25 août 2020. Lisboa-Coimbra en train. Je relis « Kafka » d’Erich Heller tout en regardant le paysage à intervalles réguliers. Je m’attarde sur la partie qu’il consacre aux lettres de Franz Kafka à Felice, « Marriage or Litterature: Letters to Felice ». Franz Kafka ou « the demon of ambivalence », une ambivalence qui se retrouve dans son rapport avec l’ensemble de son œuvre et le souhait qu’il avait exprimé à son ami Max Brod, détruire son œuvre mais : « “When you wanted me to burn your manuscripts, you wanted at the same time that I should publish them” is what Maw Brod might have said », et c’est ce que j’ai très tôt pressenti chez Franz Kafka, un balancement fascinant, the demon of ambivalence. J’ai donc éprouvé un grand plaisir à lire une affirmation si nettement exprimée, car les exégèses de Franz Kafka se plaisent à tergiverser – il est possible que le sujet les y encourage… –, c’est même à qui tergiversera le plus… « The demon of ambivalence » et « this agonizingly protracted debate with himself and the poor victim of what sometimes he believed was his love » se sont montrés particulièrement actifs dans sa relation avec Felice Bauer mais aussi avec une autre femme, fort différente par l’énergie, la sexualité et l’intelligence littéraire, Milena Jesenská. Ce n’est qu’au cours de la dernière année de sa vie que ce démon semble relâcher son étreinte, avec Dora Diamant. La lecture des lettres de cette période malgré les terribles difficultés matérielles et un état de santé désastreux est étrangement réconfortante. Franz Kafka semble avoir atténué les tensions entre son monde et le monde extérieur.
La gare Santa Apolónia, Lisbonne, au premier plan, le grand bâtiment bleu pâle.
Mais je reprends le début de ce modeste voyage qui commence à la gare Santa Apolónia, la gare bleue, la plus sympathique des gares de Lisbonne. Les trains vers le nord. Comboios de Portugal et le logotype formé d’une ligne continue à partir des lettres C et P. L’estuaire du Tejo. Le pont Vasco de Gama. Estação de Oriente et les structures arachnéennes de Santiago Calatrava. J’ouvre le livre d’Erich Heller. Franz Kafka, une perpétuelle oscillation : « Hence he wavered often with such vehemence and intensity that from a distance his oscillations looked like firmness » : on ne saurait mieux dire. Franz Kafka et Hamlet.
Contrairement à l’Espagne, le Portugal distille un léger ennui qui recouvre tout. On peut toutefois s’en servir comme d’un stimulant, d’autant plus qu’il est léger, nullement écrasant. J’éprouve depuis quelque temps cette saudade mais probablement imparfaitement. Les Portugais en éprouvent la douceur et le confort tandis que je me précipite dans une activité pour lui échapper avant d’y revenir et ainsi de suite.
Le paysage portugais est généralement confiné ; le paysage espagnol est généralement ouvert, et par ses dimensions il semble oublier l’homme à moins que ce dernier ne cherche à se dire sur un mode épique.
Santarém, la gare blanche et ses panneaux d’azulejos qui dépeignent les environs dont ce pont sur le Tejo à la structure métallique, un dense réseau de fins entrecroisements, le Ponte D. Luís. Les berges sablonneuses et claires. Des champs de maïs, de la canne, beaucoup de canne, bosquets ou alignements, des peupliers. Tout indique que l’eau ne manque pas. Le train longe la vallée du Tejo. Entroncamento, un nœud ferroviaire comme le sous-entend ce nom même. Deux lignes de chemin de fer s’y rejoignent : la ligne du Nord (Lisbonne-Porto) et la ligne de Beira Baixa (Entroncamento-Corvilhã-Espagne). Dans les agglomérations que j’observe du train, presque toutes les toitures sont en tuile mécanique, ce qui ajoute au côté banlieusard de la construction. De fait, j’ai l’impression que des morceaux de banlieues ont été jetées ici et là, dans un paysage sans caractère.
Il y a de la sainteté chez Franz Kafka. Franz Kafka, un saint mais un « pecular saint ». « Only if his writing goes well, has he the strength to live: this he tells her again and again; and as early as 1 November 1912 he confesses that, had he met her “during a barren period”, he would never has been courageous enough to approach her. But if there is, for once, such rare abundance of productive energy, he must not waste it upon “living”. For when he is deserted by his art, he feels forsaken by God and cannot live up to the demands of any human relationship. It is a truly vicious circle ». De toutes les nombreuses analyses que j’ai lues sur Franz Kafka, celle d’Erich Heller est la plus directe. Jamais il ne cherche à embobiner le lecteur et à faire compliqué pour mieux paraître perspicace. Erich Heller relève les géométries que dessine la pensée de Franz Kafka, il le fait d’un trait ferme, sans reprises, sans fioritures (ou complications). Le lecteur lui en est reconnaissant.
Coimbra, une partie de cette université, l’une des plus anciennes d’Europe.
Arrivée à Coimbra. Notre chambre est située dans la partie la plus haute de la vieille ville, juste à côté du Museu Nacional Machado de Castro. Elle donne sur une petite cour pavée le long de laquelle court une treille. J’observe les voyageurs. Ils promènent leurs appareils, iPhone, Smartphone, etc., ou, plus exactement, leurs appareils les promènent. Ils passent plus de temps le regard fixé sur ce tout petit écran que sur ce qui les entoure. Cette technologie décourage le voyage. Presque plus personne ne voyage, presque tout le monde se déplace. C’est la rançon de la démocratisation ou, plus exactement, de la massification.
L’admiration de Franz Kafka pour Gustave Flaubert. Écrire un article sur les admirations de Franz Kafka.
L’heure est proche où celui qui écrit à la main sera regardé comme aussi excentrique que celui qui se promène en chapeau melon, ou haut-de-forme, et qui consulte une montre gousset.
Visite de la cathédrale (Sé) de Coimbra. La talha dourada, un art dans lequel les artisans portugais ont acquis un savoir-faire inégalé. Il atteint ici des proportions colossales. On en vient même à craindre d’être submergé par ce bouillonnement doré. En contraste, l’austérité des voûtes à caissons, en plein cintre. Mais surtout, il y a dans les chapelles latérales de merveilleuses surfaces d’azulejos, comme des tapis orientaux. Ces surfaces sont restées mes plus beaux souvenirs – et les plus précis – de mon dernier passage dans cette ville, il y plus de trente ans.
Marche dans le Jardín Botánico, créé à l’initiative du Marqués de Pombal en 1772, un jardin qui mériterait d’être mieux entretenu.
Coimbra s’est-il embelli dans mon souvenir ? Je ne sais. Mais je constate que la ville est pleine d’horreurs architecturales, que les énormes bâtiments style Estado Novo qui constituent le gros des bâtiments universitaires sont affreux, gris, sinistres. Ils m’évoquent l’Union soviétique stalinienne. Je choisis donc de me concentrer sur quelques détails afin d’éviter ces panoramas médiocres.
26 août. Ciel gris, un ciel d’hiver presque, ce qui n’est en rien désagréable. Ici comme à Lisbonne, et presque partout au Portugal, une construction charmante jouxte une horreur, généralement années 1970-1980.
Museu Nacional Machado de Castro. Un magnifique chapiteau travaillé au trépan dans le style byzantin. Influence suève-visigothe et islamique – art mozarabe péninsulaire (VIIIe – XIe siècle). Le plus beau de ce musée, des chapiteaux romans. L’église de S. João, la coupe stratigraphique qui montre notamment les fondations sur lesquelles reposaient les deux énormes colonnes. Le cloître de S. João de Almedina. L’œuvre de Mestre Pero (XIVe siècle) à Coimbra et ses Vierges de transition, entre roman et gothique, leurs touchantes maladresses. Un Christ en croix, XIVe siècle, du monastère de Santa Cruz, connu comme « Cristo Negro » ; sa stupéfiante puissance expressive avec ce rictus (dents supérieures apparentes) qui annonce la mort. De ce vaste musée, je retiens d’abord l’extraordinaire savoir-faire des orfèvres portugais (ourivesaria) mais leur faiblesse (leur mollesse même) en tant que sculpteurs et peintres, ce qu’explique à mon sens le manque dessin probablement dû à l’éloignement du centre flamand. La peinture flamande, une peinture si dessinée… Les Portugais ont été plus artisans qu’artistes. Ainsi, dans les églises, admire-t-on volontiers le travail de talha dourada, un travail censé mettre en valeur une peinture ou une sculpture mais presque toujours de (très) faible qualité. Et je reviens à l’art roman exposé dans la première section de ce musée, avec ces linteaux, ces chapiteaux, ces bas-reliefs et ces sculptures en ronde-bosse. Tout ce qui suit et qui y est exposé me semble n’être qu’un affadissement progressif de la ligne et de la forme. Je donnerais tout ce qu’il contient pour un simple chapiteau roman qui y est exposé.
Vue partielle du Museu Nacional Machado de Castro
Marche le long du Rio Mondego. Des berges agréablement aménagées desquelles on a une excellente vue d’ensemble sur cette ville à l’histoire prestigieuse. Elle m’apparaît néanmoins plutôt médiocre, un promontoire peu marqué avec un désordre de constructions. Curieux, j’avais le souvenir d’une ville qui ne manquait pas d’allure. Ma mémoire m’aurait-elle joué des tours ? Il est certain que l’on a beaucoup construit autour, des constructions médiocres, et que l’encombrement a partout gagné.
Quelques notes historiques. En 1064, Coimbra devient la ville la plus importante de la ligne de défense de Mondego. En 1111, le comte D. Henrique et D. Teresa font de Coimbra leur résidence. C’est à Coimbra que naît celui qui deviendra le premier roi du Portugal, D. Afonso Henriques, et qui transfèrera la capitale du Condado Portucalense de Guimarães à Coimbra, une décision de la plus haute importance pour l’indépendance et la fondation du Royaume du Portugal en 1143. Coimbra est la ville emblématique de la reconquête chrétienne, sa capitale. Autres villes liées à cette reconquête, Tomar, Alcobaça puis Batalha. L’installation définitive de la Universidad de Coimbra dans l’ancien Paço Real augmentera l’importance de la ville avec la formation de l’élite intellectuelle portugaise à partir du XIIe siècle, dans ce qui était alors le Mosteiro de Santa Cruz.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis