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Ma rencontre avec Marianne Cohn – 2/2

 

Mais j’arrête avec des informations que vous trouverez sur Internet (les sites où apparaît Marianne Cohn sont nombreux) et j’en reviens aux souvenirs de mon oncle où la figure de Marianne Cohn s’inscrit en filigrane, discrètement, mais avec une parfaite précision. Car, je le redis, toute cette enquête s’appuie sur ce court passage que je triture depuis des années et qui me dit enfin quelqu’un que je pense pouvoir nommer avec certitude.

  • Le séjour de Marianne Cohn à Moissac coïncide avec cette relation. Elle était à Moissac avant l’arrivée de mon oncle à Montauban, avant son engagement au 3ème Régiment de Hussards ; elle avait quitté le Tarn-et-Garonne des mois avant l’invasion de la zone non occupée.
  • La description physique ne contredit en rien les photographies que j’ai pu consulter en ligne, dont ce portrait, le plus volontiers reproduit, qui montre une jeune femme séduisante et aux cheveux plutôt courts, ce qui à l’époque était rare. Peut-être avait-elle un chignon, je ne sais. Dans le livre de Catherine Lewertowski, “Les enfants de Moissac, 1939-1945”, un passage va dans le sens de ce que rapporte mon oncle à propos de sa coiffure, un passage qui me fut signalé par Catherine Lewertowski qui m’aida ponctuellement dans ma recherche. Je rappelle que mon oncle a rédigé ses souvenirs une cinquantaine d’années après les faits, peu avant de décéder donc. La mémoire peut introduire des distorsions. Par exemple, Marianne Cohn était plutôt petite contrairement à ce qu’il rapporte. Le style sport-chic est bien le sien, avec ces amples chemises kaki, avec ce corsage blanc (sur cette photographie prise à Moissac et qui la montre au milieu de membres du M.J.S. (Mouvement de jeunesse sioniste), assise, adossée à un arbre). Et tout indique qu’elle ne se maquillait pas.
  • “Nous espérions tous deux pouvoir intégrer un mouvement de résistance…” J’ai toujours pensé qu’elle n’avait pas survécu à la guerre (sinon, n’ai-je cessé de me répéter, elle aurait adressé un signe, aussi discret soit-il, à celui qu’elle avait rencontré à Montauban), qu’elle avait été tuée en mission ou déportée pour faits de résistance. Il y a une quinzaine d’années, lorsque j’ai commencé cette enquête, une employée du C.D.J.C. m’orienta vers une autre grande Résistante, Ariane Knout ; mais je me suis vite rendu à l’évidence : Ariane Knout – “Régine” – ne pouvait être celle que je recherchais. Lorsque j’ai rencontré le nom “Fanny Neiger” dans The Central Database of Shoah Victims’ Names, nom auquel m’avait conduit “Montauban”, je m’y suis arrêté car la Feuille de Témoignage précisait son appartenance à la Résistance. La date de sa naissance (1915) n’entrait pas dans la période que je m’étais imposée (entre 1918 et 1923), elle ne décourageait toutefois pas cette recherche. Mais Fanny Neiger n’était pas Ariane…

 

Ariane Knout (1905-1944)

 

  • Ariane… Je n’ai jamais tenu ce prénom pour vraiment faux. Mais les Ariane nées dans les années 1920 sont très peu nombreuses. Pourquoi donc avoir choisi un prénom si peu porté, susceptible d’attirer l’attention donc ? Pourquoi ne pas avoir choisi l’un de ces prénoms alors si populaires ? Il y avait une clé à trouver. J’ai donc étudié les dérivés du prénom Ariane, assez nombreux, dont Aranka, très porté par les Juives d’Europe centrale et balkanique. Yad Vashem en dresse une liste considérable. J’ai repassé la mythologie grecque. Jacqueline Bromberger me conseilla d’écrire un roman, elle me conseilla même des titres, dont “Le fil d’Ariane”. Mais je n’avais aucun roman en tête ; je n’ai jamais eu aucun roman en tête. Ariane était une clé, un fil que je n’aurais jamais dû lâcher. J’ai donc répertorié ces femmes assassinées dont Yad Vashem a recueilli les noms, les prénoms, des dérivés d’Ariane. Je n’avais pas pensé à ce prénom qui n’est en rien un dérivé d’Ariane mais qui se tient pourtant tout près de lui : ARIANE, MARIANNE. Cette proximité aurait dû s’imposer sans tarder. Et je m’en veux. J’en étais à rechercher un fil du côté de la mythologie grecque… Marianne, un prénom alors très porté par les Juives allemandes, ce que j’ai pu vérifier, une fois encore, par Yad Vashem. Ce glissement de Marianne à Ariane va dans le sens d’un autre glissement, très astucieux, celui de COHN à COLIN, avec ce H dont la barre est retouchée (Marianne Cohn travailla aussi à la fabrication de faux documents, à Grenoble), ce qui donne H = LI. Colin, un nom qui ne pouvait éveiller la moindre suspicion. Et, de fait, Marianne Cohn sera tuée en tant que Résistante. Mila Racine, du Mouvement de jeunesse sioniste (M.J.S.), sa sœur de combat, sera déportée en tant que Résistante ; dirigée vers Compiègne (et non Drancy, réservé aux Juifs) puis Ravensbrück et Mauthausen enfin où elle périra dans un bombardement allié quelques jours avant la libération du camp.

 

 

  • “Son prénom était bien Ariane mais son patronyme était faux, et c’est avec des papiers falsifiés que ses parents et elle se protégeaient des autorités”. Très peu de Juifs se présentèrent aux autorités sous un faux nom. Des historiens (dont Léon Poliakov) l’ont bien montré. Découvrir un pseudonyme à côté d’un nom est donc en la circonstance un indice de poids. Sur le registre d’écrou (au n° 625) de la prison d’Annemasse, Marianne est devenue Marie, Marie Colin. Ariane, Marie, autant de variations à partir de Marianne. Sur ce registre, elle s’est fait naître à Montpellier. La date de naissance est quant à elle exacte : 17 / 9 / 22. Pourquoi Montpellier ? Je ne sais. Peut-être parce que cette naissance pouvait “expliquer” son type disons méridional : peau mate, cheveux de jais. Peut-être aussi pour une raison sentimentale, parce que le Mouvement de jeunesse sioniste était né dans cette ville (en mai 1942) avant de transférer (fin 1942) son centre d’opérations à Grenoble, alors en zone d’occupation italienne, où Marianne Cohn avait intégré ledit mouvement.
  • “Un jour que je rentrais de mission, Ariane m’annonça que ses parents avaient décidé de rejoindre des membres de leur famille réfugiés dans la région niçoise où les occupants italiens avaient bonne réputation auprès des Juifs” ; et : “Ses parents avaient gardé secrète l’adresse niçoise où ils ne devaient rester que peu de temps avant d’être relogés à une adresse qu’eux-mêmes ignoraient”. Marianne Cohn quitte Moissac pour Grenoble bien avant l’invasion de la zone non occupée (une appellation qu’il faudrait définitivement préférer à celle de “zone libre”, zone où de vastes rafles de Juifs ont été perpétrées avant le 11 novembre 1942), elle suit le Centre de documentation et son fondateur Simon Lévitte. De septembre 1942 à janvier 1944, elle participe donc à la structuration du Mouvement de jeunesse sioniste et au placement des enfants avant d’être affectée, à sa demande, aux passages clandestins d’enfants vers la Suisse organisés par Emmanuel Racine, le frère de Mila. Ce n’était pas Nice ou sa région mais plus ou moins dans cette direction. Et c’est en reprenant cette clé, en entrant “Haute- Savoie” sur le site de Yad Vashem que les portes ont commencé à s’ouvrir comme d’elles-mêmes. Lorsqu’elle rencontra Jacques, au printemps 1941, Marianne Cohn commençait avec les Éclaireurs Israélites de France à entrer dans la Résistance.

(En aparté. J’ai relevé une plaisante anecdote et je me demande si Marianne Cohn fut de la partie. Cette anecdote prend place à la maison de Moissac, avant son départ pour Grenoble. Après avoir visité des chantiers agricoles à la charge des Éclaireurs Israélites de France, des fonctionnaires de Vichy demandèrent à visiter la maison de Moissac. Lorsqu’ils apprirent qu’une chorale avait été organisée, ils voulurent écouter les enfants. Il leur fut servi “Judas Maccabaeus” de Haendel où retentit un chant de louange à Israël. Les fonctionnaires eurent un mouvement de recul, se regardèrent et prirent congé en marmonnant des compliments.)

 

 

  • Le père décoré de la Légion d’honneur, dans le rang d’officier, et ancien combattant de la Grande Guerre, un père qui “portait non sans fierté la rosette de la Légion d’honneur”, autant de précisions qui donnaient un certificat d’honorabilité française à la famille. Mais rien n’indique que mon oncle ait vu les parents ou, tout au moins, le père ; rien n’indique qu’il l’ait vu porter “non sans fierté la rosette de la Légion d’honneur”. Alfred Cohn était-il titulaire de cette décoration ? J’en doute. Les archives de l’Université française de Strasbourg (ce qu’il en reste) ne contiennent aucun document correspondant à ce que rapporte Marianne Cohn au sujet de son père. Jacqueline Bromberger (née en 1921) qui fréquenta alors cette institution m’a dit au téléphone : « Je vous garantis que si cet homme avait enseigné dans cette université, il aurait été une “célébrité” dans la communauté juive de Strasbourg à laquelle j’appartenais. Pensez donc, un agrégé de philosophie de surcroît officier de la Légion d’honneur et juif !”

Lorsqu’ils se rencontrèrent au printemps 1941, Jacques s’était engagé (le 13 mars 1941) au 3ème Régiment de Hussards, à Montauban. Un père officier de la Légion d’honneur, officier et ancien combattant, avait par ailleurs de quoi rehausser la fille aux yeux d’un jeune simple soldat. Jacqueline Bromberger : “Il n’est pas impossible qu’elle ait voulu en rajouter vis-à-vis de votre oncle”. Ce n’était en rien le cas.

  • Je vais chercher des informations sur les parents, le père en particulier, car je ne serais pas surpris qu’Alfred Cohn ait enseigné la philosophie ou une discipline proche (sémantique, épistémologie, esthétique, etc.), plutôt que les sciences de la nature.

Je le répète, Ariane/Marianne ne bouleversait pas les données, elle les infléchissait, ce qui est beaucoup plus efficace. Elle ne s’en remettait pas au : Plus c’est gros, mieux ça passe.

Les parents ont-ils laissé des écrits ? Ont-ils publié ? Je le redis, je poursuivrai cette recherche, et d’abord pour m’assurer définitivement qu’Ariane et Marianne ne font qu’une ; mais surtout pour mieux convaincre ceux qui me liront ou m’écouteront. Car je n’ai pas de preuve A.D.N., de photographie, de film, rien, je n’ai rien que cette page de souvenirs. Et je n’ai jamais retrouvé ces “deux ou trois billets laconiques qui se voulaient rassurants” ; j’aurais alors pu comparer l’écriture avec celle d’autres papiers probablement laissés par Marianne Cohn ; ils m’auraient apporté la preuve irréfutable… où m’auraient montré l’inanité de mes déductions. Il y a peu l’ouverture d’un secrétaire ayant appartenu à mon oncle, et dans lequel furent trouvés des documents relatifs à cette période, me fit espérer ces “deux ou trois billets laconiques”, mais rien.

  • Enfin, je trouve une réponse à une question qui m’a préoccupé dès le début de cette recherche. Où était la famille ? Où étaient les parents ? Ariane semblait jouir d’une parfaite liberté : “Ariane qui était bridgeuse vint faire le quatrième dans mon garni. Un jour, elle y resta et l’on nous vit partout ensemble”. Bien sûr, elle aurait pu être seule. Mais les réfugiés voyageaient généralement en famille. Et elle n’avait pas vingt ans. A présent je comprends mieux : elle n’habitait pas à Montauban où vivait mon oncle ; elle habitait dans les environs, quelque part dans le Tarn-et-Garonne. Et, de fait, j’ai commencé par chercher du côté d’Auvillar (ce qui m’a conduit à Adèle Kurtzveil), de Toulouse, où même d’un département limitrophe, la Dordogne où les réfugiés juifs étaient nombreux, répartis dans les villages. J’ai été en contact avec les Archives départementales de la Dordogne et j’ai “épluché” la somme de Bernard Reviriego : “Les Juifs en Dordogne, 1939-1944” et ses quelque mille sept cents notices biographiques. Mais je n’avais pas pensé à Moissac car j’ignorais tout, à commencer par l’existence de cette colonie d’enfants et d’adolescents au bord du Tarn. Je suppose que Marianne venait à Montauban pour se changer de Moissac. Elle quittait le village pour la ville, d’autant plus que la préfecture du Tarn-et-Garonne était alors pleine de réfugiés qui donnaient à la ville une ambiance animée ; j’ai lu plusieurs témoignages à ce sujet. Manuel Azaña y était mort peu avant, en 1940, le 3 novembre ; et peut-être Marianne Cohn assista-t-elle aux obsèques de celui qui avait été le président d’une République en guerre. N’avait-elle pas vécu en Espagne de 1934 à 1936 ? Il me faudrait retrouver l’itinéraire espagnol de la famille et comprendre pourquoi les parents Cohn choisirent cet exil, une destination très peu fréquente dans les années 1930. Manuel Azaña et le couple Cohn se connurent-ils en Espagne ? Alfred Cohn s’engagea-t-il aux côtés des Républicains ? Je le saurai. Libérés du camp de Gurs, les parents rejoignirent leur fille en mai 1941, au moment de la rencontre qui m’occupe. Ce que j’imagine : Ariane/Marianne prenait le train à Moissac pour Montauban. Le train franchissait le Tarn, passait par Castelsarrasin puis, après une grande courbe, longeait la D 958, passait par Les Mallaurens et La Ville-Dieu-du-Temple avant d’arriver à Montauban, une trentaine de kilomètres au plus.

 

 

Marianne Cohn a été assassinée début août 1944, par des agents de la Gestapo (ou des membres de la Milice ?), dans les environs d’Annemasse, à Ville-la-Grand, peu de jours avant la libération de la région. Elle avait été arrêtée à quelques mètres de la frontière suisse. Le 19 novembre de la même année, mon oncle touché par une rafale d’arme automatique à Fenneviller (Lorraine) était laissé pour mort alors qu’il servait une mitrailleuse antiaérienne installée sur la tourelle d’un char contre des soldats allemands embusqués en lisière de forêt. Deux balles dans le corps, une dans un bras, l’autre ayant éraflé le cœur qu’il fallut recoudre, une opération exceptionnelle alors. Mais lui et ses hommes avaient fait un carnage. Après les combats, des habitants de Badonviller et des environs se risquèrent dans la forêt. Partout dans les arbres, des cadavres de soldats allemands, des Gebirgsjäger. Il pleuvait du sang dans la forêt.

Je sais par ses souvenirs qu’il n’oublia jamais celle qu’il avait rencontrée à Montauban au printemps 1941. Personne n’en saura rien jusqu’à ce qu’il se décide, pressé par des anciens de la Division Leclerc, à écrire ses souvenirs de guerre. Il la rechercha mais il est préférable qu’il n’ait rien su. Je me pose encore la question : lui aurais-je rendu compte de ma recherche s’il avait été en vie ? Lui aurais-je montré des photographies à l’écran de Marianne Cohn en lui demandant s’il la reconnaissait ? Je ne crois pas. Pourquoi ? Pour l’épargner, bien sûr. Aurais-je pris le risque de l’entraîner dans ce passé ? Je me serais probablement tu d’autant plus que son cœur était devenu fragile suite à cette terrible blessure.

Il y a quelques heures Marianne Cohn m’était encore inconnue. Jean Deffaugt (Source : Yad Vashem), dans un article consultable sur Internet, déclare que les assassins de Marianne Cohn étaient des Français de la Milice, un témoignage des plus importants : Jean Deffaugt était maire d’Annemasse au moment des faits et il figure parmi les Justes de France. (Ariane Knout de l’Armée Juive (A.J.) fut quant à elle abattue par la Milice, à Toulouse, le 22 juillet 1944, quelques jours donc après Marianne Cohn, il n’y a pas de doute à ce sujet). Quoi qu’il en soit la fin de Marianne Cohn a été atroce. Je ne lui aurais donc rien dit.

Au cours de sa longue convalescence, Jacques se rendit fréquemment au “Lutétia”, cet hôtel sur le boulevard Raspail par où transitaient les survivants des camps. Il y consultait les listes, espérant un indice, mais en vain.

Je me suis rendu à Montauban où Jacques rencontra Ariane, son “premier coup de foudre”. J’y ai fait une sorte de pèlerinage. On m’indiqua le salon de thé où il la vit pour la première fois, le “Sans Souci” aujourd’hui “Le Flamand”. J’ai pris place au fond de la salle et me suis efforcé d’imaginer leur rencontre à la manière d’un metteur en scène. Puis je suis allé à la cathédrale où Ariane et Jacques avaient écouté le sermon de Monseigneur Théas, évêque de Montauban, qui fustigeait les antisémites comme le faisait son supérieur, Monseigneur Salièges, archevêque de Toulouse.

 

“Le Flamand” où ils se sont rencontrés, alors le “Sans Souci”.

 

J’entrepris des recherches au Centre de Documentation Juive Contemporaine, rue Geoffroy-l’Asnier, où l’on m’aida spontanément. On trouva bien une Ariane. Mais l’Ariane que je recherchais n’était pas la fille de Scriabine et la nièce de Molotov, chrétienne convertie au judaïsme, mais d’un agrégé de philosophie, professeur à l’Université française de Strasbourg, ancien combattant de la Grande Guerre et officier de la Légion d’honneur…

Jacques avait eu dans l’idée de cacher Ariane et sa famille en Corrèze, chez des cousins. Mais ces réfugiés préférèrent partir pour Nice où les Italiens avaient bonne réputation auprès des Juifs. Auraient-ils été victimes d’Aloïs Brunner, comme tant d’autres ?

Lorsque le 19 novembre 1944 Jacques s’exposa sur la tourelle de son char pour en tuer (devise de son unité) pensa-t-il à cette jeune femme rencontrée au printemps 1941 ? N’avait-elle pas espéré elle aussi se battre contre l’Occupant ? N’avaient-ils pas partagé les mêmes indignations ? Les mains crispées sur la mitrailleuse, devant le haut et sombre rideau d’arbres, ne pensa-t-il pas à elle ? Je me plais à le penser. Et je pense souvent à eux, à elle, à cette femme qui aurait pu être ma tante.

Marianne Cohn me renvoie à une femme que je vis comme une possible Ariane au cours de mon enquête, Rébecca Mokotowitch (née en 1923). Elle passa par Montauban et mourut à Bergen- Belsen, le 25 mai 1945, soit quelques jours après la fin de la guerre. Je vis quelques autres femmes comme de possibles Ariane, mais fugitivement ; mes suppositions étaient vite réduites à rien. Seule Rébecca Mokotowitch m’accompagna durablement, avec ces deux Feuilles de Témoignage, l’une déposée par un cousin, en 1984, l’autre par une sœur, en 2001.

Cette recherche m’aura permis de nombreuses rencontres, certaines bien émouvantes, comme cette femme, Raymonde Ajzenbaum, qui m’écrit : “Je suis désolée, mais les renseignements que vous me donnez ne correspondent en rien à ce que je sais de ma tante. Ce n’est absolument pas la même personne. Je le regrette car une histoire d’amour comme celle-ci en temps de guerre c’est très beau, très émouvant. Je souhaite que vous la retrouviez. Et surtout, dites-le moi. Cela m’intéresse vraiment et je serais si heureuse pour vous. Je vous joins une photographie de ma tante (à côté de ma grand-mère) à Montauban afin que vous puissiez les comparer si vous la retrouvez. Ma tante et ma grand-mère (sur la photographie) ainsi que mon père sont morts en déportation”. Je lui écrirai si… C’est promis.

En complément :

Et l’enquête n’est pas close. J’aimerais rencontrer des personnes qui ont connu Marianne Cohn. J’aimerais en savoir plus sur sa famille. Sa sœur cadette est-elle encore en vie ? J’aimerais savoir si Marianne Cohn jouait au bridge, un détail qui pourrait me conforter plus encore dans la certitude qu’Ariane et Marianne ne font qu’une. J’aimerais rassembler une documentation ; par exemple, me procurer ce mémoire de maîtrise (Paris VIII Vincennes/Saint-Denis 1996-1997) de Magalie Ktorza-Renaud, “Marianne Cohn-Colin. L’image d’une jeune résistante juive pendant la guerre”.

Malgré l’intimité qu’eurent Ariane et Jacques, elle ne lui confia pas son nom ; mais elle lui confia qu’elle et sa famille utilisaient un nom d’emprunt, nom qu’elle ne lui confia pas. Elle lui confia son prénom, la part la plus intime d’une identité, elle le lui confia en lui soustrayant une lettre, le M, ce qui suffisait à en faire un tout autre prénom et en rien un dérivé. Au sortir de la messe elle lui confia qu’elle était juive, l’émotion. Cette ambiguïté s’explique par le fait qu’elle commençait à entrer dans la clandestinité (ce que mon oncle allait bientôt faire pour le compte de l’Organisation de Résistance de l’Armée (O.R.A.), jusqu’à son engagement dans la Division Leclerc (la 2ème Division Blindée), à la Libération de Paris), elle s’explique aussi par les sentiments qu’elle éprouva pour lui, sentiments qui s’accordaient mal avec des mensonges, de très nécessaires mensonges qui en la circonstance n’en faisaient pas moins souffrir ses sentiments. Et Ariane se déclara fille unique pour protéger sa sœur. Cette fille d’intellectuels avait quitté l’Allemagne avec sa famille dès 1934, année de la mort du maréchal Paul von Hindenburg et de la nomination par plébiscite d’un caporal autrichien comme Reichsführer et président du Reich. Forte de son éducation et de ce passé d’exil (la France était le deuxième exil de cette fille qui n’avait pas vingt ans), Marianne Cohn ne devait pas manquer d’esprit d’analyse et de force intuitive. Ils ne furent que 37 000 Juifs allemands (sur plus de 500 000) à prendre le chemin de l’exil dès l’arrivée des nazis au pouvoir, soit environ 7 % de la communauté.

 

Symbole de l’organisation à laquelle appartenait Jacques dans la Résistance

 

Je poursuivrai cette enquête. Je le redis, je veux en savoir plus sur cette femme ; et je veux multiplier les preuves qu’Ariane, l’inconnue de Montauban, est bien Marianne Cohn, aussi sûrement que Marianne Cohn est Marie Colin de la prison d’Annemasse. Il y a quelques mois, au cours d’une conversation téléphonique, Jacqueline Bromberger se mit à rire et de sa voix bien timbrée elle me dit : “Je vous écoute et je crois bien que vous êtes amoureux d’Ariane. Si vous écrivez un livre, il vous faudra le dire ”.

Je ne puis taire que j’ai une dette envers celle que j’ai tant recherchée, une dette littéraire en quelque sorte. Depuis des années l’inconnue de Montauban m’accompagne dans mon travail, à tel point que je me suis souvent demandé si la nommer enfin ne reviendrait pas à me priver d’une force très particulière, une crainte qui me fait parfois sourire.

En aparté. Marianne Cohn fut arrêtée, le 31 mai 1944 ; elle avait vingt-deux ans, l’âge de ma fille aînée. Elle accompagnait un groupe de vingt-huit enfants et adolescents, âgés de quatre ans à seize ans, respectivement l’âge de mon fils et de ma seconde fille.

Ces pages ne sont qu’une ébauche, une première tentative de mise en ordre. D’autres suivront comme autant de compléments.

 

Une lettre de Marianne Cohn écrite fin juin ou début juillet 1944, à la prison Pax d’Annemasse au frère de Mila Racine, Emmanuel (Mola) Racine, son camarade et supérieur, On peut y lire :

Mon cher Mola,

Ça me fait un drôle d’effet de te savoir là. Si tu veux, essaye de nous voir demain matin, M. t’expliquera. Ce que je pense de la situation : ils n’attendent que des ordres pour expédier les gosses à Dr. [possible référence au camp de Drancy]. Moi, je suis une “femme fichue” d’après le chef de la maison, ce qui veut dire Montluc [prison] ou Compiègne [camp d’internement]… Mais pour moi ce sera bien plus long que pour les 12. Plus ça va bien, plus j’ai peur pour eux. C’est pourquoi il faut absolument faire quelque chose pour eux. On ne m’a rien dit pour la lettre, j’ai su par le chauffeur. On ne m’interroge plus. On essaie de me tenir loin des gosses. Je n’ai reçu ni visite ni livre de prières. Contrairement à ce que je t’ai écrit, l’enquête au sujet de Marie-Anne semble s’être bien passée. Ravitaillement interdit pour les gosses, on m’a fait une scène épouvantable à cause du beurre il y a trois jours. Moi je peux recevoir tout ce que je veux. A part ça, tout va bien. On travaille pas mal et les gosses en sont contents. Hôpital impossible. Et de toutes façons pas la peine. Merci tout spécialement pour le savon arrivé juste au bon moment. Et pour tout le reste… Et bien amicalement à tous. A bientôt ?

Alors que je m’apprêtais à poster la deuxième partie de cet article, le neveu de Marianne Cohn m’a fait parvenir par e-mail une photographie d’une page d’un livre où figure l’écriture de Marianne Cohn, écriture que j’ai découverte il a peu par la lettre ci-dessus reproduite. Ce livre, « Madame Curie » d’Ève Curie, treizième édition chez NRF Gallimard. Noté au crayon noir : Marianne Cohn 45 rue Fessart Boulogne 13.IX.38. Un volume de cette même édition figure dans ma bibliothèque ; je m’étais promis de le lire mais ai tardé ; j’ai à présent une raison de le lire et sans tarder.

Olivier Ypsilantis

8 thoughts on “Ma rencontre avec Marianne Cohn – 2/2”

    1. Bonjour Pierre,
      Je connais le livre en question par les nombreuses références que j’ai pu rencontrer à son sujet, mais je n’en ai pas fait une lecture méthodique. Je te remercie de me le signaler, je l’avais un peu oublié. Il faudrait que je vérifie s’il ne contient pas des informations au sujet de Marianne Cohn qui m’auraient échappé.

  1. Dorah 'Hayah Husselstein

    Il existe aussi une connection entre Marianne Cohn et Robert Kociolek….j’ai le souvenir d’un livre “La mort de Marianne Cohn” qu’il avait écrit.

    1. Chère Hannah,
      J’ai découvert la première vidéo que vous signalez (et qui figure au début de la première partie de mon article) il y a quelques semaines ; la documentation concernant Marianne Cohn ne cesse de s’enrichir.
      Effectivement, Ariane Knout a une descendance prestigieuse, et une ascendance également prestigieuse puisqu’elle est la fille de Scriabine ; et la nièce de Molotov, ce qui est moins agréable 😉
      Bonne soirée. Olivier

      Madame Dorah ‘Hayah Husselstein,
      Je vous remercie pour la référence.

  2. Bonjour,
    Une information : Marianne Cohn à été “recensée” en février 1940 (ainsi que 10 autres personnes) par la gendarmerie au 18, quai du Port à Moissac. La maison avait été ouverte le 5 décembre 1939 sous réquisition du préfet Louis Boucoiran. Pour ce qui concerne la gendarmerie, la source provient du Service Historique de la Défense-Département de la Gendarmerie Nationale sous section 82 (pour Tarn-et-Garonne) E 12 : SHD-DGN 82 E 12.

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6532609n.texteImage

    D’autre part, je souhaiterais mettre à jour l’article Wikipédia concernant Marianne Cohn, ainsi que celui de la Maison des enfants de Moissac, je voudrais utiliser entre-autres vos diverses pages dédiées en citant bien évidemment les sources. Votre accord n’est pas nécessaire mais je vous en fait la demande si vous y trouviez quelque objection.
    Je réside à 5 kilomètres de Viry, il y a un peu plus d’un an, une stèle a été inauguré non loin de la route que Marianne Cohn et les vingt-huit enfants ont emprunté ce soir là avant d’être arrêtés.

    https://www.lemessager.fr/3753/article/2020-01-12/viry-est-desormais-un-lieu-de-memoire-part-entiere

    Bien à vous.

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