Notes de lecture, “Le cardinal Gerlier” de Bernard Berthod et Régis Ladous. Sous le pontificat de Léon XIII, fondation de l’Action catholique de la jeunesse française (ACJF) par Albert de Mun. La durable influence de l’encyclique Rerum Novarum (charte du catholicisme social) sur Pierre-Marie Gerlier. A la Cour d’appel de Paris où il soutient avec succès que la grève ne rompt pas le travail. Son action de chrétien syndicaliste. Président de l’ACJF. Plaide la cause de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Nommé par Pie XI évêque de Tarbes et de Lourdes, Pie XI qui entend s’opposer à l’influence de Charles Maurras sur le catholicisme français. Archevêque de Lyon et cardinal ; Lyon qui sous son impulsion devient la capitale de l’œcuménisme spirituel catholique. L’indifférence politique de Pierre-Marie Gerlier pour qui l’Église porte un projet de société : il considère les systèmes sociaux et non pas les régimes politiques. Les dirigeants de l’Action catholique raisonnent selon le schéma triangulaire : libéralisme / communisme / doctrine de l’Église. L’apolitisme de Pierre-Marie Gerlier l’incite à condamner le communisme (phénomène social) et à laisser de côté le nazisme (phénomène politique). Fidèle à Pétain mais indifférent à la Révolution nationale, puis inquiet de la dérive fascisante du régime. La doctrine de l’Église se fonde sur la nette distinction antijudaïsme religieux / antisémitisme païen, positiviste et biologique. L’antijudaïsme religieux admet assez bien l’idée d’un statut restrictif pour les Juifs –voir les “Juifs du pape”. On ne massacre pas ceux que l’on se propose de convertir. Xavier Vallat. Le pasteur Boegner. Me procurer “L’abbé Glasberg” de Lucien Lazare. Le 6 septembre 1942, cinq évêques dont Pierre-Marie Gerlier condamnent publiquement le martyre d’Israël. Son rôle dans l’affaire Finaly et l’action de Germaine Ribière. Son soutien aux prêtres-ouvriers qu’il voit comme une formule d’exception imposée par les circonstances. Pierre-Marie Gerlier, un catholique d’action qui se veut apolitique mais qui, fort de la doctrine de l’Église, entend définir une troisième voie entre communisme et capitalisme. L’hommage du Grand Rabin de France Jacob Kaplan à Pierre-Marie Gerlier, le 28 janvier 1965, au cours de l’émission “Écoute Israël”.
Dans “An Autobiography” d’Anthony Trollope, je lis : “She (la mère de l’auteur) continued writing up to 1856, when she was seventy-years old, – and had at that time produced 114 volumes, of which the first was not written till she was fifty”. Et le fils ajoute : “Her career offers great encouragement to those who have not begun early in life, but are still ambitious to do something before they depart hence”. A méditer.
J’apprends la parution en espagnol d’un livre d’Alexander Waugh : “La familia Wittgenstein”. Ludwig Wittgenstein et Adolf Hitler sur la même photographie de classe, à Linz. La famille Wittgenstein et le suicide.
Parution de “El Dia D. La batailla de Normandia” d’Anthony Beevor, un livre probablement passionnant qui se lira d’une traite, comme tous ses livres. L’auteur s’arrête sur des faits poussés de côté, parmi lesquels le très grand nombre de civils tués et l’exécution de prisonniers allemands.
Le public va découvrir l’homosexualité du prix Nobel 1945 de littérature, Gabriela Mistral, par sa correspondance avec sa secrétaire, Doris Dana, soit deux cent cinquante lettres passionnées, envoyées entre 1948 et 1956, des lettres restées cachées pendant une cinquantaine d’années. Après la mort de Doris Dana, en novembre 1956, sa nièce, Doris Atkinson, légua à l’État chilien cent soixante-huit boîtes de documents, dont ladite correspondance qui provoqua un certain émoi dans le pays.
Dans l’avion Alicante-Paris, commencé “Nature” de R. W. Emerson. L’ivresse que me procure ce philosophe que je regarde, une fois encore, comme un excellent antidote contre Arthur Schopenhauer. Je ne le limiterai toutefois pas à ce rôle.
22 septembre. Versailles. J’observe les changements rue de Montreuil sans prendre la peine de les noter – comme l’a fait Georges Perec rue Vilin. Les statues de Le Notre et de J. H. Mansart se sont encrassées, dans les replis surtout, un encrassement qui souligne l’exubérance des chevelures et des habits.
En l’église Saint-Symphorien, une église que je trouve toujours plus intéressante à chacune de mes visites. Nerf centrale et bas-côtés en berceau, mais seule la nef s’orne de caissons, des caissons aussi sobres que ceux des années 1930. Parmi des grands tableaux qui l’ornent, deux tableaux magistraux : “La conversion de saint Paul” (1765) de Jean-Baptiste Deshays, le gendre de Boucher. Diderot note que ce tableau montre d’admirables détails dont “la croupe énorme du cheval qui arrête et fixe le spectateur”. Stupéfiante est la perspective qui s’appuie sur une diagonale de coin à coin. L’autre tableau : “La Résurrection du Christ” de Nicolas Guy Brenet. Le dessin et la couleur font corps, le mouvement est homogène en chacune des parties de cette tempétueuse composition. Intéressants : “Jésus chassant les marchands du Temple” (1704) du Provençal Michel Serre, avec le mauve savoureux de l’habit de Jésus, une saveur qui évoque Poussin sans en avoir l’intensité ; et un Christ en croix, un anonyme du XIXème siècle qui fut attribué à Prud’hon. On apprécie la douce luminosité qui émane du corps du Crucifié tout en déplorant que la composition soit si mal calée.
Le lycée Hoche. Je l’ai connu noir de crasse ; il est à présent blond et lumineux. La chapelle aux quatre harmonieuses colonnes à chapiteaux ioniques. La lumière du soir souligne la pertinence des cannelures. La toiture d’ardoise bulbeuse. C’est une petite construction délicieusement ramassée qu’équilibrent deux ailes en symétrie, bien étirées et dépourvues de toute courbe, hormis celles des œils-de- bœuf.
En l’église Notre-Dame de Versailles, une église dont les proportions me rassurent – je suis vite sujet au vertige –, avec ce rapport hauteur / longueur / largeur. On pourrait dire de cette construction qu’elle est trapue si l’on ne craignait par ce mot de porter préjudice à une parfaite élégance. Nef de trois travées, transept non saillant, chœur de deux travées droites terminé en hémicycle, bas-côtés continus bordés de chapelles latérales ; et rien que du plein-cintre avec voûtes en berceau. La chapelle du Sacré-Cœur, une chapelle circulaire érigée au chevet de l’église, dans l’axe du chœur, au XIXème siècle, suite à une épidémie de choléra dans les environs de Versailles, en 1832. Dans cette chapelle, une peinture de Claude Vignon qui fut l’élément central d’une “Déploration sur le Christ mort”, un Christ verdâtre et lumineux, comme doucement éclairé de l’intérieur. Les huit colonnes engagées et galbées, avec riches corbeilles.
Michael Herr (1940-2016)
Repris la lecture de “Dispatches” de Michael Herr. C’était en 1967. Les aventuriers agissaient en solitaire, avant que n’entre en action l’énorme machine. La superstition des soldats au combat. Les Montagnards, sorte d’aborigènes, la part la plus primitive et mystérieuse de la population vietnamienne. Les Montagnes ! L’horreur et la peur ! Les feuillages en voûtes et les brumes épaisses de la mousson, avec l’ennemi et ses pièges omniprésents. La figure de Sean Flynn. Les Américains, nous dit l’auteur, ont associé malgré eux Khe Sanh à Dien Bien Phu en partie parce que le livre de Jules Roy (“La bataille de Dien Bien Phu”) s’était mis à circuler un peu partout. Le livre de Bernard B. Fall (“Hell in a Very Small Place”) était pourtant jugé supérieur, plus solide sur la question de la tactique, plus proche du terrain et dépourvu de ces indiscrétions de haut niveau qui rendent si dramatique le livre de Jules Roy. Mais le livre de Bernard B. Fall était moins lu. “Dispatches” de Michael Herr, un livre qui prend lentement possession du lecteur, avec cette peur que décuple l’attente, cette peur qui suinte et ruisselle et à laquelle on s’efforce d’échapper par le mouvement, un mouvement permanent qui tourne à l’agitation. La corruption, Saigon, la peur jusqu’au centre de cette capitale (et même avant l’offensive du Têt), l’ennemi omniprésent parce qu’invisible…
23 septembre. Sur le quai de la gare de Montreuil, une odeur de poudre de riz ; je me vois transporté dans le souvenir, chez ma grand-mère qui fut une fidèle de Houbigant.
Par les fenêtres du train, Chaville, Sèvres / Ville d’Avray (j’ai une pensée pour Corot), Suresnes… En amer, la coupole dorée des Invalides et la tour Montparnasse. Bécon-les-Bruyères, un nom que mon père prononçait avec amusement, cette commune étant (lexicalement au moins) l’archétype de la banlieue insignifiante. Je n’ai donc été nullement surpris de voir ce nom figurer parmi les titres des œuvres d’Emmanuel Bove.
Gare Saint-Lazare. Une accumulation d’Arman. Les colonnes rostrales au chevet du Théâtre National de l’Opéra. En vitrine chez Claude Burgan, rue du 4 septembre, j’ai la surprise de voir une pièce grecque que je ne connais pas, une pièce de Thèbes avec bouclier béotien à l’avers et canthare au revers. Rue des Colonnes, une suite de plein-cintres avec colonnes sévèrement doriques et, comme pour nous distraire de cette sévérité, des palmettes au-dessus des tailloirs.
A la librairie “Lettres & Images”. Longue discussion avec Catherine A. : les petits éditeurs (encore nombreux dans les années 1980 et même 1990) dont les quelques survivants s’apprêtent à disparaître ; les graveurs, avec ces noms qui m’étaient familiers : Desmazières, Trignac, Houplain (l’oncle et le neveu), Houtin (ses topiaires), Mathieu-Marie (dont elle me montre une série, Avati (mort récemment), José San Martin dont j’avais admiré les gravures sur bois exposées en sa librairie. Elle me fait découvrir Alain de La Bourdonnaye, architecte du livre né en 1930. Je l’interroge et lui conseille d’écrire ses souvenirs comme je l’avais conseillé à Arsène Bonafous-Murat. Elle émet des hésitations, s’en prend à sa nature indolente qu’elle attribue une fois encore à ses origines tourangelles, “au climat émollient des bords de la Loire”. Mais j’insiste : “Vous travaillez dans un monde en voie de disparition et vous avez une mémoire très précise ; alors, écrivez vos souvenirs !” Elle m’offre une plaquette de Laurice Schehadé, la sœur de Georges Schehadé. Elle est dédicacée : “A Jean Rousselot. La grande maison perdrait son toit pour le lever d’une étoile”. Composée en Garamond corps 10, elle a été mise en page et imprimée par Guy Lévis Mano (GLM) en janvier 1952. Les vignettes ont été dessinées par Valentine Hugo.
Dans la rue Richelieu j’aperçois Karl Lagerfeld, grosses lunettes de soleil, costume foncé et gants, genre gants de ski mitaines. Il est entouré de trois jeunes femmes de noir vêtues qui virevoltent comme s’il s’agissait de chasser des mouches ou de conjurer des esprits animés de sentiments peu amicaux envers la célébrité à queue de cheval argentée. L’une d’elles hèle un taxi avec des gestes disproportionnés.
L’enfant David à l’heure des questions pertinentes, avec cette logique propre aux enfants qui force l’adulte au questionnement et qui sait provoquer son émerveillement : le temps, le système solaire, les galaxies, l’évolution, etc. Lorsque l’affaire est sérieuse, il s’exprime en français ; lorsqu’il s’agit de jouer, il passe à l’espagnol. Pour l’heure je suis avec lui, dans un aménagement qui suggère un bateau de pirates. Ordres et mises en garde fusent, en espagnol toujours.
28 septembre. A bord d’un A330-200 d’Air Transat. Le chef de bord nous souhaite “une bonne envolée”. Des vents contraires vont porter le temps de vol à plus de huit heures. Alors que l’avion vient à peine de décoller, l’enfant David me dit : “Je vois déjà le monde comme une maquette” ; puis il me demande : “Est-ce qu’une voiture pourrait voler si l’on mettait dans son réservoir ce que l’on met dans le réservoir d’un avion ?” Les enfants ont une belle logique. 19 heures, nous survolons le Groenland. L’enfant David a emporté une peluche, un petit phoque qu’il place devant le hublot : ““Regarde ton pays, petit phoque !” lui dit-il.
Je reprends la lecture de Michael Herr. John Lengel, Nick Wheeler et, surtout, Sean Flynn, autant d’émouvants portraits, pudiques et fraternels. Dana Stone. L’ambiguïté des rapports entre Marines et reporters de guerre. Les Marines éprouvaient à l’égard de ces derniers des sentiments contradictoires. Un certain respect : les reporters partageaient leurs conditions de vie et ils étaient au Vietnam alors que rien ne les y obligeait. Il y avait aussi ceux qui “préféraient éviter notre compagnie, ceux qui méprisaient les exigences de notre travail, qui trouvaient que nous gagnions notre vie sur leur mort, qui croyaient que nous étions tous des traîtres et des menteurs et les plus gluants des parasites…” ; mais, au fond, tous reconnaissaient que les reporters de guerre ne manquaient pas de courage ; et puis qui sait s’ils n’allaient pas témoigner de leurs souffrances avec sincérité ? La réticence, le mépris voire la haine du Marine à l’égard du reporter de guerre pouvaient être activés par l’impossibilité de comprendre qu’un mec puisse se mettre dans une telle affaire alors qu’il avait le choix. Le Marine pensait : Faut-il avoir si peu besoin de sa vie pour la mettre ainsi en danger ? Il est décidément fascinant ce livre pétri de lucidité et d’humanité. Michael Herr note que les plus courageux des correspondants de guerre, et les meilleurs, furent aussi ceux qui avaient le plus de compassion. Parmi eux, Larry Burrows.
29 septembre. Déjà le rouge ardent des érables le long des rues et des avenues. Les platanes sont eux encore bien verts. Des odeurs d’épicerie fine sur l’avenue Laurier. Pluie et parapluies. L’envie de graver à la pointe sèche sur acier ces silhouettes de passants pressés. Chez un bouquiniste je leste ma valise des “Mémoires intimes” de Georges Simenon.
Parc Lafontaine. L’enfant David s’est assis en tailleur sur le macadam d’une allée. Il dispose autour de lui, très méthodiquement, des morceaux de biscuits, soit douze petits tas, comme un cadran horaire ainsi qu’il me le signale. Les écureuils arrivent. Il y en a bientôt un devant chaque petit tas.
30 septembre. Musée des Beaux-Arts de Montréal. Le Groupe des Sept (1920-1933), un groupe qui s’efforça de se soustraire à l’académisme européen dans le but de créer une école nationale de peinture. Prédilection pour le paysage. Parmi ces artistes je remarque Franklin Carmichael (1890-1945), ses petits formats savoureux et colorés comme des Paul Sérusier.
Art inuit
Salle thuléenne. Les Inuits et leurs petites sculptures sur ivoire vendues aux baleiniers, un art qui connut un certain essor, au début du XXème siècle, avec l’arrivée des agents de la gendarmerie royale du Canada, des employés des postes de traite et des missionnaires. Les matériaux de l’art inuit : la stéatite, la serpentine, l’os de baleine, la défense de morse. Promotion de l’art inuit par l’écrivain James Houston, à partir de 1948. Les artistes passèrent de l’ivoire à la pierre, ce qui permit des œuvres de plus grand format et plus accessibles. A la fin des années 1950, les artistes commencèrent à s’organiser en coopératives communautaires. En 1957, ils s’initièrent à la technique de l’estampe. L’Exposition universelle de Montréal (1967) les fit connaître dans le monde entier.
L’œuvre sculptée d’Alfred Laliberté (1878-1953), un témoin de la société traditionnelle canadienne-française. Une très belle série d’autoportraits.
Art contemporain. Jean-Michel Basquiat, une œuvre pour laquelle j’ai toujours eu de la tendresse, une tendresse d’autant plus assurée que je ne me suis jamais donné la peine de l’analyser – la tendresse ingénue. Les savoureuses écritures d’A. R. Penck. Des Riopelle de très grands formats (du “all over”), comme des briques vibrantes avec fibrilles. Un beau Sam Francis avec glacis jaunes et palpitants riches de leurs coulures. Lucio Fontana, pertinent toujours.
Promenade dans Montréal. Il y a une vétusté typiquement nord-américaine ; et en Amérique du Nord il y a beaucoup de vétusté.
Les délices pavillonnaires du néogothique et du néo-Renaissance.
Des immeubles m’évoquent l’école de Chicago et Louis Sullivan avec ces sévères harmonies qui contentent l’œil.
Sur le trottoir, un portrait de Karl Marx au pochoir avec, en légende, ces mots : Ça arrive.
Sur Saint-Laurent : Cinéma L’Amour. Entrée gratuite pour couples lundi et mardi.
Dans le parc Lafontaine, une imposante stèle en granit gris : Aux morts français de Montréal et aux volontaires canadiens de l’Armée française 1914-1918 / 1939-1945 / Extrême-Orient / Afrique du Nord.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis