L’édition de 1944 aux Éditions Albin Michel
J’ai appris l’existence de ce livre écrit par le fils de Tristan Bernard, Jean-Jacques Bernard (1888-1972), par une note en bas de page insérée dans ‟Un journaliste juif à Paris sous l’Occupation – Journal 1940-1942” de Jacques Biélinky. Le livre de Jean-Jacques Bernard est important pour la mémoire historique. Il relate les conditions de vie dans un camp peu connu, le camp de Royallieu près de Compiègne ; mais surtout, rédigé entre janvier et mars 1943, très peu de temps après la libération de son auteur, et publié en décembre 1944, il constitue donc le tout premier témoignage en France sur la déportation. Arrêté le 12 décembre 1941 lors de la ‟rafle des notables juifs”, Jean-Jacques Bernard sera libéré le 13 mars 1942.
Ci-joint, en lien, la plaque commémorant la rafle dite ‟des notables” au cours de laquelle 743 Juifs furent arrêtés :
http://www.plaques-commemoratives.org/plaques/ile-de-france/plaque.2007-03-11.3241087334/view
Le 12 décembre 1941 à cinq heures du matin, Jean-Jacques Bernard est arrêté chez lui, à Paris. J’hésite à écrire que ce livre se lit comme un roman car il ne s’agit en rien d’un roman. L’écriture en est fluide, élégante. Les lieux sont décrits avec une précision qui nous rappelle que l’auteur est un homme de théâtre, un habitué de la scène. Lorsqu’il décrit le manège de l’École Militaire où sont concentré les internés avant de partir pour le camp de Royallieu, on se dédouble, on croit à un spectacle, à une mise en scène. Rien n’échappe à son œil de professionnel, rien.
Observant les Juifs qui s’entassent dans le manège de l’École Militaire, il note : ‟Jamais je n’avais vu autant de Juifs rassemblés. Mais, à quelques exceptions près, il était impossible de dégager un type juif caractérisé, au sens où on l’entend généralement. Où plutôt, un grand nombre de types différents et exactement ceux que l’on pourrait rencontrer dans un même nombre de Français quelconques, pris au hasard”, une remarque qui va dans le sens de certaines remarques de Jacques Biélinky… Mais lisez ce livre !
Les détenus ne sont astreints à aucun travail et ne subissent aucun sévices. Tout au plus sont-ils rudoyés. Mais ils souffrent de la faim, une faim qui explique le titre du livre : ‟Le camp de la mort lente”. Et plus d’un y mourront. Jean-Jacques Bernard analyse en clinicien les effets de la faim sur les détenus et sur lui-même. A la lecture de certaines pages, on pourrait penser que l’auteur est médecin tant il se montre soucieux de précision. Il y a la faim puis le froid, le froid qui accentue les effets de la faim. Il y a aussi et bien sûr l’hygiène, les problèmes urinaires des uns et des autres qui entraînent des va-et-vient incessants durant la nuit (la moyenne d’âge des Juifs arrêtés à Royallieu se situe autour de cinquante-cinq ans) : ‟On imagine difficilement, quand on n’a pas vécu de telles épreuves, ce que la préoccupation des fonctions naturelles peut y ajouter d’angoisses et de misères. Le meilleur moral peut fléchir devant un dérèglement de la vessie ou des intestins. Le bas-ventre tire à lui l’esprit qui voudrait s’élever au-dessus de la condition présente. C’est par là que peuvent succomber les plus fermes volontés.” Cette misère n’empêche pas une riche vie intellectuelle faite pour l’essentiel de conférences dans les chambrées, conférences de haut niveau dispensées par des spécialistes, mais aussi de conversations dans la grande allée du camp ‟où des hommes devisaient du matin au soir”. L’une de ces conférences fut donnée par Jacques Ancel, l’un de ses cousins, avec pour thème : ‟La formation de l’idée de nation”. ‟J’ai eu personnellement plaisir à entendre parler un grand nombre de ces hommes, tel chef d’industrie ou tel chef de laboratoire, tel économiste ou tel historien, dont chacun m’ouvrait des horizons sur sa spécialité. Dans une certaine mesure, Royallieu fut une école pour adultes, chacun de nous étant à la fois et tour à tour maître et élève.” Un ami interné au camp du Vernet d’Ariège m’a tenu les mêmes propos.
Ce livre est également riche en portraits psychologiques tracés d’une main de maître. Les rapports entre détenus y sont analysés avec finesse, souvent avec une douce ironie. Il ne s’agit pas de régler des comptes, de faire part de ses ressentiments mais de rapporter avec autant d’objectivité que possible une situation exceptionnelle, d’où la haute valeur documentaire de ce livre. Il observe ses gardiens allemands avec un même détachement — une même objectivité — et rapporte dès qu’il le peut l’humanité de quelques-uns. Autre souffrance, et pas des moindres, l’isolement. Jean-Jacques Bernard ne cesse de penser à sa famille, à sa femme en particulier. Les communications avec l’extérieur sont rares, aléatoires, et il faut généralement soudoyer un gardien pour espérer donner de ses nouvelles. Il est également question de la rumeur — les faux bruits, les bobards — si tenace dans ces lieux où les hommes vivent en vase clos. A propos de l’isolement, il écrit : ‟Nous commencions donc à nous rendre compte de la sorte de persécution qui nous était réservée. Sauf les deux appels quotidiens, on nous laissait à peu près tranquilles. On ne nous imposait aucun travail. Mais on nous séparait du reste du monde et cela, de plus en plus, car les barrières se fortifiaient chaque jour entre nous et les camps voisins”. Les camps voisins, ce sont les deux autres secteurs (Camp A et Camp B) de Compiègne-Royallieu. Jean-Jacques Bernard a été interné dans le Camp C. Voir à ce sujet le premier lien en fin d’article.
La parution de la première histoire méthodique du camp d’internement de Compiègne-Royallieu ne date que de 2008. Ce camp fut pourtant une pièce essentielle, en France, dans le dispositif de déportation et d’extermination au cours de la Deuxième Guerre mondiale.
‟Le camp de la mort lente” est un livre oublié qui mériterait pourtant de prendre place aux côtés des meilleurs écrits sur l’univers concentrationnaire comme ‟La lie de la terre” d’Arthur Koestler qui relate son internement dans des camps français, en particulier celui du Vernet d’Ariège.
Jean-Jacques Bernard échappa de peu à la déportation : ‟Ceux-là (les moins de cinquante-cinq ans) furent déportés, fin mars, vers l’Est, la Silésie, disait-on, ou la Pologne. Une année après, quand j’écris ces lignes, on ne sait rien d’eux. J’aurais fait partie de ce convoi, si l’épuisement physique, me mettant aux portes de la mort, ne m’avait, en fin de compte, rendu miraculeusement à la vie. Je fus donc un privilégié.”
Ci-joint, un riche document PDF sur le camp de Royallieu :
http://www.onac-vg.fr/files/uploads/camp-royallieu.pdf
Ci-joint, un DVD, ‟Camp C, Compiègne-Royallieu” :
http://www.amazon.fr/Camp-C-Compiègne-Royallieu/dp/B0049BX0O4
Ci-joint, un reportage vidéo (durée environ 7 mn) intitulé ‟Le Mémorial de l’internement et de la déportation – Camp de Royallieu” :
http://www.youtube.com/watch?v=guEffm-lIWk
Ci-joint, l’Édition Le Manuscrit / FMS – 2006 pour ‟Le camp de la mort lente” :
http://www.fondationshoah.org/FMS/spip.php?article142
Parmi les convois depuis la gare de Compiègne-Royallieu, ‟Le train de la mort” (direction Dachau, le dimanche 2 juillet 1944) :
http://www.bddm.org/liv/details.php?id=I.240.
Dans la deuxième partie de cet article, j’ai choisi de citer les passages où l’auteur rend compte de ses rapports au judaïsme. Ces passages susciteront soit de l’enthousiasme soit une réprobation plus ou moins marquée. Une fois encore, ce sont de précieux documents sur l’état d’esprit d’une partie des Juifs de France à un moment donné de l’histoire de ce pays.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis