Lorsqu’il considère le marxisme, Karl Popper s’efforce de départager le recevable du non-recevable. Il rappelle qu’au cours de l’été 1919, il fut pris par de sérieux doutes au sujet de la doctrine marxiste de l’histoire, de la psychanalyse freudienne et de la psychologie individuelle d’Alfred Adler. Il se demande pourquoi ces doctrines sont si différentes des théories de la physique, en particulier la théorie newtonienne et, plus encore, la théorie de la relativité. Karl Popper fait remarquer que les admirateurs respectifs de Marx, Freud et Adler avaient été impressionnés par des éléments communs à ces trois doctrines et, en particulier, par leur apparent pouvoir explicatif. En effet, ces doctrines semblent capables d’« expliquer » pratiquement tout ce qui arrive dans leur champ d’étude. Une fois ces théories ingérées, les confirmations de ces théories se mettent à pulluler et il n’est rien qui ne les « confirme ». Les théories en viennent à s’auto-alimenter et à s’« expliquer » sans même avoir à considérer le monde : elles sont en roue libre. La théorie de la relativité quant à elle a un pouvoir explicatif limité et ouvert à un éventuel démenti. Le marxisme et la psychanalyse se présentent comme des doctrines omni-explicatives, fermées sur elles-mêmes car non dotées de titres suffisants en réfutabilité.
Karl Popper différencie le marxisme des origines (avec longue liste des propositions réfutables et réfutées) et le marxisme postérieur dont il observe les acrobaties et les tours de passe-passe destinés à rendre irréfutable la théorie marxiste. Autrement dit, le marxisme des origines (à la différence de la psychanalyse de Freud) contient des éléments réfutables, ce qui le rend en partie « scientifique ». Karl Marx a su formuler des prévisions relativement précises et susceptibles d’être démenties alors que le marxisme postérieur, le marxisme des disciples, a pratiqué de nombreuses opérations de chirurgie plastique (comme l’injection d’hypothèses ad hoc) sur une théorie blessée par ses rencontres avec le réel et les faits. Ce marxisme est une non-science, un rêve métaphysique : il s’est rendu irréfutable, une irréfutabilité que s’emploie à renforcer une arrogance théorique et une terminologie pédante. Karl Popper juge que ces marxistes n’ont pas été éduqués à l’école de Socrate, ni même de Kant, mais plutôt à celle de Hegel. Karl Popper s’en prend surtout à ces philosophes néo-dialecticiens de l’utopie (voir Ernst Bloch et Theodor W. Adorno) dont il juge la pensée pédante dans sa forme et pauvre dans son fond, des philosophes qui en revanche excitent l’extrémisme juvénile et le terrorisme idéologique. Par ailleurs, leur manière de philosopher rend impossible tout dialogue constructif et les attaquer revient (selon l’image de Karl Menger, ami de Karl Popper) à les poursuivre l’épée à la main et à sauter après eux dans les eaux d’un barrage pour s’y noyer avec eux. Bref, toujours selon Karl Popper, le marxisme « scientifique » est mort et le marxisme en général n’est qu’un épisode – et une erreur parmi tant d’autres – dans la lutte continuelle et dangereuse pour un monde meilleur.
Cette polémique contre le marxisme se double d’une critique de l’utopie radicale et d’une défense de la méthode réformiste face à la méthode révolutionnaire. Il ne s’agit pas de nier que tel ou tel idéal soit irréalisable mais de dénoncer cette volonté de destruction et de reconstruction de la société étant donné que les conséquences pratiques qu’entraîne un tel processus sont impossibles à prévoir puis à maîtriser. Cette volonté – cette prétention – explique que le marxisme soit considéré comme un utopisme.
La théorie édifiée par Marx se veut rationnelle et réaliste, elle n’en partage pas moins avec Platon et les philosophes utopistes de tous les temps la conviction qu’il faut aller à la racine du mal (social) pour espérer améliorer au moins un peu le mode. Cette radicalité fait du marxisme une anti-utopie utopiste.
Le radicalisme procède toujours d’un rêve de perfection et de beauté, un rêve romantique par lequel peuvent se révéler les potentialités destructrices et mortifères du romantisme. Où la fin justifie les moyens… Où l’hystérie s’empare de la philosophie de l’histoire. La tâche de la politique doit être plus modeste, plus raisonnable. Il ne s’agit pas d’œuvrer à une société idéale, parfaite, mais de circonscrire les maux sociaux, ce qui peut être fait sans trop de difficultés. De fait, définir avec précision le bonheur est difficile alors que définir le malheur nous est facile – plus facile –, il suffit d’être attentif. Il est vrai qu’être attentif n’est probablement pas aisé à en croire le nombre d’inattentifs…
Appliquer des mesures précises, concrètes et nécessairement limitées, afin de réduire les maux dont souffre une société donnée sans jamais vouloir atteindre cet objectif par des voies détournées. Le rêve d’un monde parfait aveugle, il empêche l’action pas à pas, plus modeste, l’action qui répare. Nos semblables ont besoin de notre aide nous dit Karl Popper, ils ont besoin de notre aide mais sans qu’aucune génération n’ait à se sacrifier pour le bonheur des générations futures, un bonheur terriblement hypothétique et qui n’existe qu’en rêve.
Karl Popper met en garde contre l’engineering utopiste. Cet engineering se fortifie toujours à partir du dogme d’un Savoir total, étant entendu que seul celui qui pense tout savoir peut avoir l’ambition de tout transformer… Karl Popper se dresse donc de toute sa stature devant la machinerie holistique et la vision platonicienne du philosophe, le philosophe considéré comme capable de contempler le Beau, le Juste et le Bien dans leur intégralité. Il oppose à ces prétentions le faillibilisme, probablement le terme le plus poppérien, le plus caractéristique d’une pensée qui s’oppose de toute sa stature aux utopismes, aux totalitarismes.
Karl Popper nous le rappelle, nous ne sommes pas en possession d’une philosophie qui puisse nous servir de plate-forme cognitive pour restructurer de fond en comble la société. La Vérité et la Cité (idéale) ne sont pas à notre portée. Elles logent dans l’Utopie, un lieu sans lieu. L’utopiste (soit celui qui transpose l’art en politique), nous dit Karl Popper, est comme Archimède : il évoque un point d’appui hors du monde afin de le sortir de ses gonds. L’utopisme, cet esthétisme, engendre par sa constitution même fanatisme et violence, et tout d’abord parce qu’il est intoxiqué par la « vérité » dont il estime être le porteur et le missionnaire. A cet effet, il n’hésitera pas à faire usage de la violence pour s’imposer, pour imposer son projet social. Par ailleurs, l’utopiste est porté à éradiquer les institutions et les traditions existantes. Il lui faudra liquider, terme moderne qui cache toutes les atrocités. Enfin, l’utopiste devra se battre contre toutes les autres utopies. Étant donné que les fins ultimes des actions politiques ne peuvent être déterminées scientifiquement, les différences d’opinions relatives à l’État idéal ne pourront s’en tenir au dialogue et à l’argumentation. Une utopie ne peut supporter une autre utopie étant entendu qu’une utopie se définit avant tout par sa radicalité. L’utopiste ne peut être que vaincu ou vainqueur face aux utopistes qui ne partagent pas intégralement son utopie.
L’engineering de l’utopie masque son caractère radical et son discours se veut rationnel. Mais l’utopisme n’est que pseudo-rationnel, il se heurte à ses propres incapacités, son simplisme se heurte à bien des complexités. Par ailleurs, cette volonté de changer la société à partir d’un modèle préétabli et globalisant suppose l’instauration d’un pouvoir centralisé et dictatorial. Parvenu au pouvoir, l’utopiste devra réduire tout ce qui contrarie son plan. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » disait Lénine. La porte est ouverte au pire. L’utopiste devra également veiller à ce qu’il n’y ait pas de déviation – et souvenez-vous de ce que supposait l’accusation de « déviationnisme » dans les régimes communistes. A cet effet, il lui faudra activer la propagande et accentuer la répression. Toute critique et toute opposition devront être annihilées. L’utopiste parvenu au pouvoir suprême aura tendance à se diviniser.
Ainsi, et considérant nos limitations, il est préférable d’adopter la méthode du step-by-step, soit un processus long et laborieux, plutôt que de se vouer aux « lendemains qui chantent ». L’utopie au pouvoir se fracasse contre la réalité. Ses espérances brisées génèrent une violence augmentée et les révolutionnaires finissent par se dévorer entre eux et engendrer des dictateurs. La Révolution anglaise du XVIIe siècle a donné Cromwell, la Révolution française a donné Robespierre et autres personnages du même acabit voire pires, la Révolution russe a donné Staline, etc.
Karl Popper est un réformiste convaincu et il ne met aucune limite à sa volonté de réforme aussi longtemps qu’elle ne porte pas préjudice à la méthode démocratique et aux libertés. A la différence des révolutionnaires et de leurs idées fixes, il prend note d’une réalité constamment changeante. Il reste ouvert à la discussion aussi longtemps que la volonté de changements sociaux est passée par le crible de l’expérience et n’est pas activée par des prophéties.
Et Karl Popper met les points sur les i. La société ouverte est la voie qu’il désigne ; elle est le prix à payer pour être homme, soit responsable. Étant donné que l’histoire, contrairement à ce que pensent les historicistes, n’a aucun sens et aucune fin préalable, nous y introduisons un sens lorsque nous sommes nous-mêmes, dans le monde et dans l’histoire. Par ailleurs, la société démocratique et ouverte est fragile ; c’est pourquoi il nous faut rester vigilants étant donné qu’aucune méthode ne peut nous protéger infailliblement de la tyrannie. Les carences de l’État démocratique ne viennent que de nous-mêmes, de nos propres carences.
Karl Popper est un interventionniste convaincu. Ainsi que nous l’avons dit, l’économique doit être contrôlé par le politique, par l’État, l’État qu’il juge être un mal nécessaire, un mal à surveiller, toujours, afin d’éviter que la démocratie ne se convertisse en tyrannie. L’interventionnisme et la planification (étatique) sont nécessaires mais dangereux. A nous d’ouvrir l’œil.
Karl Popper a la violence en horreur et il exprime sa détestation des intellectuels qui l’ont défendue, qu’ils soient de droite ou de gauche. Et certains intellectuels ont une responsabilité majeure dans la propagation de la violence. Karl Popper ne cesse de prôner le dialogue. Si les opinions et/ou les intérêts divergent, le rationalisme doit engager le dialogue afin de parvenir à une solution et éventuellement à un compromis. Il incite à cultiver l’attitude raisonnable, soit une disponibilité réciproque : s’employer à convaincre l’autre sans jamais refuser de se laisser convaincre par lui.
La rationalité ainsi que l’entend Karl Popper suppose d’abord une humilité. Pour le rationaliste critique qu’il est, la raison est le contraire d’un instrument de pouvoir et de violence, elle est un instrument de dialogue. Son horreur de la violence l’incite à dénoncer ces doctrines qui prétendent posséder la vérité ou ce qui y conduit, et qu’importe la noblesse de leurs intentions ! Il fait allusion au christianisme et au marxisme qui a produit un système d’oppression sans égal dans l’histoire. Il ne dénonce pas des croyances en tant que telles mais la forme qu’elles peuvent prendre. Il remarque combien la tradition philosophique européenne a une structure théiste et autoritaire que le naturalisme et l’historicisme n’ont su réduire. En effet, la théologie, science de Dieu, a été remplacée par la science de la Nature ; autrement dit, l’omnipotence et l’omniscience divines ont été remplacées par l’omnipotence de la Nature et l’omniscience de la Science ; puis Hegel et Marx ont remplacé la Nature divine par l’Histoire divinisée, le déterminisme théologique par le déterminisme historique. L’enchaînement Dieu / Nature / Histoire conduit à l’historicisme, soit à la déification des Faits, à l’instauration de religions sécularisées. Par ailleurs, la conduite verbale ne se prive pas de déifier les faits linguistiques qui imposent leur autorité logique et morale. Une fois encore, Karl Popper oppose à ces prétentions la faillibilité critique.
Karl Popper dénonce le monolithisme et l’unanimisme et prône une société basée sur la multiplicité des positions théoriques et pratiques en compétition non violente les unes avec les autres, une société qui promeuve le polythéisme des valeurs par lequel l’élément de conflit (nécessaire et primordial) ne soit pas destructeur mais constructif. Sa défense du pluralisme n’est donc pas une forme de relativisme (cette chose molle et gluante dans laquelle la masse est engluée, cette chose où tout se vaut, cette chose improductive) mais une méthode rationnelle et féconde de coexistence. Si la tour de Babel n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. Selon ce pluralisme, et au nom de la recherche de la vérité, toutes les théories doivent être admises au concours – et plus il y en aura, mieux nous nous porterons.
Face au monolithe communiste (l’U.R.S.S. est alors une puissance dominante), Karl Popper défend l’Occident et son pluralisme qu’il estime être un signe d’énergie, un luxe qu’il peut s’offrir. La foi unique et exclusive n’a fait qu’engendrer bien des malheurs, du christianisme médiéval à la Terreur, de la Révolution française au fanatisme musulman et au communisme soviétique. Les enthousiastes bien-intentionnés qui voudraient unifier l’Occident sous la direction d’une seule et unique idée ne savent probablement pas qu’ils sont guidés par l’idée totalitaire.
Karl Popper n’hésite pas à se présenter (non sans une pointe d’autodérision) comme un philosophe passé de mode, un adepte de l’Aufklärung. Karl Popper ne cultive pas le pessimisme. Cet homme qui a vécu des temps atroces entre tous ne s’en tient pas à un constat négatif. Son constat lui sert de point d’appui pour désigner une perspective, soit une philosophie, un mode d’appréhension du monde et un mode d’action basés sur une claire perception de l’imperfection humaine. Ainsi toute la politique devra-t-elle consister à choisir le moindre mal. Karl Popper définit la démocratie comme la forme étatique du moindre mal. Il estime que la démocratie telle qu’elle s’est édifiée en Occident, après la Seconde Guerre mondiale, ne représente certes pas le meilleur des mondes possibles mais il estime que le monde social tel qu’elle le définit est le meilleur de l’histoire, dans les limites de nos connaissances historiques. Karl Popper ne s’installe jamais dans la satisfaction. Son relatif optimisme l’invite à œuvrer à un monde meilleur sans jamais ignorer qu’aucune société n’est vraiment rationnelle mais qu’il est possible et qu’il est de notre devoir de rendre celle où nous vivons plus rationnelle, meilleure, pas à pas, par petites touches, inlassablement et modestement.
Olivier Ypsilantis