. Nous resterons en contact avec elle jusqu’au début de la guerre en Syrie. La dernière nouvelle que j’eus d’elle fut son départ pour les États-Unis avec son mari et sa fille.
Fatigués mais plein d’entrain, nous prîmes le chemin de Qaraq Qusaq, près de Manbij, à environ une heure et demie d’Alep. Durant tout le voyage, Rocío m’instruisit et me communiqua des informations sur le pays et ses coutumes, la vie quotidienne à la mission où, me dit-elle, je devais me sentir comme chez moi. Après une halte dans un bar routier en très mauvais état et plein de militaires, nous poursuivîmes jusqu’à la mission et arrivâmes au moment où l’équipe s’apprêtait à partir au travail.
Il faisait encore nuit. Peut-être les premiers rayons de soleil commençaient-ils à poindre. Je ne me souviens plus. Je dormais debout. Je me souviens que deux ou trois ampoules qui pendaient à des murs au bout de leur fil étaient allumées. Présentations rapides. Je ne désirais qu’une chose, dormir profondément durant quelques heures ; et je marchai à pas rapides vers ce qui allait être ma chambre, celle qu’occupaient mon mari, Dani et Gonzalo.
La veille de mon arrivée, on avait prévu la construction d’un puits afin de ne pas avoir à aller quotidiennement chercher l’eau au fleuve et la transporter dans de gros bidons en plastique jusqu’à la mission où leur contenu était transvasé dans des réservoirs installés sur le toit. Les Bédouins avaient la chance d’avoir un âne, nous n’en avions pas et il nous fallait transporter ces bidons sur nos épaules. Excellent exercice pour se maintenir en forme mais aussi pour favoriser la hernie discale et le lumbago. Du limon fut extrait du puits et s’entassait tout autour de manière irrégulière sur la terre desséchée, un produit magnifique pour enduire les murs intérieurs et extérieurs des maisons d’adobe. Durant deux jours, les voisins n’arrêtèrent pas d’aller et venir avec des brouettes et des récipients divers pour se servir et arranger leurs maisons. Ils ne laissèrent sur le terrain pas un gramme de ce sédiment. Habituellement, ils le recueillaient sur les berges de l’Euphrate, surtout lorsqu’un engin en retirait des pierres ou des cailloux. Ils se précipitaient alors sur les trous laissés pour creuser plus encore et en retirer ce précieux matériau. Après le creusement de ce puits, j’eus beau nettoyer mes chaussures plusieurs fois avec du détergent et me baigner sans les quitter, je ne pus en ôter cette couleur blanchâtre qui s’était incrustée en elles.
Après un repos bien mérité, nous nous dirigeâmes en compagnie de Mahmud vers Tell Hamis afin que je puisse analyser le sarcophage et préparer le matériel nécessaire à sa consolidation puis son extraction et son transport. La chaleur était insupportable, avec cette sensation d’avoir la bouche et la gorge desséchées, une sensation qui me gagnait jusqu’à l’entrée de l’estomac ; et je n’ai pas de mot pour rendre sensible ce vent qui ne cessait de souffler, un vent doux et continu, chargé d’un sable extrêmement fin et qui, je le dis sans pudeur, entrait vraiment partout, en dépit des vêtements, du foulard, des gants, etc. Ce sable m’entrait dans les yeux, les irritait et n’arrêtait pas de me faire pleurer. A ce désagrément s’ajoutait une douleur chronique à l’épaule due à une hernie discale, douleur accentuée par un long voyage et le manque de repos, ce qui me fit envisager avec anxiété et honte que je ne serais probablement pas capable de supporter les rudes conditions de travail et de vie. Mais les génies sont à l’occasion généreux et après deux nuits de repos et à force de pleurer, expulsant ainsi les grains de sable, je m’habituai sans peine à cette routine.
Par manque de financement, nous n’avons pu engager le cuisinier qui avait travaillé pour la mission. Afin de pallier ce manque, Gonzalo organisa des équipes de deux personnes choisies parmi nous, l’une ayant des notions de cuisine et l’autre lui servant de marmiton. Ces équipes devaient préparer les petits-déjeuners pour tous, une demi-heure avant le départ pour le travail, puis le déjeuner et de dîner. A cette préparation s’ajoutait la vaisselle.
Dans l’équipe, j’étais la cuisinière et mon marmiton était Dina. Elle ne savait pas cuisiner mais, surtout, elle était continuellement en visites protocolaires en compagnie de Gonzalo avec lequel elle revenait juste à l’heure des repas. Il lui arrivait même de ne pas revenir car elle devait effectuer de nombreux voyages au marché d’Alep ou de Serryn. La Syrie était alors un État policier où, pour se déplacer d’une ville à une autre, il fallait solliciter toutes sortes de documents au commissariat. Ainsi, chaque fin de semaine, avant de partir en excursion, nous devions passer du temps dans la paperasserie. Mais lorsque nous les remettions aux nombreux postes frontières, les soldats n’y prêtaient guère attention et les plaçaient en haut de véritables montagnes de papiers. Une fois, nous vîmes même un jeune soldat prendre à pleines mains ces papiers et les jeter dans un bidon placé à côté de son poste avant d’y mettre le feu. Que d’heures perdues pour de supposés contrôles ! Sans commentaires !
La batterie de cuisine était fort modeste, plus modeste que tout ce qu’on peut imaginer, les couteaux ne coupaient même pas et il n’y avait que deux feux de format moyen avec lesquels il fallait nourrir seize à dix-huit personnes. Un véritable défi ! La nourriture était peu variée mais elle était proposée en quantité avec produits de la saison : riz, lentilles, pois chiches, pommes de terre, pâtes, tomates, oignons, carottes, concombres, haricots, œufs, yaourt, thon, charcuterie (« lomo de iguana »), confiture d’abricots, pain (pita), galettes de sésame et, bien sûr, du thé. Les fruits : pommes et pastèques. Si quelqu’un avait des problèmes d’estomac, on se procurait des bananes (très chères). On achetait à l’occasion à Manbij du poulet grillé et, parfois, la femme d’Abbas, Guarda, nous préparait des boulettes de viande hachée accompagnées de boulgour. Abbas s’amusait à placer dans l’une d’elles une bonne dose de sel et la cachait au milieu des autres. Lorsque l’un de nous croquait dedans, courait cracher sa bouchée et se laver la bouche, Abbas était aux anges. Mais un jour, ce dernier engouffra l’une de ses boulettes bien salées par mégarde, ce qui provoqua un fou rire général et le mit en colère.
Mon incorporation à l’équipe archéologique de Murcia fut déclenchée par l’apparition au cours de la précédente campagne de fouilles d’un sarcophage hellénistique en céramique ainsi que je l’ai dit, un sarcophage qui avait été réenterré afin d’être protégé. En le redécouvrant, on le trouva brisé en nombreux morceaux et les morceaux dont on se saisissait se fragmentaient à leur tour. Mon travail pour cette première campagne de fouilles consistait à conditionner l’ensemble afin que nous puissions l’extraire et le porter à la mission, d’un bloc, en attendant de le restaurer l’année suivante.
Tout fut très compliqué et dès le début :
Faire venir d’Espagne le polyuréthane expansé, indispensable à la protection du sarcophage au cours de son extraction et son transport. Au début, la police syrienne refusa l’entrée dans le pays des bidons contenant ce produit. Après deux voyages de notre village à la capitale, la pauvre interprète, Rocío, fondit en larmes considérant notre impuissance en dépit des reçus parvenus à la douane et à notre nom, avec les références du laboratoire en bonne et due forme. Ses pleurs finirent par attendrir le cœur de l’administration qui nous autorisa à emporter le précieux produit.
La caisse en bois que nous avions commandée à Manbij était trop grande pour que nous puissions remplir les vides entre le sarcophage et cette caisse et, ainsi, empêcher qu’il ne bouge ; et nous dûmes trouver toutes sortes de subterfuges afin d’économiser un peu de ce précieux produit : des seaux, des sacs en plastique remplis de diverses choses, etc.
La colle Imedio dut être remplacée par de la colle UHU, ce qui ne donna pas des résultats vraiment satisfaisants.
L’odyssée pour acheter à Manbij des litres d’acétone afin d’élaborer la colle, couvrir de gaze le sarcophage et, ainsi, maintenir correctement les fragments entre eux.
Je pourrais ajouter que, suite à une inattention de ma part, l’un de nos ouvriers vola de très efficaces ciseaux espagnols que j’utilisais pour couper la gaze. A partir d’alors nous dûmes faire usage (avec une efficacité douteuse) de ciseaux d’écoliers genre Todo a 100, les seuls que nous ayons pu nous fournir.
Le moment phare fut sans aucun doute celui de l’extraction et du transport du sarcophage à notre mission.
Une petite avancée. Nous restâmes tout l’après-midi et le soir sur le champ de fouilles en nous efforçant d’avancer le travail. Dina (la commissaire du Gouvernement syrien pour notre mission) puis le reste de l’équipe arrivèrent sur le champ de fouilles vers deux heures du matin alors que nous avions terminé de protéger et d’extraire le sarcophage. Ces heures de la nuit avaient permis au polyuréthane de prendre lentement et de ne pas s’affaiblir pour cause de chaleur excessive. A défaut d’une tenue protectrice, nous avions improvisé en nous couvrant les bras et les mains de sacs en plastique maintenus par des rubans adhésifs. Nous portions également des masques. Aux garçons de l’équipe s’étaient adjoints quelques curieux qui ne comprenaient vraiment pas ce que nous faisions là à une telle heure et, plus généralement, ce que nous faisions.
Nous avions dégagé la terre de part en part sous le sarcophage tout en l’étayant. Le sarcophage avait des dimensions telles que la longueur de nos bras tenant un pic suffisait à peine à le dégager de la terre. Ajoutez à ces difficultés l’émotion que donnaient l’obscurité à peine trouée par la lumière famélique du groupe électrogène et la crainte de voir surgir une bestiole aussi redoutée que le scorpion ou l’« acra », un nom qui suffisait à nous donner la chair de poule. Il faut dire que chaque année, dans notre petit village, quelque dix enfants mourraient à cause des scorpions. Et je n’évoquerai pas d’autres bestioles dignes des films de Steven Spielberg. L’opération se déroula cependant sans incident et nous pûmes retirer le sarcophage sans provoquer la moindre cassure. Le polyuréthane avait mis le temps calculé à se durcir. De solides garçons chargèrent, transportèrent et déposèrent la caisse dans la camionnette de la mission. La restauration du sarcophage était laissée pour l’été suivant.
Avec cette technique novatrice employée pour extraire d’un bloc des pièces archéologiques d’un format considérable, je fus invitée à écrire un manuel de restauration destiné à être traduit en arabe et publié par l’Instituto Cervantes de Damas. Je mis toute l’année suivante à l’élaborer ; et je crains qu’il ne dorme encore dans une imprimerie de Beyrouth. Cette même année, je travaillai également avec une équipe à la restauration et muséalisation du sarcophage au Musée national d’Alep, ainsi qu’à celles du trésor fondateur d’un temple de l’Âge du Bronze, composé de plus de cent objets : coquillages, alabastres, etc., ce qui nous obligea à réaliser un moule de chacun d’eux. Les originaux furent destinés à une exposition permanente au Musée national d’Alep qui reçut également une réplique en plâtre ou en résine de chacun d’eux. En Espagne, nous pûmes rapporter les moules et quelques pièces de céramique incomplètes. Le tout fut déposé à I.P.O.A. (Instituto del Próximo Oriente Antiguo), dépendant de la Universidad de Murcia, et servirait aux professeurs et élèves pour des travaux pratiques et des expositions temporaires sur La Misión Española de Arqueología en Siria.
Peut-être vaut-il la peine d’évoquer quelques-unes de nos aventures. La première, lorsque les garçons louèrent une barque en laiton (toutes les barques étaient en métal et à fond plat, ce qui les faisait ressembler à de grosses boîtes de conserve) pour visiter les grottes avec inscriptions. Le propriétaire de la barque n’avait pas bien calculé la quantité de combustible nécessaire pour l’aller-retour. Arriva ce qui devait arriver : le moteur s’arrêta et le courant poussa la barque de l’autre côté du fleuve. Ses occupants ne pouvaient pas l’abandonner par crainte du vol – elle était essentielle pour son propriétaire. Sur les indications de ce dernier, tous se mirent à l’eau pour la faire passer de l’autre côté, dans l’obscurité et en luttant contre le courant, en s’aidant des îlots et pierres qui affleuraient. Les eaux de l’Euphrate étaient très froides ; de plus, elles cachaient de très nombreux trous et Jesús, notre photographe, tomba presqu’aussitôt dans l’un d’eux. Son frère, José, le topographe, se précipita sur lui et le tira par les cheveux. Jesús était en hypothermie et ne réagissait plus. On finit par le placer dans la barque, en s’efforçant de le réanimer tout en continuant à la pousser vers l’autre berge. Parvenue sur l’autre berge, l’équipe laissa la barque à son propriétaire et demanda l’asile dans une petite maison d’adobe des environs. Le spectacle était inhabituel pour ces Bédouins, avec ces étrangers tapant à leur porte, tard dans la nuit, trempés et à moitié nus – ils avaient enveloppé Jesús dans leurs chemises. Les Bédouins firent honneur à leur tradition d’hospitalité et leur offrirent du thé chaud. A la mission, nous étions inquiets (il n’y avait alors pas de téléphones mobiles) ; aussi nous les accueillîmes avec soulagement. J’avais préparé une soupe odorante et savoureuse qui acheva de les réconforter.
L’autre aventure survint l’année suivante, une aventure elle aussi en rapport avec l’Euphrate. Le débit de l’Euphrate avait considérablement augmenté, faisant de Tell Qaraq Qusaq une petite île. Nous voulions y accoster pour voir dans quel état se trouvaient les fouilles archéologiques après trois années d’inactivité – la dernière campagne remontait à l’an 2000. A cet effet, nous prîmes contact avec un Bédouin. Nous ne voulions en aucun cas tenter l’opération de nuit mais tôt le matin, ce qu’il accepta sans problème. Il nous attendait avec sa barque à l’heure convenue. Nous montâmes tous à bord puis il nous informa qu’il n’avait pas de carburant. Nous lui donnâmes que l’argent. Il disparut. Après un moment qui nous sembla une éternité, il réapparut avec un garçon portant précautionneusement et à deux mains un grand sac en plastique transparent plein d’essence. Nous sortîmes tous de la barque. Il ouvrit le bouchon du réservoir mais le sac étant bien trop grand pour pouvoir faire couler le précieux liquide, le gamin, sans y penser à deux fois, y donna dans un coin un coup de dent faisant ainsi un petit trou par lequel s’écoula un filet d’essence que l’homme dirigea au-dessus de l’orifice. Nous partîmes avec une heure de retard et arrivâmes sur le lieu des fouilles au coucher du soleil, lorsque le ciel commençait à prendre une belle teinte rougeâtre. Le Bédouin nous dit quelque chose d’incompréhensible et disparut avec sa barque, laissant six Espagnols perplexes sur un îlot séparé de cinq cents mètres de la berge par des eaux glacées, parcourues de forts courants, avec un peu partout de dangereux trous. Nous mîmes à profit ce temps pour prendre des photographies et explorer l’endroit. Alors que la nuit était tombée, notre Bédouin réapparut avec sa barque, ses filets et le produit de sa pêche : il était pêcheur et avait simplement mis à profit notre expédition pour attraper du poisson.
Nous avons visité Tell Qaraq Qusaq une fois encore, en 2008, et avec le même homme. Nous n’avons pas eu de problème avec lui mais avec les militaires qui surveillaient l’unique pont du secteur sur l’Euphrate. Alors que nous débarquions, ils nous attendaient leurs armes pointées sur nous en criant « Que faites-vous ici ? » Nous avions la chance d’avoir un guide local qui sût les calmer et nous sortir d’une situation désagréable. Tout se passa si vite que je n’eus pas de temps d’avoir peur ni même de réaliser que ces soldats, presque des enfants, nous pointaient avec de vraies armes et que nous n’étions pas dans un film.
Nous nous rafraîchissions chaque jour dans le fleuve, généralement l’après-midi, parfois plus tôt, au plus fort de la chaleur lorsqu’elle était vraiment suffocante. La première année, des archéologues se baignèrent en maillot de bain ; mais considérant l’émoi causé parmi les villageois, les hommes surtout, le maire (murtal) prit contact avec le responsable de ce groupe d’archéologues, Gonzalo Matilla Seíquer, afin de lui faire savoir que ce genre de comportement ne devait en aucun cas se répéter. A partir de ce moment nous dûmes tous, à commencer par les femmes, nous baigner habillés (bluejeans et chemisettes). L’avantage est que tout en nous rafraîchissant nous savonnions et rincions nos vêtements directement sur nous. Ils étaient secs en dix minutes et, ainsi, nous nous économisions des efforts.
Le poisson de l’Euphrate est de grande taille, fade et avec d’énormes arêtes. Des pêcheurs utilisent des filets mais, en général, ils font usage de la dynamite. Le pêcheur sur l’Euphrate emporte avec lui de petites cartouches qu’il allume et lance dans la direction des poissons sitôt qu’il en aperçoit à sa portée. Il ne recueille que ceux qui n’ont pas été trop endommagés par l’explosion. Notre garde, Abbas, nous rapporta, mort de rire (?!), que l’un de ses voisins avait mis trop de temps à lancer sa cartouche et qu’il s’était arraché la main.
Lorsque nous faisions le plein, que ce soit en taxi ou avec la camionnette de la mission, il n’était pas interdit de fumer et, de fait, presque tout le monde fumait. Par ailleurs, on laissait généralement le moteur tourner. De plus, le propriétaire du véhicule (avec éventuellement l’aide des passagers) le secouait violemment, y compris à coups de pied, afin de – théoriquement – faire entrer plus de carburant dans le réservoir. Nous ne descendions pas du véhicule et nous convainquions (avec des rires nerveux) que si une explosion se produisait, peu importait que nous fussions à l’intérieur ou à l’extérieur. Dans le même genre, nous avons pu observer leur façon de manipuler les bonbonnes de gaz dans les rues en pente : ils les laissaient rouler, sans presqu’aucun contrôle.
Nous recevions parfois la visite d’archéologues et de membres d’autres missions étrangères, Japonais, Belges, etc., et plus souvent de Catalans qui se trouvaient à peu de kilomètres de notre mission. Lorsqu’ils s’aperçurent que nous avions des toilettes, ils n’hésitèrent pas à venir à pied nous saluer et… satisfaire leurs besoins naturels. Plaisanterie mise à part, il était toujours agréable de recevoir des visites, toutes inattendues puisqu’il leur était impossible de nous avertir. On commentait les nouvelles découvertes sur les champs de fouilles. Il nous arrivait de prendre le thé accompagné de galettes au sésame et au miel (peut-être est-ce la nourriture qui me manque le plus) tout en partageant des anecdotes survenues dans notre entourage et polémiquant afin de savoir laquelle était la plus divertissante ou la plus étrange pour notre mentalité d’Occidentaux.
Quelques-unes de ces anecdotes. L’ouvrier qui avec sa paye se cherche une nouvelle épouse. Celui qui se rend en fin de semaine à Serryn où des prostituées kurdes proposent différents services selon l’âge du client ou selon qu’il est marié ou célibataire. Les problèmes gastriques dus à l’eau ou aux nourritures si épicées. L’ouvrier piqué par un scorpion qu’il a fallu emmener en urgence chez un médecin, à Serryn, à cinq kilomètres de notre village. L’homme qui a fait irruption en pleine la nuit, angoissé parce que sa femme accouchait alors que l’enfant se présentait par le siège. La sage-femme avait déclaré qu’elle ne pouvait rien faire. A ce propos, je me souviens que nous avions placé en toute hâte des matelas à l’arrière de la fourgonnette, avec le mari, Gonzalo et notre interprète Rocío, et avions foncé à Manbij afin de faire pratiquer une césarienne, les frais d’hospitalisation étant à la charge de la mission. L’opération s’était passée sans problème et, le lendemain, le père tout ému nous apporta un poulet rôti et une boîte de bonbons. Il me faut préciser que lorsqu’on veut honorer quelqu’un dans cette région, on lui sert un poulet rôti. Quant aux bonbons, ils étaient un luxe presqu’inconnu qu’il fallait acheter à Manbij.
Lorsque la chaleur est suffocante, les familles dorment à la belle étoile sur une structure en métal ou en bois où elles disposent sommiers et couvertures. Cette plateforme est pourvue d’une petite barrière afin que les enfants ne tombent pas. Pourtant, un jour, le petit d’Abbas tomba. Je me souviens de l’angoisse de la mère, Guarda, pensant à la correction que son mari allait lui donner pour sa négligence. José et Jesús s’occupèrent de l’enfant dont la blessure laissait quasiment voir le crâne. Le petit qui n’avait que trois ans ne se plaignit même pas lorsqu’ils lavèrent et désinfectèrent la blessure avant de placer des points de suture. Des larmes coulaient parfois sur ses joues mais pas une plainte ne lui échappa.
Lorsque la chaleur est suffocante, les familles dorment à la belle étoile sur une structure en métal ou en bois où elles disposent sommiers et couvertures
Olivier Ypsilantis