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En lisant « Les conceptions juives du Messie » de Léon Askénazi

 

Les littératures religieuses (y compris la juive) ont habitué à l’idée d’un messie essentiellement défini par la Rédemption, une idée que sous-tend et active la notion de culpabilité – et c’est en ce point précis que s’opèrent la jonction mais aussi la rupture entre messianité juive et messianité chrétienne. Le judaïsme envisage le problème de la faute comme contingent à l’histoire.

ConceptionS juiveS du Messie, notons le pluriel : Messie, fils de David ; Messie, fils de Joseph.

Les maîtres du judaïsme enseignent que la faute est un incident (qui, certes, peut avoir des conséquences graves, catastrophiques même) mais qu’elle n’est pas a priori nécessaire. Selon la Bible, une œuvre est confiée à la créature soit l’œuvre même de la Création. Au cours de l’accomplissement de cette œuvre, l’homme, sujet de cette histoire, commet des fautes ; il est donc nécessaire qu’apparaisse aussitôt la possibilité de la Rédemption – un correctif nécessaire et dû, en quelque sorte. Le Midrash dit que Dieu dans son projet, avant de créer le monde, a créé une dernière chose : le repentir. « Cela signifie que la possibilité du repentir nous est due, et dans une pensée pour laquelle l’essentiel de l’histoire est l’histoire morale, c’est même une nécessité ». Il ne s’agit pas de sensibilité mais de nécessité logique : l’homme doit naître libre et son drame est précisément d’être libre et en conséquence de fauter. « La faute est donc quelque chose de contingent et la possibilité du repentir est donc due à l’homme. »

Il faut que la mémoire (de la faute) subsiste mais que le remord disparaisse (il s’agit de ne pas sombrer dans une expiation sans fond), ce qui suppose un repentir sincère ; et ainsi le souvenir peut-il se transformer en savoir. L’exigence de normalité qui constitue la première étape de l’espérance messianique vise autre chose que la réflexion infinie sur la faute et la Rédemption dont la fonction est enfouie sous autre chose. La fonction de Rédemption était considérée comme incompatible avec la personne de Moïse qui ne pouvait apprendre et retenir ce qui touchait à l’expiation. La Tradition dit bien que l’expiation est une fonction nécessaire mais incidente, que la faute est un envahissement du contingent dans l’essentiel – qu’elle n’est pas l’essentiel.

La brisure des vases (voir la Kabbale) n’est pas à mettre en rapport avec la notion de chute. Cette brisure s’explique par un surplus de lumière donné par le Créateur dans une impatience de l’Amour, un surplus de lumière qui brise les vases. La première œuvre de l’homme (toujours selon la Kabbale), cet héritier de la responsabilité de l’histoire, n’est pas la Rédemption mais le Tiqoun, soit la réintégration des valeurs éparpillées lors de l’éclatement des vases. Rien de tragique, de dramatique, ni même de religieux, c’est un travail à accomplir ; et tandis que ce travail s’accomplit des fautes sont commises, d’où la nécessité de la Rédemption.

La notion de Messie homme (assurant le salut terrestre de la société juive) et, en contraste, celle de Messie sauveur de l’humanité sont bien présentes dans la pensée juive. La forme du Messie fils de Joseph est familière, celle du Messie fils de David est difficile : « Aucun œil ne l’a vu » dit le Talmud. Il y a un tabou sur ce dernier aspect du Messie. Mais pourquoi ? Pour éviter la déception, tout simplement, la déception que peut amener l’expérience et l’espérance messianiques. L’impétuosité et l’impatience humaines peuvent conduire à des aberrations historiques que la société juive a connues, des aberrations peu glorieuses et douloureuses. C’est aussi pourquoi presqu’aucun des grands textes de la Tradition (juive) n’évoquent (sinon en filigrane, même pour le réfuter) le Messie des Chrétiens. La pensée juive sait que cette croyance chrétienne appartient à un autre monde que celui de la pensé, qu’elle appartient au monde de la conviction, un monde éminemment subjectif et personnel. Le monde des convictions n’étant jamais mis en question par des démarches de la pensée, il serait de mauvais goût pour la pensée juive de poser des questions à ce sujet. Elle passe et évite donc pour s’attacher à d’autres questionnements, et c’est tout à son honneur. Car (dit le Talmud) si on peut dialoguer sur une lecture, on ne dialogue pas sur une interprétation.

La Bible parle d’emblée de la création en termes de Création, de l’histoire en termes d’Histoire. Que signifie créer ? Nous ne savons ni ne comprenons ; il importe simplement d’admettre l’idée d’un Dieu qui a créé le monde même si notre expérience du monde est en contradiction avec la notion de création, concept déjà contradictoire en lui-même et, plus encore, par ses implications. Puis apparaît le terme d’Histoire et le problème de la durée. Histoire, un mot que l’hébreu désigne par trois termes. Je m’attacherai à celui qui est le plus employé : toladot ou engendrement. En effet, dès le début, la Torah revient sur cet effort en vue d’engendrer quelque chose d’autre. Ainsi doivent être comprises ces nombreuses énumérations généalogiques dans la Bible. Elles semblent ennuyeuses et inutiles mais elles sont là pour raconter l’effort de l’engendrement de l’homme par lui-même afin de déboucher sur une normalité dont nous ne pouvons avoir conscience que par l’étude. La Torah désigne l’identité humaine mais aussi comment se constitue l’homme. Il y a engendrement et Création, deux termes qui s’opposent, l’intention de la Création étant dès le début celle d’une histoire. Il y a un point de départ et un point d’arrivée, avec tension, contradiction, tâtonnement, « comme un accord qui se cherche à travers l’histoire de ces engendrements, que la Torah appelle Israël, un pari que cela est possible quand même ». Deuxième contradiction. Il y a d’une part l’espérance que les choses s’arrangent (d’elles-mêmes), d’autre part le mérite et l’effort moral du mérite. Problème : si nous pensons que notre espérance est fondée à quoi bon se préoccuper du problème moral ? Et ce problème est impétueusement juif. A l’inverse, si l’essentiel de la justification doit passer par les œuvres humaines, et qu’il n’y a pas seulement les actes mais aussi les intentions, alors s’estompe également le caractère de certitude de cet avènement. La Torah décrit l’histoire des tentatives pour résoudre ces problèmes – le « messianisme ». La conception chrétienne du Messie pourrait être le résultat d’une immixtion de deux thèses l’une dans l’autre : le Messie fils de Joseph et le Messie fils de David – ce qui expliquerait les questions de généalogie (et de nomination) dans les Évangiles.

Le fondateur d’Israël n’est pas un Juif (et le fondateur du christianisme n’est pas un Chrétien). Abraham a émergé de l’authenticité humaine dans cette recherche de l’homme tel qu’il devrait être.

La Kabbale dit : « Il y a des ébranlements d’en haut qu’on ne peut déclencher que par des ébranlements d’en bas ». Et l’ébranlement est bien venu d’en bas, une authenticité humaine imposée par un groupe. Attendre, temps de la patience et, du côté de la créature, temps de la patience qui est temps du mérite.

Mais pourquoi Abraham ? Ce choix n’est pas arbitraire. Abraham est le fils de Terah, grand prêtre de Mésopotamie chez qui se fabriquaient les idoles. Abraham passe à l’unité et estompe toutes les formes des idoles. C’est le premier homme de l’Histoire, fondateur d’une lignée qui va s’attacher à mener plus loin de projet des Patriarches. Il va réaliser ce que ces hommes avaient projeté et c’est en cela qu’il leur est fidèle. Il faut poursuivre plus avant pour conserver le patrimoine. L’histoire commence avec Abraham, elle est reconstruction de l’identité humaine.

Nous ne savons pas ce que veut dire Dieu, c’est pourquoi Son Nom est celui des Patriarches : Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. Il est le Souverain de ces hommes, des hommes qui ont réalisé chacun à leur manière l’une des vertus importantes pour l’homme. Apparaît cet être nommé Israël qui va s’employer à unifier toutes ces façons d’être homme auxquelles travaillent les autres hommes, toutes ces valeurs indispensables à la construction de l’identité humaine.

Temps des Hébreux, premiers temps du royaume d’Israël (il n’y a qu’un seul royaume), coïncidence absolue entre le salut du peuple d’Israël et le salut de l’humanité par l’unification de tout ce qui s’élabore comme réussite du point de vue de la morale : telle est l’histoire d’Israël, une histoire nationale mais à l’actif de l’universel. Survient une catastrophe : le schisme. Toute l’histoire de Joseph va vers les goyim. Joseph, fils de Jacob, devient le type même de la thématique du Juste. Parallèlement à cette tentative extérieure (au peuple juif) il y a une tentative intérieure, de crainte que n’échoue cette tentative extérieure. Elle est le fait de Juda. Tout s’occulte et le Juste est caché. Relisez la rencontre entre Joseph et Juda dans la Genèse où l’on ne sait qui des deux aidera Benjamin. Benjamin, homme de Jacob, n’est né ni en exil ni en Israël, il est né en chemin, sur la frontière. Benjamin représente une dernière chance et on ne sait si elle profitera à la tentative de Joseph ou à celle de Juda.

La conscience messianique nationale, celle du Messie libérateur et légitime face à l’usurpateur, est née tardivement, lorsque le premier royaume d’Israël a été écrasé et que s’est effacée la présence historique de dix des douze tribus d’Israël. Ainsi la multiplicité humaine va-t-elle se trouver récapitulée dans la multiplicité juive. « Chaque fois que nous nous rencontrons, Juifs de nations et de civilisations et même de siècles différents, nous nous rencontrons vivants. Par exemple, aujourd’hui, nous sentons bien que ce que nous rassemblons, ce n’est pas nous seulement : nous rassemblons concrètement, existentiellement, la diversité des civilisations et des peuples où nous avons vécu ». L’unité définitive des familles de la terre est à l’œuvre dans l’État d’Israël contemporain, État d’apparence laïque mais d’une importance messianique. Or, pour que cette multiplicité juive soit représentative de la multiplicité humaine, il faut que l’identité d’Israël soit présente dans son intégralité, ce que rend problématique la disparition des dix tribus alors qu’il en faut douze et même treize pour que les conditions de l’unité soient réunies. C’est alors que les Judéens (descendants du royaume de Juda) ont élaboré le messianisme historique tel que nous le connaissons. Face à la catastrophe « leur conscience messianique s’est définie préalablement comme la nostalgie de la “normalité” d’Israël du point de vue de son identité, c’est-à-dire une fois retrouvées les autres façons d’être Israël ». Cette messianité est l’histoire du Messie fils de Joseph « en travail dans l’humanité avec la présence cachée des dix tribus ». Ce n’est que récemment, avec l’extrême brutalité des nations envers les Juifs, que l’identité juive a pu être repensée dans les catégories de l’universalité de l’identité humaine et qu’a pu être envisagée ouvertement la perspective du messianisme universel qui était dès l’origine primordiale et essentielle.

Une pensée s’est incarnée dans des textes aussi furtifs qu’allusifs, à savoir qu’il y a une vision messianique totale, absolue et donc universelle, qui dépasse la réflexion, qui ne relève que de la sensibilité. Elle ne doit donc en aucun cas être assimilée à une doctrine. Le Messie fils de Joseph s’enracine dans le Messie fils de David, ils se tiennent tout en entrant en contradiction et, ce faisant, ils suggèrent une ouverture. C’est pourquoi il faut faire aussi clairement que possible « la distinction entre ce qui est, déjà ou encore, de l’ordre de la conviction et, déjà ou encore, de l’ordre de la pensée, entre le Messie fils de Joseph, accessible à la pensée humaine, et le Messie fils de David qui demeure inaccessible. »

Olivier Ypsilantis

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