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En compagnie de Georges Perec, encore – 1/4

A Jacqueline Sudaka-Bénazéraf (1940-2022)

 

Dans un livre publié aux Éditions du Seuil, dans la collection « La Librairie du XXe siècle », on se proposait de recueillir progressivement tous les textes épars de Georges Perec. Les textes qui constituent « L’infra-ordinaire » ont été publiés entre 1973 et 1981, un recueil qui sera suivi dans ladite collection par « Vœux », les vœux que Georges Perec adressait chaque année à ses proches.

« L’infra-ordinaire » est constitué d’un certain nombre de textes auxquels j’ai fait référence pour certains. Brève présentation de l’ensemble de ces textes et dans l’ordre :

Approches de quoi ?

Ce texte est un véritable (et discret) manifeste. Georges Perec nous invite à ne pas nous en tenir à « l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire » et à nous attacher à l’infra-ordinaire. « Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal : cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques… » Il conclut : « Les journaux parlent de tout, sauf du journalier » et nous invite à délaisser l’extra-ordinaire pour l’infra-ordinaire. C’est une invitation belle entre toutes et, surtout, stimulante entre toutes, soit « fonder enfin notre propre anthropologie » en évoquant ces choses communes qui, si nous y prêtons vraiment attention parlent enfin de ce qui est et de ce que nous sommes – non pas l’exotique mais l’endotique. « Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine », une invitation semblable à celle de José Ortega y Gasset dans « La Rebelión de las masas », soit interroger le progrès technique et ne pas se contenter d’en jouir afin de réactiver l’énergie sociale et civilisationnelle, si je puis dire, et, ce faisant, notre propre énergie. S’étonner devant une automobile (aujourd’hui la chose la plus banale) ainsi que nous y invite José Ortega y Gasset, tandis que Georges Perec nous invite à : « Retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Vernes ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. »

« Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » entre dans cet exercice d’attention à l’infra-ordinaire qui à bien y regarder charrie beaucoup d’extra-ordinaire.

Dans ce texte extra-ordinaire qu’est « Approches de quoi ? » (je n’en connais pas de semblable dans la littérature), Georges Perec esquisse à grands traits une méthode (un projet) destiné à interroger, à nous interroger, « interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner ». Parmi les éléments de cette méthode (de ce projet) : « Faites l’inventaire de vos poches de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez. »

La rue Vilin

Des notations prises le jeudi 27 février 1969, le jeudi 25 juin 1970, le mercredi 13 janvier 1971, le dimanche 5 novembre 1972, le jeudi 21 novembre 1974, le 27 septembre 1975.

Ci-joint, un résumé de « En remontant la rue Vilin » de Myriam Blœdé qui présente le documentaire de Robert Bober de 48 mn réalisé en 1992 : « Sur le flanc de Ménilmontant à Paris, la rue Vilin partait de la rue des Couronnes et, traçant sur quarante-trois mètres une sorte de S inversé, débouchait sur la rue Piat par un escalier abrupt au sommet duquel on découvrait le plus beau panorama de la ville. C’est l’un des douze lieux parisiens dont Georges Perec avait, en 1969, projeté de décrire, douze ans durant, le devenir. La rue Vilin n’est plus. A son emplacement se trouve désormais un vaste espace vert.

Classée en 1863, elle avait, environ un siècle plus tard, été déclarée îlot insalubre. Et le 4 mars 1982, le lendemain même de la mort de Georges Perec, la pioche des démolisseurs achevait de la rayer de la carte, abattant notamment le n° 24 où l’écrivain avait passé les six premières années de sa vie et où sa mère, déportée à Auschwitz en 1942, tenait un salon de coiffure. En remontant la rue Vilin à l’aide de quelque cinq cents photographies prises sur des décennies, en la reliant à l’œuvre et à la biographie de Georges Perec, Robert Bober tente mimétiquement de dégager l’un des ressorts de sa démarche littéraire : nommer pour sauver de l’oubli, écrire pour témoigner de ce qui fut, “arracher quelques bribes précieuses au vide qui se creuse” ».

Ci-joint, « En remontant la rue Vilin » de Myriam Blœdé :

https://www.youtube.com/watch?v=8HfvFHQ-j6s

Deux cent quarante-trois cartes postales en couleurs véritables

Encore un exercice stimulant comme bien d’autres exercices pérecquiens, un exercice tourné vers le banal, le quotidien. A l’époque on écrivait encore des cartes postales ; elles sont à présent remplacées par des e-mails, des WhatsApp et je ne sais quelles autres technologies digitales. J’ai très tôt éprouvé de l’affection pour les cartes postales, notamment après avoir hérité de belles collections de grands-parents et autres parents. Je me suis intéressé non seulement aux rectos, aux images, mais aussi aux versos, aux textes, à ces florilèges littéraires de la banalité, des cartes postales qui vont grosso modo du début du XXe siècle (les années précédant la Première Guerre mondiale) aux années 1970-1980. Les « cartes postales » présentées par Georges Perec ont toutes été écrites par lui. Il s’est essayé à cette « littérature » à partir de certains principes (je n’entrerai pas dans leurs détails) qui structurent les textes des cartes postales.

Quelques cartes postales pérecquiennes :

On est à l’hôtel Beau-Rivage. Il fait très beau. On va à la plage. Je joue à la pétanque. Hélas, ça se termine mardi.

Un grand bonjour de Biarritz. Ah que c’est bon de se laisser dorer au soleil. Ai fait un peu de voile. Baiser.

Un grand bonjour de Cadaquès. Ciel sans un nuage. On est vraiment bien.  Je fais du ski nautique. Bons baisers.

Nous explorons la Costa Brava. Il fait beau.  On mange bien. J’ai attrapé un coup de soleil. Retour prévu le 17 au matin.

Nous voilà à St-Jean-de-Monts. Farniente et fruits de mer. J’ai pris un coup de soleil. Mille baisers.

Tout autour de Beaubourg

Les espaces auxquels s’attache Georges Perec sont presque exclusivement urbains et parisiens. Son regard est donc à sa manière un regard d’architecte (voir l’immeuble dans « La Vie mode d’emploi ») et d’urbaniste comme par exemple dans le présent texte. Je suis particulièrement sensible à cet exercice d’attention car bien que n’ayant jamais été vraiment parisien, j’ai assisté à la transformation de ce quartier insalubre (ou presque) et à la construction du Centre Pompidou qui m’a trouvé enthousiaste. Je m’y suis senti d’emblée à mon aise et ses espaces m’ont beaucoup aidé au cours de mes années d’études entre rue Bonaparte et quai Malaquais. J’ai également assisté à la destruction des pavillons Baltard et aux changements sur un vaste espace au cœur du vieux Paris, ce qui me rend particulièrement sensible à la dernière partie de ce texte qui fait figure de « Je me souviens » et que je cite : « Au milieu de ces rues, de ces monuments, de ces demeures également chargées et surchargées d’histoire et de légende, le Centre Georges-Pompidou a un peu l’air d’un gros extraterrestre dont on ne sait pas encore très bien s’il arrivera à survivre quand il aura quitté son scaphandre et toute sa panoplie de tuyaux… Mais le voyageur que tant de vieilles pierres et de précieux vestiges rendraient nostalgique n’aura pas besoin d’aller bien loin pour assouvir sa soif de modernité : à trois cents mètres à peine de Beaubourg, là où jadis s’élevèrent les halles de Baltard (dont un pavillon, préservé, a été transporté et remonté en banlieue), il retrouvera le monde d’aujourd’hui, et peut-être de demain, dans les presque cinquante mille mètres carrés d’équipements de commerces et de loisirs répartis sur cinq niveaux entre les quelque deux cents boutiques du Forum des Halles. »

Promenades dans Londres

Il devait avoir treize ans lorsqu’il s’y rendit pour la première fois, à l’occasion d’un séjour linguistique chez deux dames d’un village du Surrey. Il passa donc une journée à Londres qu’il trouva franchement laide. Et il égrène ses souvenirs de cette visite : « Je me souviens que nous allâmes voir la relève de la Garde, etc. » Il retournera à Londres plusieurs fois. Dans ce texte, il nous offre une impressionnante description de cette ville vue des airs, avec ce sentiment d’arriver « dans la ville des villes », même si Londres n’est plus depuis longtemps la plus grande métropole du monde. Et ce passionné de lexiques remarque que cette « exacerbation citadine » (« quelque chose de tentaculaire et de perpétuellement inachevé, un mélange d’ordre et d’anarchie, un gigantesque microcosme où est venu s’agglomérer tout ce que les hommes ont produit au cours des siècles ») se traduit par un simple fait de langage : alors que le français n’a « guère plus de sept mots pour désigner ce que d’un terme générique on appelle une rue (…), l’anglais en a au moins vingt. » Bref, c’est un texte plein de charme, ce charme très pérecquien qui tient pour l’essentiel à un exercice soutenu et, surtout, amoureux de l’attention, une attention qui s’adonne volontiers (comme dans ce texte) à l’énumération, comme celle qui termine ce texte. « Nous ne connaîtrons jamais vraiment Londres, mais nous aurons fait connaissance ; et de ces promenades fragmentaires et nonchalantes, nous garderons longtemps des souvenirs impalpables » ; suit une énumération d’une demi-page.

Le Saint des Saints (ces bureaux qui révèlent votre personnalité)

On commence par une variation sur le mot « bureau » en allant du tapis de table (de la bure) à la table, de la table à la pièce dans laquelle se trouve cette table (à écrire) et tout ce qui se trouve dans cette pièce et, enfin « aux activités qui s’y exercent, aux pouvoirs qui s’y rattachent, voir même aux services qui s’y rendent ». Ce peut être le Saint des Saints où les grands de ce monde président aux destinées de ce monde. Suit une brève description de ce Saint des Saints qui m’évoque irrésistiblement une séquence de « The Great Dictator » de Charlie Chaplin. Et à l’aide d’une brève énumération, il nous plante un décor – qui est aussi une ambiance – à la Georges Couteline, avec ses nombreux employés, des lieux dont le plein – l’encombrement même – s’oppose au vide du Saint des Saints : « Pour assumer les écrasantes responsabilités qui lui incombent, le grand de ce monde n’a pas vraiment besoin de beaucoup plus de choses que de silence, de calme et de discrétion. De l’espace, peut-être, pour pouvoir faire les cent pas en méditant profondément. » Et parmi ces quelques choses dont il a besoin, un interphone et « deux ou trois fauteuils pour les rencontres au sommet ». Bref, c’est une mise en regard de deux types de bureaux, très picturale et qui pourrait directement inspirer des caricaturistes, comme Sempé par exemple. Mais au-delà de ces deux types de bureaux, on pourrait établir une typologie du bureau plutôt variée : car chaque VIP tient à se donner un style et par son bureau à imposer une image, car tous les bureaux « sont pour les grands de ce monde l’espace même de leur pouvoir. »

Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze

J’avais pensé à cette tentative et avant de lire ce texte de Georges Perec. Cette tentative pourrait se doubler d’une autre tentative, placée tout naturellement en symétrie, soit répertorier la quantité d’urine et de fèces que nous produisons sur une année. On sait qu’un être humain produit en moyenne soixante-treize kilogrammes d’excréments par an. On sait également qu’il produit o,15 à 0,22 litre d’urine par jour. Et puis, Georges Perec aurait pu faire l’inventaire de ses poubelles car un tel inventaire est révélateur d’une époque, la poubelle étant l’étape finale de la consommation – avant un éventuel recyclage. Je me suis essayé à cet inventaire (non moins passionnant que n’importe quel type d’inventaire) lorsque j’habitais à Toulouse.

Still life / Style leaf

C’est une sorte de nature morte dont la description s’ouvre sur ces mots : « Le bureau sur lequel j’écris est une ancienne table de joaillier, en bois massif, etc. » Puis il décrit tout ce qui se trouve dessus et à l’intérieur de ce qui se trouve dessus. C’est une sorte de nature morte qui à sa manière évoque les tableaux-pièges de Daniel Spoerri, soit l’état d’une table après un repas. Il y a chez Georges Perec un aspect artiste conceptuel ; mais ce qui le distingue de nombre de ces artistes, c’est qu’à chaque livre (et même à chaque texte) il élabore un nouveau concept plutôt que de se répéter indéfiniment. S’il me fallait citer un artiste aussi fécond en concepts que Georges Perec, je citerais sans hésitation Christian Boltanski. Et leurs sensibilités sont très proches l’une de l’autre.

Dans ce texte de Georges Perec, on suit l’œil de la caméra avec effets de zoom. C’est une sorte d’ivresse descriptive. Il m’est rarement arrivé de rencontrer un tel plaisir dans l’acte d’écrire chez un écrivain, et une fois encore par le simple exercice de l’attention, simple dans la mesure où il s’attache à ce qui l’entoure sans se préoccuper d’exotisme, de lointain, d’extra-ordinaire. Le titre de ce recueil porte bien son nom, « L’infra-ordinaire », une belle invitation. Et ce souhait de Georges Perec porte ses fruits : il suffit d’entrer certaines clés sur le moteur de recherche pour prendre la mesure de l’effet stimulant de ses invitations.

Et j’y pense, cet exercice d’attention qu’est « Still life / Style leaf » est une sorte de « Tentative d’épuisement d’un lieu », dans un espace non plus parcouru de mouvements (comme la place Saint-Sulpice) mais statique, l’espace de son bureau.

Dans « Penser / Classer », un texte fait écho à « Still life / Style leaf » : « Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail ».

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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