(23 avril suite) Des morceaux de bois placés à intervalles réguliers entre les briques servent d’amortisseurs en cas de tremblement de terre. Une splendeur graphique exclusivement élaborée avec de simples briques mises sur chant. La fosse sous le minbar, une spécificité chiite, symbole d’humilité. Le stuc, comme de l’ivoire ciselé. A l’entrée des salles de prière, des caisses de Turbah de Kerbala, morceaux d’argile séchée qu’utilisent les Chiites afin d’y appuyer le front lors de la prière. Ci-joint, un lien sur les spécificités de la prière chiite ; il y est notamment question de la Turbah de Kerbala :
http://www.chiite.fr/chiite_priere.html
Marche dans Ispahan. Le très bel aménagement des berges. Beaucoup de platanes. Les Iraniennes ont des visages énergiques. Leur beauté est savamment soulignée par un maquillage aussi élaboré que discret. Un pays avec de telles femmes ne pourra qu’étonner, et pour le meilleur. Les hommes ne manquent généralement pas d’allure, comme les Kurdes, cousins des Perses.
Visite d’un pigeonnier à sept mille cinq cents alvéoles, une merveille d’architecture. Je ne sais comment le décrire. Regardez l’image ci-dessous, une vue en plongée, elle vous donnera une idée de cette construction fort complexe. Nos pigeonniers d’Europe semblent bien grossiers en comparaison. La sensation d’être dans un espace acoustique. Ce colombier n’est pas cylindrique ; il est fait d’emboîtements très discrets, avec des concavités et des convexités qui se répondent.
A l’intérieur d’un pigeonnier iranien.
Dans la Nouvelle-Djolfâ, le quartier arménien d’Ispahan, une banderole : The Armenian Genocide was the first in the 20th century. The world witnessed this inhumane atrocity passed by the Turkish Government unpunished in complete oblivion and silence ! Now… after 99 years of denial, the silence must be heard ! Nous sommes le 23 avril, et demain les Arméniens commémorent le Genocide Remembrance Day, jour de l’arrestation par les Ottomans d’environ trois cents membres de l’intelligentsia arménienne. Visite de la cathédrale Saint-Sauveur (XVIIe siècle). Extérieurement, on pourrait croire à une mosquée mais au sommet de la coupole, une croix nous rappelle qu’il s’agit bien d’une église. Que de figuration à l’intérieur ! Peints à la fresque, les murs sont couverts d’images (façon BD) qui dépeignent des scènes de la Bible (Ancien et Nouveau Testaments) dans un ordre chronologique. Une composition plus grande que les autres montre le Jugement Dernier avec, en Enfer, des paquets de corps qui se tordent les uns sur les autres. En frise, le martyre (légendaire) de saint Grégoire l’illuminateur, évangélisateur de l’Arménie et premier Catholicos d’Arménie. Après avoir visité les mosquées d’Ispahan, l’intérieur de cette cathédrale me semble exigu, sombre et désordonné. La plus belle partie de cet ensemble est l’intérieur de la coupole peint dans un style persan — comme du nielle. Dans le musée attenant, des objets rituels arméniens. Une vitrine est consacrée au génocide. Une série d’images décrivent les miracles attribués à saint Grégoire de Narek. Un Coran traduit en arménien (XVIIIe siècle).
Marche dans le quartier de la Nouvelle-Djolfâ. Ce quartier s’est établi au tout début du XVIIe siècle, sur la rive sud de la rivière Zâyandeh Rud, un quartier relié à la ville musulmane par le pont aux Trente Trois Arches, alors point de passage obligé pour les caravanes en provenance du Sud, ce qui ne manqua pas de faire de la Nouvelle-Djôlfa un quartier des plus prospères. Et c’est précisément ce que voulait Shâh Abbâs lorsqu’il transplanta ici d’autorité les Arméniens de la ville de Djolfâ, en Azerbaïdjan. C’est durant le premier siècle qui suivit sa fondation que ce quartier fut le plus prospère ; les voyageurs qui y firent halte en ont décrit la richesse, une richesses digne des palais safavides situés sur l’autre rive.
Sur le pont aux Trente Trois Arches, un pont surmonté d’une promenade couverte. L’ingéniosité iranienne s’est en grande partie employée à ménager des recoins de fraîcheur et à conduire l’eau dans des espaces arides entre tous. Les travaux qui en ont résulté sont parmi les plus considérables de l’histoire de l’humanité. L’autre pont, le pont Pol-e-Khaju, est un pont-barrage du XVIIe siècle, construit par Shâh Abbâs II. Il est constitué de vingt-quatre arches et mesure plus de cent trente mètres.
Le Pol-e-Khaju, l’un des plus beaux ponts du monde.
Dans le bazar d’Ispahan, de nombreux ateliers de Camel Bone Miniature. Intéressant à observer mais je trouve à toute cette production très abondante quelque chose de mécanique. Dès mon enfance, j’ai trop admiré la miniature persane dans des livres pour ne pas avoir un regard critique sur cette production. Avec la miniature persane, je me sentais presqu’autant chez moi qu’avec la peinture chinoise et l’estampe japonaise.
Promenade dans la nuit tiède, fraîche même. Sur la place Royale où se tient un concert de variétés iraniennes, des variétés mélodieuses et énergiques qui donnent une irrésistible envie de danser. Chez des marchands d’antiquités juifs à deux pas de l’hôtel, deux frères, probablement des jumeaux. Ils ont un regard très doux, quelque peu endormi. Lorsque je leur adresse la parole, ils sourient et semblent sortir d’un profond sommeil. Je me sens d’un coup pris par l’envie de dormir et m’en inquiète. Du chloroforme circulerait-il dans l’air ? Une caisse attire mon regard ; elle est remplie de carreaux de céramique probablement sauvés du pic du démolisseur. Soudain, l’un d’eux attire mon regard : une menorah dont chacune des sept branches est constituée d’un épi de blé et se termine par une petite fleur qui pourrait être une rose.
24 avril. Visite du palais aux Quarante Colonnes, le palais de Tchehel Sotun (XVIIe siècle). Ses hautes et fines colonnes en bois de platane et leur reflet dans le bassin — d’où son nom. Magnifiques pelouses et arbres en pleine santé, ormes, platanes, érables, mûriers. Avec ces traversées de déserts, le voyageur porte une attention toujours plus grande aux arbres et plus généralement au végétal. Une pelouse comme celle-ci apparaît véritablement comme un miracle. A l’intérieur, une vaste salle avec en symétrie se faisant face, deux peintures qâdjar, au centre, et quatre peintures safavides. Les peintures qâdjar (de plus grandes dimensions) représentent des scènes de batailles ; elles sont moins lumineuses et moins fines que les peintures safavides mais leur aspect un peu rigide qui tend vers le naïf ne manque pas de charme. Le portique (tâlar) aux vingt colonnes a des dimensions véritablement colossales et les visiteurs semblent minuscules. Bien qu’en mauvais état, on devine sans peine sa splendeur passée. Le Tchehel Sotun qui s’élève dans l’ancien parc royal était essentiellement destiné à la réception des ambassadeurs. Il fut achevé en 1647 sous Shâh Abbâs II et en grande partie reconstruit après un incendie, en 1706.
Je découvre par un catalogue les photographies d’Ispahan prises en 1885 par Ernst Hoeltzer (1835-1911). Cet ingénieur allemand employé par le Indo-European Telegraph Department ouvrit un studio à Ispahan. En activité en Iran durant près de trente ans (1871-1898), il prit plus de trois mille négatifs dont un tiers seulement nous est parvenu.
Retour sur la place Royale. C’est la plus grande place fermée du monde, après la place Tian’anmen dit-on. Ses 80 000 m2 déterminent un quadrilatère d’environ 500 m x 160 m. Palais d’Ali Qapu dont la partie la plus remarquable est le dernier étage, un délicieux salon de musique.
Le salon de musique du palais d’Ali Qapu et ses éléments acoustiques.
Mosquée du Shâh, une féérie de faïence. Édifiée par Shâh Abbâs Ier entre 1611 et 1628 et achevée quelques années plus tard, sous le règne de son successeur, Shâh Safi, cette construction est l’élément majeur de la place Royale (Maydân-i Shâh) de l’Ispahan des Safavides. L’iwan d’entrée (aligné sur la façade sud de la place Royale) est désaxé par rapport à l’axe d’ensemble de cette mosquée dirigée vers La Mecque, comme il se doit. Le plan de masse correspond à la typologie courante du monde irano-turc depuis le XIIe siècle : cour centrale avec quatre iwan disposés en croix et pavillon à coupole devant le mihrab. Ce jeu d’axes et son intégration dans le Maydân-i Shâh en fait un élément essentiel de l’urbanisme royal conçu sous Shâh Abbâs Ier.
J’évolue comme dans un monde sous-marin, bleu-vert, paradisiaque. Iwan immenses, comme désireux de tendre partout des dais de fraîcheur. Des bleus et des verts d’une délicatesse et d’une fraîcheur d’atoll, avec du jaune d’or en rehaut. Il ne manque que le passage des plus beaux poissons de la Grande Barrière de corail. Je m’éprends d’un vert puis d’un jaune puis d’un bleu, je les savoure isolément avant de savourer leurs rapports.
Je m’assieds dans un recoin d’ombre de la place Royale, sur le marbre frais, et j’observe les passants. Que de belles femmes ! Nombreuses sont celles qui utilisent le foulard (obligatoire) comme élément esthétique. Leur beauté est généralement aiguë, avec des nez aquilins et des regards pénétrants que souligne presque toujours un maquillage marqué mais sans surcharge. Ces visages disent l’intelligence, la finesse, la fermeté de caractère et le courage. Les sourires et les rires sont fréquents et ils découvrent de belles dentitions. Je n’ai pas vu d’Iraniennes fumer ; l’alimentation est saine, dans les villes comme dans les campagnes mais pour combien de temps encore ? Tandis que je me perds en rêveries, un Iranien d’une quarantaine d’années s’approche de moi souriant. Il s’exclame : ‟Don Camillo !” Je ne comprends pas et le regarde surpris. Son sourire s’élargit. J’y suis : ‟Fernandel !” Il repart hilare. J’ai rencontré le sosie de Fernandel devant la mosquée du Sheikh Lotfollâh. Je tends l’oreille. Des airs de variétés viennent du bazar, des airs entraînants avec percussions, des airs pour chevauchées dans l’immensité.
Dans la mosquée du Sheikh Lotfollâh construite entre 1600 et 1617. Les arcs sont ourlés de grosses tresses en faïence, bleues le plus souvent. Ces tresses s’inspireraient du pied de vigne. Les trompes d’angles partent du sol, ce qui donne au volume intérieur un caractère particulier.
Dans le Tehran Times du 23 avril 2014, gros titre : ‟Syrian opposition is a movement of clubs, squares, and festivals: Maliki” et sous-titre : ‟Saudi Arabia has turned into a state of problems”. Dans l’article même, on peut lire : ‟In an interview with al-Manar TV broadcast Monday, Maliki harshly criticized Saudi Arabia for its open support for the terrorism and said that Riyadh lives the dream of topping Syria, Iraq and Lebanon, but it will not succeed”. Un ami iranien me confiait hier, avec un étrange sourire : ‟L’avenir des Arabes est sombre”.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis