En Espagne, l’histoire des idées politiques, juridiques, économiques, religieuses et sociales trouve sa source dans une histoire ancienne, un flux qui passe dans la fusion des peuples et des systèmes juridiques hispano-romains christianisés et germaniques, dans le Liber Iudiciorum (également appelé Lex Visigothorum ou Code de Recceswinth, un corpus législatif du royaume wisigoth, élaboré sous le règne du roi Réceswinthe (653–672), probablement promulgué en 654), avant de formuler pleinement son originalité dans les Fueros (des systèmes de droit locaux) du haut Moyen Âge. Au XIème siècle, la psychologie espagnole (et principalement castillane) est symbolisée par El Cid Campeador, figure emblématique de la Reconquista. Les héros espagnols et hispano-américains des périodes postérieures ont tous plus ou moins à voir avec cette figure.
Sous Alfonso X el Sabio, les idées et sentiments hispaniques (politiques, juridiques et pénaux) affirment leur originalité, surtout dans les Partidas II et VII. Las Siete Partidas, ou plus simplement Partidas, sont un corps normatif rédigé en Castille sous le règne d’Alfonso X el Sabio (1221-1284) afin d’établir une certaine unité juridique dans le royaume. A l’origine son nom était Libro de las Leyes, et vers le XIVème siècle il reçut le nom qu’il porte encore par les sections qui le composent. Cette maturation d’une tradition sociale va donner le meilleur d’elle-même aux XVIème et XVIIème siècles avec la découverte du Nouveau Monde (las Indias). Un trait caractérise l’inclinaison philosophique, juridique littéraire et artistique espagnole : le réalisme. Les principaux jalons de la philosophie sociale sont : l’Antiquité avec Sénèque, l’époque médiévale avec San Isidore et Alfonso X el Sabio, les débuts de l’époque moderne avec Juan Luis Vives – auquel j’ai consacré un article sur ce blog.
L’épopée espagnole c’est la Reconquista (sur les Musulmans), l’expansion de l’Empire espagnol en Europe (du VIIIème siècle au XVIIème siècle), la découverte et la conquête du Nouveau Monde, une conquête plus dictée par le tempérament que par la raison. La société espagnole des XVIème et XVIIème siècles se reconnaît dans El Quijote. Avec ses immenses conquêtes outre-Atlantique, l’Espagne va durablement vivre dans un monde qu’elle semble rêver avant qu’il ne lui apparaisse bien réel. Comment se représentait-on en Espagne ces immenses espaces entre océan Atlantique et océan Pacifique, entre ce qui allait devenir des États des États-Unis et la Terre de Feu ? La raison collective s’interrogeait et tendait vers la déraison. Cette confusion et cette tension vont s’exprimer de manière singulière et, disons-le, géniale avec Miguel de Cervantes, et son héro El Quijote, avec El Greco, et son tableau « El entierro del Conde de Orgaz », où le Ciel et la Terre s’interpénètrent d’une manière à la fois naturelle et absurde, avec une « absurda realidad » pour reprendre l’expression de l’Argentin Ricardo Levene.
Les conquêtes espagnoles dans le Nouveau Monde ne s’expliquent pas par des raisons économiques, tout au moins ces raisons n’ont pas primé comme pour les conquêtes britanniques. L’un des premiers historiens du Nouveau Monde, Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés (1478-1557), commente l’expédition de Pánfilo de Narváez qui sera nommé gouverneur de Floride. Il explique les mobiles de ceux qui partent vers ce Nouveau Monde par « la pobreza de los unos, e la codicia de los otros e la locura de los más », dans « Historia general y natural de las Indias ». En arrivant dans ces immensités, les Espagnols deviennent propriétaires de terres et d’Indiens sans autre loi que leur propre volonté, sans autre autorité que la leur ; et ainsi chacun explore pour son compte tout en œuvrant à une même entreprise mais sans en avoir conscience. Cette population exploratrice et conquérante est le reflet de la population espagnole d’alors, avec ses diverses classes sociales mais avec prédominance d’ouvriers, de paysans, de soldats, de prêtres, de notables et d’érudits, bref, un mélange de misérables et de héros, de gredins et de mystiques, tous unis par une soif de foi, de hauts faits et de bien-être. Miguel de Cervantes évoque un « engaño común de muchos y remedio particular de pocos », un « refugio y amparo de los desesperados de España » dans « El celoso extremeño », un engaño de muchos y remedio de pocos…
Ce qui vient d’être brièvement exposé permettra de mieux comprendre l’inspiration sociale des auteurs espagnols, tant en politique qu’en droit, littérature, théâtre et art. L’œuvre maîtresse de Miguel de Cervantes est une épopée accessible à tous, une épopée où la sagesse populaire s’exprime en sentences, contes et dictions, ce qui contribue à faire de ce livre un monument majeur du folklore, un monument humaniste pénétré par l’Antiquité gréco-romaine, spontanément, sans support académique. Miguel de Cervantes n’est pas passé par l’université. Sa vie n’a pas été des plus tranquilles. Et ses tribulations lui ont permis de multiplier les notations à caractère social, des notations sans fioritures ou recherche d’effets de style.
El Quijote est aussi une parodie du roman de chevalerie dont Miguel de Cervantes était un bon connaisseur Il y a chez cet auteur quelque chose de Monty Python et « Don Quijote de la Mancha » est au roman de chevalerie ce que « Life of Brian » est au Nouveau Testament. Ce roman ne véhicule aucune doctrine. Le texte n’est accompagné d’aucune note en bas de page ou en marge, ces notes qu’apprécient les ouvrages d’érudition. Bref, dans cette œuvre majeure de la littérature mondiale l’auteur ne cherche pas à multiplier les références et à les préciser ainsi qu’il le dit lui-même, se déclarant sur ce point franchement paresseux ; et il compte sur le « desocupado lector » pour qu’il remplisse lui-même ces manques s’il le désire. Bref, il s’agit ni plus ni moins pour Miguel de Cervantes de dire des choses simples, éloquentes, honnêtes, sans multiplier les références et sans faire appel aux philosophes et aux Saintes Écritures afin de donner à entendre sans détour et complication des concepts et une certaine vision du monde. Ainsi que l’a montré Marcelino Menéndez y Pelayo, le style de Miguel de Cervantes se défend de tout maniérisme, il naît non pas de son imagination « sino en las entrañas mismas de la realidad que habla por su boca ». El Quijote est le portrait d’une époque et de ses classes sociales avec leurs spécificités, leurs grandeurs et leurs misères, une époque dominée par l’idée d’accomplir une œuvre rédemptrice.
El Quijote et Sancho Panza portent chacun une conception particulière de la vie et ces deux conceptions finissent par s’influencer pour ne faire qu’une. De fait, à mesure que l’on avance dans cette lecture on comprend que la folie de l’un et la simplicité de l’autre ne valent rien l’une sans l’autre. El Quijote, el Caballero de la Triste Figura, est l’archétype du cabellero qui lutte contre les rudes réalités afin de défendre ses idéaux, la force de la loi, la justice, l’honneur, le bien et la morale qui dans son esprit ne sont pas de vains mots mais les idées-forces de la société.
El Quijote véhicule toute une culture juridique et lui-même affirme connaître la jurisprudence. Pourtant, et avec toute sa bonne volonté de faire le bien, soit établir le règne de la justice, il se prend assez souvent les pieds dans le tapis. Niceto Alcalá Zamora a d’intéressantes réflexions à ce sujet dans « El pensamiento de “El Quijote” visto por un avogado ». Ce monde confus que El Quijote porte en lui tient à ce que la notion de justice et d’honneur se conjugue avec la vertu. Il oppose volontiers la justice spontanée et la justice légale, étant héritier par la Renaissance d’un concept de justice étroitement lié à la doctrine de la morale naturelle, soit l’ensemble des valeurs morales et des principes moraux, qu’ils fassent ou non partie du droit. Quant à l’honneur, il est porté par le concept de dignité humaine venu de l’humanisme, un concept basé sur la vertu autonome, indépendante des castes et des lignées, « cada uno es hijo de sus obras » comme le dit Américo Castro dans « El pensamiento de Cervantes ». El Quijote ne cesse d’aller de la raison à la folie et inversement ainsi que le souligne Marcelino Menéndez y Pelayo, ce qui explique aussi son énergie toujours prête à repartir à l’attaque. Mais la première et probablement la plus profonde réussite de El Quijote est la transformation qu’il opère, et sans le vouloir, sur son fidèle écuyer Sancho Panza, ce qu’a très bien compris Marcelino Menéndez y Pelayo qui écrit dans « Cultura literaria de Miguel de Cervantes » que El Quijote a son idéal, « un espiritu redimido y purificado del fango de la materia, la estatua moral que van labrando sus manos en materia tosca y rudísima, el primero y mayor triunfo del Ingenioso Hidalgo ». Le chevalier Don Quijote est aussi porteur des idées du peuple, d’un idéal partagé par le peuple et au quotidien.
Ce livre de Miguel de Cervantes nous fait revivre les idées politiques venues du haut Moyen Âge où le peuple en tant qu’entité juridique a été le fondateur d’un nouveau droit (voir le Liber ludiciorum), soit l’égalité devant la loi, la possibilité d’élire les autorités municipales, des charges qui ne soient pas à vie, le droit d’être jugé par ses juges naturels, l’inviolabilité du domicile, la responsabilité des magistrats, la tolérance religieuse, etc. Tout ce vigoureux droit municipal et humain qui faisait de chaque municipalité un petit État à part entière avait subi de graves revers en Castille et en Aragon face à la politique absolutiste de l’empereur. Mais dans le peuple subsistait une passion pour la liberté et la justice.
Miguel de Cervantes ne s’est probablement pas proposé de défendre ouvertement ces droits bafoués mais l’opposition entre les deux tendances, soit l’aristocratie conservatrice (Don Quijote) et le peuple (Sancho Panza), sous-tend tout le livre. Miguel de Cervantes y ridiculise plus d’une fois Don Quijote, ce qui revient à ridiculiser la noblesse mais d’une manière sous-jacente ; et, ce faisant, il désigne Sancho Panza comme un homme de bien en dépit de sa très modeste condition et de sa simplicité. Ce livre qui reste l’un des plus édités de l’histoire de la littérature mondiale est un livre éminemment social et politique, l’air de rien. Don Quijote se montre à l’occasion imbu de sa condition sociale malgré son aspect peu brillant et même comique. Sancho Panza le fidèle écuyer obéit à son maître sans pour autant lui cacher ce qu’il pense et ainsi il expose les sentiments portés par le peuple. Cette franchise a valeur politique, et ils sont nombreux les passages de ce grand livre où se disent sans ambages les qualités morales du caractère espagnol que siente lo que quiere y dice lo que siente. Tous les grands écrivains espagnols d’alors, de Miguel de Cervantes à Lope de Vega, toujours occupés à se battre entre eux, ont célébré la liberté et passionnément.
Ce livre majeur n’est pas le simple produit de l’imagination de son auteur. Il s’agit d’une œuvre d’art mais chargée d’un contenu social dans lequel sont placés les idéaux politiques d’un peuple. Sancho Panza et Don Quijote évoquent chacun à leur manière la division en classes sociales qui constituent la société espagnole d’alors, Sancho Panza avec les classes inférieures et Don Quichotte avec les classes supérieures au sommet desquelles se trouvent les caballeros. Lire à ce sujet l’excellente étude de Julio Puyol y Alonso, « Estado social que refleja El Quijote ». Néanmoins, au fil de ces pages passe une doctrine égalitaire portée par le respect du prochain comme idéal moral. Deux passages sont particulièrement éloquents : le discours de Don Quijote au sujet des armes et des lettres et les conseils qu’il donne à Sancho Panza avant de s’en aller gouverner la Ínsula Barataria. Le but des armes et des lettres est d’œuvrer au règne de de la justice, et les armes exigent de l’esprit ainsi que le dit Miguel de Cervantes. Le letrado et le guerrero sont solidaires même s’ils n’en ont pas clairement conscience. Les lettres et les armes sont solidaires les unes des autres même si elles n’en ont pas clairement conscience. Avec Don Quijote et Sancho Panza il y a interdépendance des institutions humaines. Les conseils de Don Quijote à Sancho Panza vont dans le même sens « porque la Ínsula que os doy tanto son menester las armas como las letras y las letras como las armas ». Et parmi ses conseils, la connaissance de soi-même, la plus difficile des connaissances qui si l’on y parvient nous évitera de vouloir faire comme la grenouille désireuse de devenir aussi grosse que le bœuf.
Dans ces pages Miguel de Cervantes s’emploie à dénouer et corriger les maux espagnols, soit la fierté et l’envie, tout en invitant les humbles (Sancho Panza) à ne pas avoir honte ou à mépriser ses origines, car ils sont nombreux les humbles – los villanos – à avoir accédé aux plus hautes fonctions. Don Quijote déclare à son écuyer qu’il devrait être fier de pratiquer la vertu car cette pratique devrait lui ôter toute frustration quant à ses origines étant entendu que « la sangre se hereda y la virtud se aquista y la virtud vale por sí sola lo que la sangre no vale ». Bref, il s’agit de combattre la vanité et d’aider les autres à la combattre. Il s’agit de pratiquer la justice avec un sentiment égalitaire (sans faire de différence entre riches et pauvres), avec la volonté inébranlable de découvrir la vérité. Et à l’heure de prononcer la sentence, il faut savoir faire preuve de mansuétude, sachant que tout délinquant est un homme misérable soumis à la nature humaine, bien imparfaite.
Justice et équité vont main dans la main comme le proclament les vieilles lois castillanes ; et le juge doit s’inspirer d’elles car elles allient harmonieusement rigueur et compassion, lo riguroso y lo compasivo.
Olivier Ypsilantis