Skip to content

Quelques tableaux espagnols – 1/16

Tableau I

« ¡Russia es culpable! », tel est le cri que lance Ramón Serrano Suñer (le beau-frère de Franco surnommé le Cuñadísimo) qui veut sans tarder engager l’Espagne aux côtés de l’Allemagne dans sa lutte contre le bolchévisme. Son intention est d’y envoyer des volontaires membres de la Falange Española, intention à laquelle s’oppose le général José Enrique Valera alors ministre des Armées.

Nous sommes en juin 1941. Les armées allemandes attaquent l’U.R.S.S. le 22. Le 26 du même mois ouvrent les premiers bureaux de recrutement. On y afflue. Ceux de la Falange Española vont être strictement encadrés au sein de l’unité espagnole en voie de formation et intégrés à l’armée régulière. Ainsi, par exemple, seulement un tiers des officiers et sous-officiers peuvent être membres de la F.E. y de las J.O.N.S. Les Phalangistes qui s’engagent garderont le grade qui est inscrit sur leur carnet militaire. Ainsi de hauts responsables se retrouvent simples soldats. Franco l’astucieux place à la tête de l’unité un membre de la Falange Española, le général Agustín Muñoz Grande, mais qui est en mauvais termes avec Ramón Serrano Suñer, le Cuñadísimo. Ce faisant, Franco l’astucieux, maître dans l’art de mouvoir ses pions, espère contrarier l’influence de deux personnalités de son camp, un camp divisé et parcouru de tendances idéologiques antagonistes animées par des personnalités non moins antagonistes.

Dès la première semaine, dix-huit mille volontaires se présentent. Leurs motivations sont très diverses, de l’idéal des universitaires de la S.E.U. à ceux qui veulent effacer les suspicions que le régime franquiste nourrit à leur égard.

13 juillet 1941. Le premier train qui conduit les volontaires espagnols vers de front Est part de la Estación del Norte, à Madrid. Bien d’autres suivent. Ils se dirigent vers le camp de Grafenwöhr en Bavière, un centre d’instruction qui émerveille ces hommes venus d’un pays misérable et dévasté. Toutefois, ils ne tardent pas à constater qu’ils sont faiblement mécanisés et les mécaniciens espagnols doivent apprendre à s’occuper des chevaux. Par ailleurs le manque d’artillerie antiaérienne inquiète.

La División Azul (officiellement dénommée División Española de Voluntarios, soit Spanische Freiwilligendivision ) est intégrée à la Wehrmacht en tant que 250e division d’infanterie. Elle devait initialement être positionnée devant Moscou mais les Espagnols sont dirigés vers le nord. Les trains les déposent à la frontière russe d’où ils se dirigent vers les abords de Léningrad, effectuant une partie de ce voyage à pied, soit quelque mille kilomètres, chacun portant un lourd équipement. Les Espagnols relèvent des unités allemandes dans le secteur de Novgorod, au nord du lac Ilmen. Je n’entrerai pas dans le détail des opérations de long de la rivière Volkhov, entre le lac Ilmen et le lac Ladoga, chacun essayant d’établir et de consolider une tête de pont, à l’est de la rivière pour les Espagnols, à l’ouest pour les Soviétiques. Un nom ressort côté Espagnols, Possad où un détachement de leurs soldats se trouve isolé avant que les survivants ne parviennent à être évacués.

Le recrutement d’abord enthousiaste se fait de plus en plus difficile. Aux Phalangistes universitaires succèdent des militaires à la recherche d’une promotion rapide, des misérables à la recherche d’une bonne solde, des condamnés pour délits mineurs désireux de faire oublier leur faute, etc. Bref, le volontariat enthousiaste et de haut niveau des débuts va peu à peu se modifier.

Fin août 1942, la División Azul change de secteur et est intégrée aux unités qui participent directement au siège de Léningrad. Elle a pour mission de protéger deux axes de communication essentiels entre Léningrad et Moscou, une route et une voie ferrée. Les Espagnols sont constamment sur la défensive où ils excellent.

Décembre 1942, Hitler accepte qu’Agustín Muñoz Grande revienne en Espagne où il espère qu’il influera sur l’entrée en guerre de l’Espagne à ses côtés, contre l’U.R.S.S. mais aussi contre les Britanniques. Franco l’astucieux empaquette cet encombrant général dans du papier doré (comme le fera le général de Gaulle avec les Communistes à la Libération). Par exemple, il le nomme teniente general, un titre prestigieux mais qui lui interdit de prendre le commandement d’une division. Franco promeut donc ce général tout en lui coupant les griffes.

Tableau II

L’événement qui suit va précipiter la chute de Ramón Serrano Suñer, le Cuñadísimo. Le 16 août 1942 est célébrée la messe traditionnelle des Requetés del Tercio de Nuestra Señora de Begoña, à Bilbao, en hommage à leurs camarades tués au cours de la Guerre Civile d’Espagne. Juan José Domínguez Muñoz et cinq autres Phalangistes se tiennent sur le parvis du sanctuaire. S’en suit une altercation entre Phalangistes et Carlistes au cours de laquelle Juan José Domínguez Muñoz lance une grenade qui fait plus de soixante-dix blessés légers. Le ministre des Armées José Enrique Valera prend contact avec Franco et lui déclare que cet attentat était dirigé contre sa propre personne et donc contre l’Armée. Franco n’interrompt pas ses vacances à La Coruña et prépare calmement son coup. Juan José Domínguez Muñoz est condamné à mort et fusillé au tout début du mois de septembre 1942 – il sera le seul Phalangiste exécuté par Franco.

Franco en profite pour remanier son Gouvernement en commençant par congédier José Enrique Valera et le ministre de la Governación (une dénomination trop spécifique pour être traduite ; simplement, ce ministère deviendra le ministère de l’Intérieur) Valentín Galarza Morante qui, tous deux, suite à cet événement, ont multiplié pour l’un des messages aux capitanes generales des régions militaires, pour l’autre des messages en direction des gouverneurs civils en les montant contre les Phalangistes. Ces derniers sont choqués par la condamnation de Juan José Domínguez Muñoz ; mais des changements sont vite opérés au sein du Gouvernement et ils leur sont plutôt favorables. Sur les conseils de Luis Carrero Blanco, Franco en profite pour se débarrasser de l’encombrant Cuñadisimo, Ramón Serrano Suñer le Phalangiste pro-allemand et nomme le général Francisco Gómez-Jordana Sousa l’anglophile aux Affaires Étrangères tandis que lui-même se place à la tête de la Phalange.

Cette crise de l’été 1942 accélère la liquidation de la vieille garde phalangiste (les camisas viejas) avec ballet de destitutions et de nominations aux plus hauts niveaux de l’appareil gouvernemental. Le mécontentement des camisas viejas se traduit par nombre de démissions, à commencer par celles de Pilar et Miguel Primo de Rivera, la sœur et le frère de José Antonio Primo de Rivera. Dans ces vastes manœuvres, le capitaine de frégate Luis Carrero Blanco poursuit son ascension. Il deviendra la mano derecha de Franco et jusqu’à sa mort. Le journal Arriba España, la voix des vétérans nationaux-syndicalistes, exprime leur colère. Deux hommes trop indépendants sont écartés, Dionisio Ridruejo et Antonio Tovar (un extraordinaire linguiste), deux amis particulièrement brillants, qui avaient été responsables de la propagande du Gouvernement de Burgos présidé par Franco.

Franco continue à déplacer ses pièces sur l’échiquier politique et à modeler son Gouvernement. Il nomme à de hauts postes gouvernementaux des membres importants de la Phalange. Une fois encore, je passe sur la liste des destitutions et des nominations afin de ne pas alourdir cette suite de tableaux relative à l’histoire espagnole du XXe siècle. Simplement, Franco propose le poste de ministre de l’Agriculture à Miguel Primo de Rivera et sollicite sa sœur Pilar qui deviendra plus ou moins malgré elle une pièce maîtresse dans la légitimation du régime franquiste, notamment en regard de la Phalange, à commencer par son aile révolutionnaire. Une fois encore Franco démontre son habileté à neutraliser les nombreuses tendances antagonistes dans son propre camp.

Les Phalangistes gagnent en poids au sein du Gouvernement franquiste ; mais Franco en profite pour leur limer les griffes et les crocs. Il les éloigne de leurs visées révolutionnaires, plus précisément du national-syndicalisme. Le grand perdant dans ces remaniements est Ramón Serrano Suñer ; et le grand gagnant est Luis Carrero Blanco.

Tableau III  

Le nom de Franco est lié à la répression, il est également lié à la politique de grands travaux, un sujet bien moins connu. L’Instituto Nacional de Industria est fondé en septembre 1941. Franco visite des localités durement touchées par la Guerre Civile afin d’y initier leur reconstruction. Parmi ces localités, Brunete. L’accompagnent de nombreuses personnalités civiles et militaires. L’événement est fortement médiatisé au niveau national. En 1938, en plein Guerre Civile, le Gouvernement de Burgos (alors capitale de l’Espagne nationaliste) avait mis sur pied la Dirección General de Regiones Devastadas y Reparaciones qui durant une douzaine d’années s’emploiera à organiser l’espace rural du pays à partir de ces symboles forts que sont les ruines de la Guerre Civile : Belchite, Brunete, Teruel et Guernica. A la tête de ce projet, José Moreno Torres, maire de Madrid entre 1946 et 1954. Parmi les ouvriers employés dans cette vaste entreprise, des prisonniers républicains qui par ce programme bénéficient d’une réduction de peine.

Par le décret du 23 septembre 1939, Franco veut accélérer la reconstruction ; et il adopte personnellement plus de cent quatre-vingt localités détruites à plus de 75 % au cours de la Guerre Civile. En avril 1939 avait été fondé l’Instituto Nacional de la Vivienda avec, à sa tête, Federico Mayo rattaché au Ministerio de Trabajo et dont la mission est de gérer les nouvelles constructions.

Ces reconstructions constituent un magnifique support pour la promotion du régime. A partir de l’été 1940, la Dirección General de Regiones Devastadas y Reparaciones présente son travail au public dans des expositions et publie une remarquable revue destinée aux professionnels, Reconstrucción.

La reconstruction de Madrid se fait sous l’impulsion de la Junta de Reconstrucción de Madrid fondée en octobre 1939 et formée d’une commission interministérielle. Cet organisme suit deux grands axes : la reconstruction de la capitale et l’élaboration d’un plan d’action global. Dans le numéro 1 de Reconstrucción il est rappelé que soixante mille Madrilènes sont sans abris et vivent dans les ruines des quartiers qui ont été les plus touchés, soit les quartiers Ouest et Sud de Madrid. En 1940 et 1942 on construit les premiers quartiers d’inspiration phalangiste comme le Cerro de Palomeras, l’Arroyo del Olivar et l’Avenida de la Albufera pour quinze mille personnes. 75 % des maisons sont unifamiliares avec un caractère rural marqué. Le travail de José Moreno Torres est considérable et ce responsable n’arrête pas de parcourir le pays en tous sens. Le régime rend généreusement compte de son travail car la reconstruction est l’une des pièces maîtresses de son action au cours des années qui font immédiatement suite à la Guerre Civile.

Ce boom de la construction provoque une augmentation des prix des matériaux de construction, à commencer par le ciment. Des lois sont édictées contre la spéculation et la corruption (picaresca) au sein des entreprises. Voir la création de la Delegación del Govierno en las Industrias de Cementos « dont le rôle sera de surveiller la production des fabriques et de faciliter leur production, de veiller à sa qualité, combattre l’occultation, l’accaparement et la spéculation et assurer la fourniture de ciment aux constructions d’intérêt national ».

Le ciment, un produit essentiel en ces années de reconstruction mais aussi de grands travaux, des priorités dans l’agenda politique du régime qui le fait savoir. Les médias nationaux rendent amplement compte de ces travaux et de l’inauguration des barrages, ponts, gares ferroviaires, etc. L’accent est mis sur les travaux hydrauliques, à commencer par les barrages, essentiels dans un pays où des régions entières sont semi-désertiques. Il faut lire les chroniques du quotidien ABC de l’époque qui rapportent l’inauguration de barrages (comme ceux de Buendía et Entrepeñas) ou du pont sur l’Èbre au niveau de Tortosa.

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*