Cet article est constitué de fragments qui pourraient s’insérer dans de vastes compositions. J’ai écrit ce texte suite à l’invitation de Sarah Cattan que je remercie.
Bernard Chouraqui
Je me dois d’évoquer la figure de Bernard Chouraqui, cousin d’André Chouraqui. Je l’ai découvert par hasard sur Internet où sa présence est plus que discrète. Une notice biographique le présente ainsi : « Bernard Chouraqui est né en 1943 à Oran, en Algérie. Dans chacun de ses livres, il développe une pensée de la liberté résolument opposée aux diverses formes du nihilisme contemporain. Il partage son temps entre Paris et Mitzpe-Ramon, en Israël. Il y met en œuvre un projet à vocation universaliste où chacun, Juif ou non, est invité à découvrir sa judéité ». Il est par ailleurs présenté comme « l’un des philosophes juifs les plus importants d’aujourd’hui ». Ma curiosité fut mise en éveil et je m’en voulus d’avoir ignoré aussi longtemps jusqu’à son nom. J’ai donc commandé plusieurs de ses livres. Ces lectures ont donné une suite de onze articles (publiés sur mon blog). Bernard Chouraqui a demandé à me rencontrer, j’en ai été honoré. Je lui ai rendu visite dans son petit appartement parisien. Nous étions entourés de piles de livres qui semblaient tenir, si j’ose dire, par l’opération du Saint-Esprit, avec cette odeur de vieux papier que j’aime tant. Bernard Chouraqui est aujourd’hui dans un EHPAD. Il souffre d’un grave traumatisme, suite à une attaque particulièrement meurtrière dans le Néguev dont il rend compte dans la vidéo suivante :
https://www.youtube.com/watch?v=enVyShvsWPc
La pensée de ce philosophe est torrentielle. En le lisant on se sent à bord d’un bateau en pleine tempête, une tempête non pas destinée à vous noyer mais à vous faire parvenir à bon port, après des efforts il est vrai. Lire Bernard Chouraqui est exaltant, j’insiste. L’intelligence est brassée, prise dans de larges mouvements liquides mais aussi dans des compositions kaléidoscopiques en constante expansion. Cet homme est une source d’énergie. Il est immensément chaleureux, on l’admire et on aimerait le serrer dans ses bras – un frère. Je pensais lui rendre visite dans le Néguev, à Mitzpe-Ramon ; mais ce sera dans un EHPAD, à Paris, si Dios quiere comme disent les Espagnols.
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J’ai évoqué Reuven Rubin dans cette suite de cinq articles intitulée « Mon intérêt pour les choses juives » ; c’est un peintre très émouvant mais j’ai oublié de citer Nahum Gutman que je cite dans un autre article. Nahum Gutman ! Alors que je séjournais à Tel Aviv entre deux périodes au SAR-EL (au Beit Oded, l’hôtel du SAR-EL de l’IDF, entre Jaffa et Tel Aviv), j’ai découvert l’œuvre de Nahum Gutman et j’ai compris que la forte attirance que j’avais pour cette ville se voyait confirmée par certaines de ses œuvres, l’une d’elles en particulier est reproduite ci-dessous.
Cette œuvre de 1934 m’est particulièrement chère. Lors d’un voyage en Israël, en 2012, je notai sous l’œuvre en question : « Nahum Gutman. Une vision de Tel Aviv à ses débuts, une métropole née de rien, ou presque, il y a à peine un siècle. A gauche, on devine la ville arabe, Jaffa. Et cette longue construction blanche pourrait être le lycée Herzliya dont il a été question dans un précédent texte. Dans cette vision rêvée, l’artiste a placé les débuts de Tel Aviv à bonne distance de Jaffa. » Et dans ce même article, je notai : « Au Musée Nahum Gutman. Ce que je préfère dans cette œuvre très variée ce sont les petits dessins à la plume ou au crayon sur des bouts de papier jauni qui décrivent des scènes de la construction de Tel Aviv, dans les années 1930 et 1940, comme ces ouvriers pavant une rue ou travaillant sur des échafaudages, avec des dromadaires porteurs de matériaux de construction. Outre ces petits croquis, précieux documents sur la naissance d’une ville qui ne peut être comparée à aucune autre, j’apprécie les illustrations pour livres d’enfants qui constituent une part importante de son œuvre. La belle esquisse pour la couverture de ‟In the Land of Lobengulu King of Zulu”. Et j’allais oublier les scènes balnéaires, avec mamans et enfants, et portuaires, avec dockers. Dans l’atelier de l’artiste, je remarque une monographie sur Dufy, ce qui ne me surprend guère : j’avais pensé à lui devant certains dessins de Nahum Gutman. » J’insiste auprès de celles et de ceux qui me lisent : si vous allez à Tel Aviv et aimez Tel Aviv, n’oubliez pas le Nahum Gutman Museum of Art.
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Parmi les artistes contemporains l’un d’eux m’émeut particulièrement : Christian Boltanski. J’ai commencé à m’intéresser à lui au cours de mes années d’études, il y a une trentaine d’années, sur les conseils de professeurs puis à partir de lectures et de visites d’expositions. Je ne savais pas que cet artiste était juif. A ce propos, je me moque a priori de savoir qui est juif ou qui ne l’est pas ; je ne suis pas employé au Commissariat général aux questions juives. Simplement, après m’être passionné pour cette œuvre et avoir noté un air de famille prononcé avec l’œuvre de Daniel Spoerri et Georges Perec, j’ai appris que cet artiste était juif. Je me suis alors dit que nombre de mes sympathies étaient juives ; je ne puis pour autant cacher que parmi mes profondes antipathies figurent des Juifs, dont l’inénarrable Schlomo Sand, Ilan Pappé, Noam Chomsky ou Norman Finkelstein pour ne citer qu’eux, des contempteurs d’Israël qui dans bien des cas semblent être plus portés par des considérations idéologiques que par un souci de rigueur historique, à commencer par Schlomo Sand. Mais je me suis égaré.
Je viens d’évoquer Georges Perec. Lorsque j’ai commencé à le lire, dans le secondaire, j’ai compris que j’avais affaire à une rencontre essentielle. Je ne m’intéressais pas à ses origines ; je pensais qu’il était peut-être breton. Perec… J’ai su bien après qu’il n’en était rien, que la graphie de son nom, Perec, était celle de son père, mais non celle de son grand-père ou de son oncle qui, eux s’appelaient Peretz, ce qui me conduisit vers la Pologne juive. Idem avec Daniel Spoerri, artiste de la mémoire avec notamment ses tableaux-pièges, Daniel Isaak Feinstein de son vrai nom et dont la mère avait fui la Roumanie avec ses enfants, après l’assassinat de son mari en 1941 (pogrom de Iași), pour se réfugier en Suisse. C’est ainsi, les émotions les plus profondes, les plus intimes, m’ont souvent été données par des penseurs, des intellectuels et des artistes juifs. Une fois encore, il ne s’agit pas d’établir des hiérarchies ; simplement, je me suis demandé s’il s’agissait d’un hasard.
Un jour, d’un coup, j’ai compris que non, je l’ai compris par les Feuilles de Témoignage de Yad Vashem. J’ai compris que le peuple juif était le peuple de la mémoire par excellence. On me répliquera que tout peuple ne se constitue et ne vit que par une mémoire partagée et que de ce point de vue le peuple juif n’est en rien une exception, ce qui est vrai. Mais le peuple juif a constitué sa mémoire sur des millénaires, une mémoire toujours menacée et qu’il lui fallait transporter, ce qu’il a fait avec une ténacité exceptionnelle, en développant des techniques très originales. Et il y a un lien très étroit entre l’œuvre de Christian Boltanski, celle de Georges Perec (et je pense en particulier à « Je me souviens » ou à « W ou le souvenir d’enfance ») et « Dora Bruder » de Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014 ; et je pourrais poursuivre cette liste.
Les Feuilles de Témoignage de Yad Vashem sont une technique de sauvegarde de la mémoire d’un peuple. Il faut les étudier, étudier le concept qui les porte et qui rejoint ceux mis en œuvre par Christian Boltanski, Georges Perec et Patrick Modiano dans certaines de leurs œuvres les plus importantes. « Les Feuilles de Témoignage sont des formulaires créés par Yad Vashem pour restaurer les identités personnelles et reconstituer les biographies des six millions de Juifs assassinés par les nazis et leurs complices. Remplies et déposées par des rescapés, des membres de la famille ou des amis, pour honorer la mémoire des Juifs assassinés pendant la Shoah, ces formulaires d’une page, contenant les noms, les détails biographiques et, le cas échéant, les photographies de chaque victime, sont les “pierres tombales” symboliques des victimes », peut-on lire sur le site de Yad Vashem. Les “pierres tombales” symboliques… C’est par une Feuille de Témoignage que j’ai pu savoir que « l’inconnue de Montauban » était Marianne Cohn, une histoire intimement liée à celle d’un proche parent ; et je me permets de mettre en lien trois articles que j’ai écrits en hommage à cette Résistante juive et à un proche parent :
« Marianne Cohn (1922-1944) – Fragments biographiques désordonnés ramassés dans l’atelier du souvenir » :
https://zakhor-online.com/?p=8842
« Ma rencontre avec Marianne Cohn » (en deux parties)
https://zakhor-online.com/?p=18480
https://zakhor-online.com/?p=18483
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Israël et le peuple juif ont une autre tâche, une tâche prioritaire, une tâche non moins importante que la recherche médicale et la lutte contre diverses maladies dans lesquelles Israël est pionnier. Israël doit aider à réparer le monde (et je pourrais en revenir à la notion de Tikkoun Olam) d’une manière particulière (et urgente) qui va dans le sens de sa tradition. Et que l’on ne m’assimile pas à un fondamentaliste religieux ou à un néo-iconoclaste : j’ai fait des études intimement liées à l’image, je ne renierai jamais mes émotions devant des œuvres d’art qui exaltent la figuration, je les cultive même : peintures, dessins, sculptures, photographies, etc.
Il s’agit de quelque chose de véritablement sinistre, soit l’emprise radicale de l’image sur nos intelligences et nos sensibilités, une emprise qui peu à peu mais d’une manière implacable réduit l’importance de la parole et de l’écrit. Pierre Lurçat analyse ce phénomène, stimulé par les travaux de cette grande dame que fut sa mère, Liliane Lurçat récemment décédée. Ce problème m’obsède, je dois le dire : comment vivre sans l’écrit et se contenter de l’image ? Il y a peu, dans un quotidien espagnol, une entrevue en double page avec Lucie J. Lipschütz Gabriel a avivé en moi cette inquiétude. Lucie J. Lipschütz Gabriel est née à Paris en 1929, elle a vécu plusieurs exils et a décidé d’habiter les mots des langues qu’elle parle, comme l’ont fait beaucoup de Juifs de sa génération et des générations précédentes. Les langues et les livres sont devenus sa demeure. Elle désigne le XXe siècle comme le siècle des sigles et je conseille la lecture de son très beau livre réédité en Espagne il y a quelques années, « El siglo de las siglas ». Oui, nous vivons bien dans le siècle des sigles ainsi que l’a magistralement montré Victor Klemperer dans « LTI – Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen » (« Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue »), un livre qu’il élabora à partir des matériaux accumulés dans son journal, de 1919 à 1945. Lucie J. Lipschütz Gabriel note que ce siècle de sigles a été un siècle de mépris et d’humiliation pour l’homme. Dans cette entrevue, elle signale plus particulièrement les sigles S.S. et K.G.B. Sa famille eut à souffrir des Bolcheviques puis des communistes, à Barcelone, au début de la Guerre Civile d’Espagne. Et les sigles se multiplient, ne cessent de se multiplier. Lucie J. Lipschütz Gabriel n’est pas a priori hostile à l’image ; elle a écrit des scénarios pour le cinéma et la télévision, en Argentine et en Espagne ; mais elle signale sans pathos que la toute-puissance de l’image via la télévision puis Internet, que l’effacement de la parole et plus encore de l’écrit – du livre – nous mettent en grand danger d’appauvrissement intellectuel et spirituel. Toutes langues confondues, maîtrisera-t-on encore la syntaxe, la grammaire et l’orthographe dans une génération ou deux ? Le trésor des expressions et du lexique sera-t-il amoindri ? L’homme se retrouvera-t-il dans un désert mental, cerné d’images et d’effets spéciaux ? Et c’est là qu’intervient Israël dans mes espoirs. Israël a reçu un message sur le Sinaï, un message qui est l’acte fondateur d’Israël, un événement non moins important que celui du 14 mai 1948.
Sur le Sinaï, ce peuple a reçu une parole, un souffle, puis il est devenu le peuple du Livre, une spécificité activée par l’exil. A ce propos, je me souviens de ce vieil ami rescapé d’Auschwitz qui, préoccupé s’interrogeait sur la spécificité juive. Il se prenait une fois encore la tête à deux mains. Nous étions assis sur la terrasse de sa maison, devant un paysage verdoyant dans lequel on suivait par fragments le cours de la Dordogne. Il s’interrogeait : « Mais qu’est-ce que les Juifs ont de si particulier ? » Silence. « Nous avons probablement lu avant tout le monde, nous avions toujours un livre entre les mains, nous trimbalions toujours un livre ». Et il parut soulagé, satisfait de sa réponse. Je l’étais aussi. J’en ai conclu que le peuple juif est aussi le gardien de la parole et de l’écrit face à cette prolifération d’images qui, aujourd’hui, nous submerge et menace de nous engloutir. Pierre Lurçat notait tristement que les femmes et les hommes d’aujourd’hui marchent de plus en plus la nuque baissée (signe de soumission) : ils consultent leur smartphone tout en marchant. Ne serait-il pas temps de se redresser ? La scoliose ne menace pas que la colonne vertébrale…
Le peuple juif est le gardien de la réflexion (le texte et la parole) face à l’émotion (l’image), l’émotion qu’il ne s’agit pas de proscrire mais de maîtriser, de faire aller main dans la main avec la réflexion. Et il me semble que c’est l’un des enseignements de la Bible et du Talmud.
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Une amie m’a écrit hier soir, suite à la publication de ces cinq textes, « Mon intérêt pour les choses juives ». Je relève ce passage dans son courriel : « Tu exposes les raisons religieuses et intellectuelles de ton attirance pour Israël, ce qui n’explique pas ton « pro-Israël » d’instinct ; tes analyses le confortent mais ne l’expliquent pas. En cherchant à comprendre pourquoi on est pro-Israël, j’ai repensé à une phrase de mon mari, non-juif, au début de notre rencontre en 1965. Les religions ne l’ont jamais intéressé et savoir si Dieu existe ou non n’est pas son problème. En 1965, mon long séjour en Israël était bien présent dans ma mémoire et j’en parlais volontiers. Ses remarques positives en faveur d’Israël m’étonnaient car il ne suivait pas les actualités au Proche et au Moyen-Orient. J’ai fini par lui poser la question « Pourquoi aimes-tu Israël ? » Il m’a répondu sans hésiter : « Parce qu’aimer Israël est pour moi une évidence ». Je rapporte les mots de cette amie, mots qui viennent à propos car mon attirance pour Israël relève d’abord de l’instinct. J’ai beau multiplier les analyses, il reste ce mystère : pourquoi aimes-tu Israël ? Je pourrais inverser la perspective et dire que si je m’efforçais de m’éloigner d’Israël, j’aurais le sentiment de me trahir, de boiter, de marcher de travers. Pourquoi ? Je ne sais et c’est bien ainsi.
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L’antisémitisme de droite a été très étudié. Il connaît des variations mais sa structure est plutôt stable. L’antisémitisme de gauche est moins connu et, dans bien des têtes, on ne peut être de gauche et antisémite. Je ne vais pas rentrer dans le détail de cette affaire plutôt entortillée et qui a été exposée très minutieusement et sans parti pris idéologique par divers historiens dont l’un des plus conséquents, à ma connaissance, est Michel Dreyfus avec son livre « L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours », livre dont j’ai fait une recension en neuf parties. Il s’agit de l’exposé d’une tradition qui n’est pas moins « riche » que celle de droite. Cette tradition à présent agrémentée d’antisionisme est très présente en France, d’une manière volontiers sournoise dans les médias mainstream. Je ne puis taire que lorsque je prends connaissance de ce qui se dit dans les médias de France, je suis effrayé par le mélange d’arrogance et d’ignorance avec un côté donneur de leçons et morale à deux balles. Je quitte ces turnes en me bouchant le nez. « Marx antisémite ? » de Francis Kaplan est une lecture également édifiante.
En Espagne, l’antisionisme mâtiné d’antisémitisme est aujourd’hui franchement le fait de la gauche (il n’en a pas toujours été ainsi), une tendance qui s’accentue à mesure que l’on va vers l’extrême-gauche, avec Podemos notamment. Les grands défenseurs d’Israël se trouvent chez Libertad Digital, un journal numérique édité intégralement en espagnol depuis mars 2000 et qui bénéficie d’une audience assez importante dans la droite hispanophone. Ainsi que je l’ai signalé dans un article, le quotidien El Mundo (centre-droite) est plus favorable à Israël que le quotidien El País (centre-gauche, organe du P.S.O.E.) qui sur cette question tend à se rapprocher du quotidien Le Monde, une publication qui s’emploie avec entêtement et sournoisement à dénoncer Israël. Mais c’est dans l’ABC (quotidien catholique et monarchiste) que j’ai lu les articles les plus favorables à Israël. C’est ainsi ; ce qui doit être dit doit être dit et je n’analyserai pas ici cet état des lieux.
Olivier Ypsilantis
Cher Olivier
Je partage beaucoup de tes préoccupations comme tu le sais,
concernant le “siècle des sigles” et la “civilisation de l’image” que tu évoques, je pense comme toi qu’il s’agit d’une immense régression et que cela participe du retour au paganisme contre lequel Israël s’est dressé jadis, et que la réponse doit sans doute venir également d’Israël aujourd’hui (mais pas seulement). Sujet crucial…
Amitiés
Pierre