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La Maison de Moissac – 2/3

 

Un coin de la bibliothèque, au 18 quai du Port. Au-dessus de la cheminée, une pensée de Daniel Fleg, le fils d’Edmond Fleg. Bernard Kalikstein : «A Moissac, on n’avait pas à bouffer mais on achetait des livres ! La bibliothèque : la plus belle pièce de la Maison ! Après la Libération, même les gens de l’extérieur venaient nous emprunter les livres.»

 

Moissac, une petite ville d’à peine six mille habitants. La Maison du 18 quai du Port est située au bord du Tarn, devant le pont Napoléon. C’est une spacieuse maison XVIIIe siècle inhabitée. Shatta Simon s’éprend d’emblée des lieux qu’elle organise avec son énergie habituelle.

 

3 septembre 1939. La guerre et les flots de réfugiés. Les E.I.F. agissent sans tarder. Ils ont deux avantages sur les autres mouvements : la préparation et la mixité. Bouli (Édouard Simon), commissaire national adjoint du mouvement, et Simon Lévitte, secrétaire général, ont eu un accident de voiture qui va leur permettre d’échapper à la mobilisation. Aussitôt rétablis, ils s’emploient à restructurer les E.I.F.

 

5 décembre 1939 à Maison de Moissac. Le maire, Roger Delthil, réserve un accueil chaleureux aux premiers arrivants. Roger Delthil qui est aussi médecin assurera le suivi des enfants jusqu’en 1942. Des habitants de Moissac sont embauchés parmi lesquels un couple de réfugiés espagnols.

 

Entre janvier et juin 1940, suite à des difficultés financières, quatre des six maisons des E.I.F.  vont fermer : La Ruffie, Villefranche-de-Rouergue, Saint-Affrique et Saint-Céré. Avec la guerre, les deux centres d’évacuation d’enfants restant (Moissac et Beaulieu-sur-Dordogne) deviennent «Maisons d’enfants», des points de ralliement dans la tourmente.

 

Avant le déclenchement des hostilités, Robert Gamzon s’était intéressé aux chantiers ruraux où les futurs pionniers préparaient leur émigration en Palestine. Cette expérience avait d’abord été tentée début 1939, à Saumur, une expérience que Robert Gamzon et Frédéric-Shimon Hammel reprennent à leur compte selon un «plan de retour à la terre» auquel ils donnent forme à partir d’août 1940, avec la création des fermes-écoles. Cette orientation correspond à la recommandation des maîtres du Talmud : «choisir un métier manuel directement productif (tout à fait dans la tradition juive) au lieu des gagne-pain que nous avaient imposés, au cours des âges, les incessantes persécutions», ainsi que l’écrit Isaac Pougatch dans «Robert Gamzon». Ironie du sort, pourrait-on dire, cette orientation rejoint celle de Vichy et son mot d’ordre : le retour à la terre. Les fermes-écoles juives vont ainsi bénéficier des subventions de l’État français au titre de centres de formation professionnelle. Par ailleurs, le mouvement des E.I.F. s’emploie à rassembler la jeunesse juive, à renforcer le sentiment patriotique mais aussi la foi religieuse. En décembre 1940, Édouard Simon est nommé auprès de Robert Gamzon pour diriger les Centres artisanaux et ruraux tandis que Shatta se voit attribuée la direction des Centres d’enfants des E.I.F.

 

L’afflux d’enfants est tel que le 18 quai du Port ne suffit plus. Le 12, le 10 puis le 16 quai du Port ainsi que des appartements et des chambres à l’hôtel Napoléon sont loués. La famille Cohn (voir Marianne Cohn) est logée au 5 quai Ducos. La législation anti-juive ne cesse de se durcir. Le 4 octobre 1940, Vichy autorise les préfets à interner les «ressortissants étrangers de race juive» dans des camps spéciaux. L’O.S.E. et les E.I.F. organisent des équipes d’internés volontaires dans ces camps afin d’améliorer les conditions de vie des internés mais, surtout, obtenir la libération d’enfants, ce qui leur sera possible jusqu’en juillet 1942. Grâce à leur action de nombreux enfants juifs étrangers vont échapper à la déportation et la mort.

 

Le Consistoire de Paris qui avait pris ses distances vis-à-vis des E.I.F. se rapproche de ce mouvement qui ne cesse de se fortifier et empiète sur sa mission consistoriale d’éducation des jeunes juifs. A cet effet sont nommés à leur Conseil un aumônier général, Samy Klein, et deux représentants de la jeunesse juive, dont Robert Gamzon. Par ailleurs, les E.I.F. sont reconnus par Vichy comme l’une des six associations membres à part entière du Scoutisme français. Les E.I.F. multiplient les contacts avec les autorités de Vichy et reçoivent aide et encouragement du Secrétariat général de la Jeunesse et du ministère de l’Agriculture.

 

Dans un premier temps, la Maison de Moissac est regardée avec une certaine bienveillance par Vichy. Shatta entretient d’excellentes relations avec les autorités. Par ailleurs, Robert Gamzon bénéficie de l’aide de Gilbert Lesage, un quaker, qui dirige le Service social des étrangers (une dépendance du ministère de l’Intérieur) créé par Vichy, une aide capitale : grâce à lui la Maison de Moissac changera deux fois de statut, ce qui lui permettra d’accueillir de jeunes juifs étrangers menacés de déportation. Gilbert Lesage sera reconnu «Juste parmi les Nations».

 

La Maison de Moissac a un besoin urgent de cadres. En effet, de nombreux Juifs français et étrangers sont mobilisés. Des jeunes s’improvisent moniteurs, éducateurs, professeurs. 1er octobre 1940, le «Statut des Juifs» est adopté. Les E.I.F. saisissent l’occasion et sollicitent femmes et hommes exclus de leurs professions. Certains d’entre eux acceptent la proposition ; et ainsi va se constituer un groupe de cadres, Juifs français et étrangers d’âges divers. Parmi eux, des agrégés et des ingénieurs des grandes écoles.

 

Le scoutisme reste une préoccupation des E.I.F., un scoutisme juif capable de former des hommes juifs. Pour ce faire, il faut des cadres et encore des cadres. C’est pourquoi les camps de formation de chefs scouts restent ouverts durant les hostilités, avec un enseignement axé sur l’hébreu, l’histoire et la pensée juives, un enseignement où le jeune rabbin Samuel (Samy) Klein a un rôle central (il rejoindra les maquis et sera exécuté par les Allemands en 1944). L’équipe dirigeante organise des sessions spéciales pour les futurs cadres, l’équivalent des sessions de l’École nationale d’Uriage. Ces «yeshivot en plein air» mettent l’accent sur l’histoire de la philosophie juive, l’étude de la Bible et du Talmud, les apports du judaïsme à l’Humanité, le hassidisme, le folklore juif, la littérature hébraïque et le yiddish, avec cours sur «la solution du problème juif» et «le retour à la terre», sans oublier la gymnastique, beaucoup de gymnastique. Sous la pression des événements, les valeurs scoutes passent peu à peu au second plan et cèdent la place à la défense de la culture et des traditions juives. En novembre 1940, Simon et Denise Lévitte ouvrent au 12 quai du Port un centre de documentation. Ils sont aidés par Marianne Cohn. Par ailleurs, Simon Lévitte met en place une bibliothèque circulante et des cours par correspondance destinés aux E.I.F. et à tous ceux qui désirent approfondir leur connaissance du judaïsme. Grâce à Samy Klein, qui après avoir étudié au Séminaire israélite de Paris avait séjourné dans une yeshiva de Lituanie, une collaboration avec le mouvement Yechouroun s’organise.

 

L’exode a disloqué les organisations communautaires. Les E.I.F. vont s’efforcer de remédier à cette situation et s’engagent dans la réorganisation de nouveaux centres cultuels qui puissent apporter aide et réconfort mais aussi rassembler afin de défendre les traditions juives et le judaïsme. Des cercles d’études sont créés, une opportunité pour les éclaireurs juifs de la zone nord interdits de scoutisme par une ordonnance allemande d’octobre 1940. Sous couvert de ces cercles d’études, les jeunes juifs, qu’ils soient scouts ou non, vont se réunir afin d’analyser les cours préparés par Simon Lévitte et Samy Klein. Edmond Fleg adresse ses conférences par correspondance. Moissac devient un centre névralgique des E.I.F. où le secrétaire général, Simon Lévitte (que remplacera Marc Haguenau, à partir de février 1941) multiplie les courriers sur les sujets les plus divers. Bilan de l’Équipe nationale : «Nous avons maintenu depuis juin 1940 : deux centres d’évacuation d’enfants, vingt-trois unités scoutes en zone libre et en Afrique du Nord ; créé soixante-six unités nouvelles en introduisant le Scoutisme E.I.F. dans dix-neuf villes, des écoles de chefs, un centre de documentation, vingt-deux cercles d’études, une ferme-école, deux chantiers ruraux, des ateliers artisanaux, des équipes sociales. Servir la France et le Judaïsme, telle est notre Promesse.»

 

Parmi les guides spirituels de Moissac, Edmond Fleg que l’affaire Dreyfus a fait revenir vers la communauté. Dans son livre «Pourquoi je suis juif», il analyse les raisons de sa fidélité au judaïsme. Ce livre sera un guide pour une génération de Juifs et tout particulièrement pour Robert Gamzon. Après la mort en 1940 de ses deux fils, Maurice et Daniel, Edmond Fleg va s’engager corps et âme auprès des E.I.F. Autre chef scout dont l’influence est déterminante pour le mouvement, Léo Cohn (1913-1944). Il faut lire le livre de Frédéric Hammel (1907-2001), «Souviens-toi d’Amalek» (un témoignage sur la lutte des Juifs en France, de 1938 à 1944), où passe la lumineuse figure de Léo Cohn. Comme tant d’autres chefs, ce dernier s’emploie à cacher les enfants menacés et devient aumônier itinérant afin de ne pas perdre le contact avec eux. Il travaille pour l’Armée juive (A.J.) et organise le passage de clandestins par les Pyrénées. Il sera arrêté par la Gestapo et mourra en déportation. Autre figure du mouvement des E.I.F., Isaac Pougatch, formé auprès des maîtres du Talmud et grand connaisseur de la culture yiddish. Il inaugura l’un des premiers chantiers ruraux des E.I.F., à Charry, près de Moissac. Il relate son expérience dans un livre : «Vie d’une communauté de jeunesse : expériences faites dans un chantier de jeunesse juive en France. 1940-1942» (Éditions de la Baconnière, 1945).

 

Les E.I.F. et la Maison de Moissac, tant de figures à évoquer, parmi lesquelles Simon Lévitte et son jeune frère, Georges ; mais aussi Jacob Gordin qu’évoque Frédéric Hammel dans «Souviens-toi d’Amalek», Jacob Gordin dont l’enseignement fut une révélation pour des philosophes majeurs, parmi lesquels Emmanuel Levinas et Léon Ashkénazi. Ci-joint, un lien Akadem concernant cet homme peu connu :

www.akadem.org/dyn/open.php?lien=/photos/…/3544…Gordin

 

La vie de la Maison de Moissac suit l’organigramme et la hiérarchie des scouts. Les enfants poursuivent leurs études à l’école primaire où ils sont inscrits sous leur vrai nom. Parmi les aînés, certains poursuivent leurs études au collège tandis que les autres, plus nombreux, travaillent dans des ateliers de formation professionnelle. Certains enfants doivent apprendre le français. Freddy Arom (né en 1930) : «Moissac était la troisième école de ma vie. Düsseldorf en allemand, de 1936 à 1938 ; Anvers, une école juive où on parlait yiddish et flamand, de 1938 à 1940 ; pas d’école parce que j’étais au camp, entre 1940 et 1941 ; et j’avais onze ans lorsque je suis arrivé à Moissac». Il lui fut impossible de se mettre à niveau. Freddy Arom n’en deviendra pas moins ethno-musicologue au CNRS. Les jeunes juifs de nationalité française sont donc répartis entre l’école et le collège de Moissac mais il faut trouver un emploi aux jeunes juifs étrangers afin de leur éviter l’internement. En attendant que les ateliers ouvrent, les plus grands sont placés chez des artisans de Moissac. C’est aussi cela «renverser la pyramide», un mot d’ordre de Robert Gamzon devenu encore plus impératif avec le «Statut des Juifs». Le travail en atelier, pour les aînés, s’effectue le matin ; des cours d’enseignement généraux leur sont dispensés l’après-midi.

 

Le 2 mars 1941, l’atelier de reliure ouvre sous la direction de Max Aron ; puis, quelques jours plus tard, l’atelier d’ajusteurs-mécaniciens ; en avril, c’est au tour de l’atelier de menuiserie, avec le matériel récupéré avenue de Ségur et en septembre, de l’atelier de coupe et de couture. Shatta Simon obtient la possibilité d’exploiter un terrain en friche près de la Maison de Moissac pour y pratiquer le maraîchage. En novembre 1941, soixante jeunes sont répartis entre les différents ateliers. En juin 1942 s’ouvrent un atelier de prothèses dentaires, un d’électricité et un de photographie. Le Commissariat au chômage du département (du Tarn-et-Garonne) ne tarit pas d’éloges sur l’excellence de la formation et le faible coût des ateliers. Éloges aussi de la part du Secrétariat général du Scoutisme français.

 

Le livre de Catherine Lewertowski est aussi — et d’abord — un hommage à Shatta Simon, que l’auteur rencontra au château de Laversine, propriété de Nelly et Robert de Rothschild, Shatta qui en pleine guerre trouva la force de subvenir aux besoins de cent cinquante à deux cents enfants.

 

Début 1941, la Maison de Moissac obtient le statut de «Centre de formation professionnelle», baptisé «Centre Maurice et Daniel Fleg», du nom des deux fils d’Edmond Fleg.

 

Ci-joint, un très riche lien sur Robert Gamzon (totem «Castor soucieux») par Isaac Pougatch :

www.le-scoutisme-francais-en-franche-comte.org/gamzon.html

 

Akadem propose en PDF un panorama complet sur la Résistance juive en France :

http://www.akadem.org/photos/contextuels/1196_reseaux_de_resistants_juifs_1_photos.pdf

 

Et des repères chronologiques sur les E.I.F. :

http://www.akadem.org/photos/contextuels/6368_eeif.pdf

 

Shatta : «Lorsque les enfants arrivaient à Moissac, ils étaient séparés de leurs parents parfois depuis longtemps. Alors, imagine-toi : une maison où tout le monde sourit ! Tout ce qui était la vie était important. Le Shabbat du vendredi soir, c’était splendide ! Beaucoup de fleurs. Des draps qui devenaient des nappes blanches. Malgré toutes les difficultés, la nourriture du vendredi soir et du samedi, c’était aussi bien que chez nos parents.»

 On danse la hora, une danse traditionnelle juive d’origine roumaine. 

 

 (à suivre)

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