Skip to content

En lisant « Les Juifs et leur avenir » d’Adin Steinsaltz – 2/8

 

Adin SteinsaltzRabbi Adin Steinsaltz, né en 1937. 

 

III – Sommes-nous une nation ou une religion ? 

‟Notre peuple n’est ni une religion, ni une nation, ni un groupe ethnique, ni une race”. Mais alors, qu’est-ce qu’un Juif ?

 

Nous n’avons pas de dénominateur commun évident.

Il y a peu, la religion constituait encore ce dénominateur commun même s’il y avait des groupes de Juifs marginaux (voir la question des Samaritains). Mais aujourd’hui ? Comment définir ce qu’est un Juif alors que la plupart des Juifs ne respectent plus les commandements religieux ? Quel est le dénominateur commun qui définit ou unit ces catégories de Juifs qui ne respectent plus une même foi religieuse (par exemple le mouvement ‟réformé” ou le mouvement conservative) et ceux, très nombreux, qui se désintéressent de la religion ? Rav Saada Gaon disait : ‟Notre peuple n’est une nation que par sa Torah.”

 

Nous ne sommes pas une religion.

Définir les Juifs comme un groupe religieux reste néanmoins problématique. A ce propos, combien de personnes s’identifient-elles comme juives sans se préoccuper le moins du monde des commandements du judaïsme ? Établir une définition générale du judaïsme n’aide en rien à définir ce qu’est un Juif, à cerner la singularité juive. Quant aux principes fondamentaux du judaïsme, ils sont si nombreux que l’on s’y perd. Les treize articles de foi de Maïmonide permettent de distinguer le judaïsme des autres religions mais pas son essence. On ne parvient à approcher cette essence ni par le truchement d’une définition théorique ni par des définitions minimalistes (trop générales) ni par une étude détaillée. Mais alors, le judaïsme est-il une religion au sens commun du terme ? Le judaïsme n’est pas prosélyte, il estime pourtant que ses valeurs sont universelles, avec les sept mitzvot des fils de Noé, un message qui ne se confond pourtant pas avec le judaïsme. Le judaïsme est la religion particulière et unique des Juifs, le judaïsme n’est pas vraiment une religion.

 

Nous ne sommes ni une race ni une nation.

Les Juifs ne sont pas une race ; le peuple juif a accueilli et accueille des convertis. Les Juifs ne sont pas une nation ; les Juifs sont encore dispersés et l’hébreu n’est parlé que par une partie d’entre eux. De plus, selon les pays où ils résident, les Juifs diffèrent les uns des autres. Le souvenir d’un héritage commun est parcellaire et flou. Les Israéliens constituent bien une nation mais ils ne représentent qu’une partie des Juifs.

 

Nous ne sommes pas un groupe ethnique.

Quel est le rapport entre un Juif yéménite et un Juif allemand ? Les Juifs ont ‟une histoire en commun” mais de nombreux Juifs en ont à peine conscience. On avance même que c’est l’autre qui fait le Juif. Foutaise ! Cette idée qui laisse aux antisémites de tout bord le soin de déterminer ce qu’est un Juif est moralement suspecte et n’apporte aucun éclaircissement sur la spécificité juive.

 

La Maison d’Israël.

Redisons-le, les Juifs sont d’abord une famille. Ils sont restés une famille malgré leur accroissement. C’est parce qu’ils ont le sentiment d’être une famille qu’ils fonctionnent ainsi, un fonctionnement qui ne dépend ni du lieu où ils habitent ni de liens religieux ou culturels. L’appartenance à une famille ne dépend pas de la volonté personnelle, de son acceptation ou de son refus de la foi juive. Ce lien familial n’est pas biologique. Ce n’est pas le sang qui détermine la judéité (voir la tradition halakhique). Le non-Juif qui se convertit au judaïsme non seulement devient juif par la religion mais il est considéré comme un membre de la famille juive à part entière, une famille qui a plutôt une structure humano-spirituelle. Le père et la mère ne sont pas Abraham / Sarah ou Jacob / Rachel mais Dieu / Knesset Israël unis par un lien matrimonial. La religion juive institue une relation de père à enfant, une relation de tendresse et de sévérité.

 

Nous sommes une famille.

Le judaïsme est la religion et le mode de vie de la famille juive. Quelque soit le comportement du fils (du Juif) envers le judaïsme, il n’en reste pas moins un fils. Dieu est père et non chef ou souverain. Il est fondamentalement le père de ses enfants, une relation qui établit un devoir d’obéissance plus fort que n’importe quel autre lien humain — de servitude, d’esclavage, de citoyenneté.

Le lien au père — à Dieu — est vertical. Le lien à la mère — Knesset Israël — est horizontal. On ne peut être juif sans ce double lien. ‟Il est donc impossible d’être juif religieusement sans appartenir aussi au peuple juif”. Conçu comme une famille, le judaïsme n’est pas simple affaire de théologie. Pour la Halakha, est considérée comme juive toute personne née de parents juifs, même si les parents de l’intéressé et l’intéressé lui-même refusent tout ce qui est juif dans leur mode de vie. Par ailleurs, ce n’est pas la circoncision qui fait le Juif, même si elle est une obligation, une mitzvah.

 

Quand on est juif, on le reste.

L’entrée dans le judaïsme ne se fait pas par un rituel d’initiation. De plus, selon la Halakha, le Juif qui se convertit reste un Juif : l’apostat ne peut être privé de sa judéité, ni lui ni ses descendants. Un Juif reste juif, quel que soit son comportement ou les décisions d’un groupe social. Ainsi, celui qui est excommunié n’est pas pour autant privé de son identité de juif. Toujours selon la Halakha, celui qui se convertit entre dans la famille juive et renaît comme un enfant dans la famille Israël. Filles ou fils adoptifs, ils se font progéniture de la matriarche et du patriarche et, toujours selon la Halakha, ils restent juifs à jamais. On comprend mieux pourquoi le judaïsme ne cherche pas à convertir : une famille ne va pas dans la rue racoler les passants pour les attirer dans son giron. ‟La religion juive est la religion des Juifs. Elle est le mode de vie et le culte des Juifs.” Signalons que les rares tentatives prosélytes de la part des Juifs se sont faites sans l’autorité de la Halakha.

 

L’assimilation n’est jamais totale.

Même s’il est accueilli sans réticence, avec chaleur même, dans une société non juive, le Juif reste un Juif aux yeux de celle-ci : il appartient à une autre famille. Ce sentiment d’appartenir à une autre famille est présent chez les Juifs conscients de l’héritage juif  théologique et halakhique mais aussi chez ceux qui n’ont pas un sentiment d’appartenance si défini. Cet attachement familial s’opère dans la verticalité et dans l’horizontalité, comme nous l’avons vu, ce qui explique que les Juifs ont entre eux la sensation d’être en famille même s’ils ont a priori peu de choses en commun. Cette sensation suscite mésententes et chamailleries — et quoi de plus normal dans une famille…

 

Nous nous traitons entre nous comme les membres d’une famille.

La proximité génère volontiers des tensions — les histoires de familles sont sans fin et sans fond. Les disputes familiales sont particulièrement filandreuses ; tandis qu’avec un étranger, on règle généralement les contentieux avec une relative indifférence d’opinion ou d’intérêt. On se chamaille donc, on se dit à l’occasion des choses horribles ; qu’une menace vienne de l’extérieur et la famille fait bloc. Ce n’est peut-être pas la meilleure réponse mais c’est ainsi.

La définition ordinaire d’une nation ou d’une religion est difficilement applicable aux Juifs. Si on les considère comme une famille élargie, on comprend mieux leur spécificité. La famille est le plus élémentaire des liens sociaux, contrairement aux liens nationaux, culturels ou religieux, des liens rationnels et choisis. Peut-être est-ce cette spécificité qui a permis au peuple juif — à la famille juive — de survivre.

 

DÉBAT :

Si les Juifs sont une famille, quel est le sens de la conversion ? 

La conversion est une adoption.

 

Donc la conversion n’a pas pour idée de base qu’une âme juive s’est égarée dans un corps non juif ?

Le converti n’entre pas seulement dans la religion mais dans la famille. On ne peut entrer dans l’une sans entrer dans l’autre. Il s’agit donc bien d’adoption.

 

Si nous, les Juifs, sommes une famille, sommes-nous une famille à problèmes ? 

La famille juive fonctionne comme une famille normale. On se dispute volontiers mais si l’un de ses membres a des problèmes, on l’aide spontanément. On remet ses différents à plus tard.

 

IV – Unité

On ne cesse de se chamailler au sujet de toutes sortes de choses lorsqu’il est question d’Israël. Certaines sont graves. Les Juifs ont connu la controverse interne tout au long de leur très longue histoire. Et redisons-le, ils se chamaillent comme dans une famille ; rien de plus normal dira-t-on. Pourtant, certaines situations sont inquiétantes, en particulier celles où l’on se rejette au point de ne plus éprouver l’adversaire, où l’adversaire se fait simplement étranger. Ainsi le Juif perd-il le sentiment que l’autre Juif est membre de sa famille, membre de la Maison Israël. Cette indifférence est plus grave que la plus violente des controverses. Elle peut signifier la mort de la famille juive — du peuple juif. Tant que ce moi collectif se maintient, le peuple vit, la famille se chamaille, crie, s’injurie, s’envoie des baffes. Mais quand l’indifférence s’installe…

 

Prophétie et gouvernement.

Isaïe : ‟L’Éternel est notre juge, l’Éternel est notre législateur, l’Éternel est notre roi, à lui nous devons le salut”, une déclaration qui implique que selon la loi juive, il n’y a pas de corps constitutionnel qui ait le pouvoir de créer des lois. ‟Les lois de la Torah sont traitées non comme des arrangements en vue d’un ordre social, mais plutôt comme des lois de la nature”. Les deux autres vecteurs du pouvoir (incarnés par les rois et les juges) commencèrent à se dessiner lorsque les rois furent sacrés. Le pouvoir des juges était quasiment illimité et l’un des problèmes de la loi juive était de savoir comment contrôler les juges et réguler les conflits entre ces deux pouvoirs par la voie constitutionnelle. Mais il y a dans le monde juif un élément sans équivalent : le prophète, le prophète en tant qu’institution politique. Selon la loi juive, celui-ci a la possibilité de mettre son veto ou de lancer des initiatives pratiquement dans toutes les directions : militaires, religieuses, judiciaires, administratives. Les prophètes ont parfois poussé à la guerre ; ils en ont également empêchées. Ils n’œuvraient que dans les situations ad hoc et ne pouvaient intervenir dans le système des lois que pour une période limitée. Ils pouvaient être reconnus, jamais proclamés ou nommés. Ce qui suit doit être médité. Adin Steinsaltz écrit : ‟Dans le cas d’un système qui avait cessé de fonctionner correctement, pour des raisons de corruption, de faiblesse ou pour toute autre raison, le prophète représentait ainsi un pouvoir extérieur qui pouvait ouvrir de nouvelles perspectives et prendre des décisions. En faisant suspendre de façon provisoire des lois qui paraissaient inattaquables, le prophète était en mesure de restaurer — ce qui aurait été impossible auparavant — la faculté de mobilité et d’adaptation du système.”

En lien, un interview avec Adin Steinsaltz (en anglais) à propos de sa traduction du Talmud (durée environ 20 mn) :

http://www.youtube.com/watch?v=XOAc1W0xujc

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*