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En lisant « Philosophy and Social Hope » du philosophe américain Richard Rorty – 1/2

 

“We pragmatists see the charge of relativism as simply the charge that we see luck where our critics insist of seeing destiny (…) The controversy between those who see both our species and our society as a lucky accident and those who find an immanent teleology in both, is too radical to permit of being judged from some neutral standpoint”, Richard Rorty. 

 

Il y a peu, j’ai dégoté chez un bouquiniste de Lisbonne un livre au titre séduisant : « Philosophy and Social Hope » de l’Américain Richard McKay Rorty (1931-2007), plus connu comme Richard Rorty, un livre où sont réunis vingt essais, articles et conférences organisés en cinq parties, soit : I – Autobiographical. II – Hope in Place of Knowledge: A Version of Pragmatism. III – Some Applications of Pragmatism. IV – Politics. V – Contemporary America.

Sa préface à cet ensemble s’ouvre sur ces mots : « Most of what I have written in the last decade consists of attempts to tie in my social hopes (…) with my antagonism towards Platonism ». Le ton est donné ; l’ennemi, le platonisme… « These attempts have been encouraged by the thought that the same hopes, and the same antagonism, lay behind many of the writings of my principal philosophical hero, John Dewey ». Mais Richard Rorty nous avertit aussitôt : le Platonism, dans le sens qu’il accorde en l’occurrence à ce mot, ne rend pas compte de la très complexe, très dense et très mobile pensée de Platon. Le platonisme représente une terrible réduction de la pensée de Platon, un appauvrissement que John Dewey désigne comme « a brood and nest of dualisms », des dualités qui dominent l’histoire de la philosophie occidentale et, ajouterais-je, du christianisme, religion dominante en Occident. John Dewey et Richard Rorty jugent que ces dualités (« these traditional distinctions ») sont devenues un obstacle à nos espoirs politiques et sociaux. Bref, Richard Rorty propose sa version du pragmatisme.

 

Richard Rorty (1931-2007)

 

Les matériaux à partir desquels Richard Rorty a élaboré « Philosophical and Social Hope » se retrouvent dans « Philosophical Papers », une somme en trois volumes, soit : « Objectivity, Relativism and Truth », « Essays on Heidegger and Others », « Truth and Progress », trois volumes constitués eux aussi à partir d’articles destinés à des journaux et revues philosophiques et de conférences destinées pour l’essentiel à des professeurs de philosophie. Le présent ouvrage, « Philosophical and Social Hope », a été conçu suivant le même modèle sauf qu’il s’adresse à un public plus large, a wider audience. De fait, la structure de ce livre m’a d’emblée séduit puis son contenu.

Dans la Partie I de « Philosophical and Social Hope », Richard Rorty explique son parcours de Platon à John Dewey. Dans la Partie II, il propose ses interprétations – my ways of rephrasing them – des thèmes étudiés par William James et John Dewey. Il écrit : « … my conviction that James’s and Dewey’s main accomplishments were negative, in that they explain how to slough off a lot of intellectual baggage which we inherited from the Platonic tradition » et nous invite à nous éloigner de cette dichotomie élaborée par Platon et Aristote : « I want to demote the quest for knowledge from the status of end-in-itself to that of one more means towards greater human happiness ». Bref, selon Richard Rorty, William James et John Dewey sont ceux qui ont donné les conseils les plus avisés pour nous aider à nous débarrasser des antiques dualismes et œuvrer pour une société meilleure. Dans la Partie III, Richard Rorty développe une approche pragmatique de certaines questions (un mot qui revient volontiers sous sa plume) « into various neighbouring areas of culture ». La Partie IV nous invite, même s’il juge que nos chances de donner forme à une utopie démocratique sont faibles, à nous dévouer à cette cause car il n’y a pas de meilleur projet. La Partie V ancre les considérations exposées dans la Partie IV dans la situation sociopolitique des États-Unis avant la parution de son livre, « Achieving Our Country », en 1998. Enfin, dans l’introduction, « Relativism: Finding abd Making » (1996), Richard Rorty s’emploie à démontrer que l’étiquette qu’on lui colle si volontiers, soit celle de « postmodernist relativist », ne lui est pas appropriée. Dans la postface, « Pragmatism, Pluralism and Postmodernism » (1998), il juge que les mots « relativism » et « postmodernism » sont imprécis et que de ce fait ils devraient être exclus du lexique philosophique. Il cite Martin Heidegger et Jacques Derrida, ainsi que William James et John Dewey, et juge que le mot « relativism » leur est inapproprié, et il ajoute : « Serious discussion of any of these four philosophers is only possible if one does not assume that lack of an appearance/reality distinction entails that every action or belief is as good as every other ». Richard Rorty nous suggère que le relativisme est un épouvantail (bugbear) et que la vraie question est de savoir si les dualismes hérités du Platonisme aident ou contrarient notre sens de la solidarité entre hommes. Selon John Dewey, nous éloigner de ces dualismes ne pourrait que nous aider à nous rapprocher les uns des autres en nous faisant comprendre que notre humanité toute entière s’inscrit dans la confiance, la coopération sociale et l’espoir social – voir le titre du livre en question : « Philosophy and Social Hope ».

 

John Dewey (1859-1952)

 

Le terme « relativist » a été appliqué, et pour ne citer qu’eux, à Friedrich Nietzsche, William James et Thomas Kuhn et pour des raisons diverses. D’une manière plus générale, les philosophes sont qualifiés de « relativists » lorsqu’ils n’acceptent pas la distinction établie par les Grecs entre ce que les choses sont en elles-mêmes et les relations qu’elles entretiennent entre elles, en particulier avec les besoins et les intérêts de l’homme. Richard Rorty est de ces philosophes qui ne peuvent se résoudre à accepter cette distinction ; de ce fait, il renonce au projet de débusquer quelque chose de stable afin de mieux appréhender « the transitory products of our transitory needs and interests ». Exit Platon mais aussi Kant (voir la distinction kantienne entre impératifs hypothétiques et impératifs de la moralité). Un tel refus conduit à la tradition post-nietzschéenne dans la philosophie européenne et à celle de la philosophie pragmatique américaine. Parmi les représentants de cette dernière, John Dewey auquel Richard Rorty ne cesse de revenir « and of whom I should most like to think of myself as a disciple. »

John Dewey est l’un des fondateurs de l’American pragmatism. Il a passé soixante ans à tenter de nous dépêtrer de Platon et de Kant. C’est pourquoi on lui a collé l’étiquette de « relativist » (qui sous-entend « irrationalist » et « enemies of reason and common sense ») comme on l’a collée à Richard Rorty qui la juge inappropriée dans les deux cas : « Pragmatism » n’est pas « relativism ». Les philosophes pragmatiques se définissent généralement en termes négatifs : anti-Platonists, antimetaphysicians, antifoundationalists. Bref, cette étiquette et tout ce qu’elle suppose rendent difficile le dialogue avec les opposants à cette école américaine, soit les « defenders of common sense, or of reason ». Mais la déclaration « Truth is correspondence to the intrinsic nature of reality » doit-elle être comprise comme relevant du « common sense » ou bien comme une vieillerie issue du jargon platonicien ?

Lorsque le défenseur du « common sense » (le Platonist ou le Kantian) est las de qualifier son opposant de « relativist », il le qualifie de « subjectivist » ou de « social constructionist ». Mais qu’importe ! Ce qui importe c’est que moi, Richard Rorty et tous ceux qui sont accusés de la sorte nous cessions de faire usage de distinctions dans le genre finding/making, discovery/invention, objective/subjective et que nous repoussions ce lexique par lequel le Platonisme et les métaphysiques qui s’y rattachent nous captivent. La philosophie occidentale n’est que notes de bas de page (footnotes) du système élaboré par Platon aussi longtemps qu’elle ne l’affronte pas et ne cherche pas à résoudre au moins quelques-unes des distinctions concoctées par ce philosophe. Ainsi la distinction the found/the made n’est-elle qu’une version de la distinction the absolute/the relative – soit « a full presence beyond the reach of play ». L’anti-Platonist ne peut accepter d’être traité de « relativist » parce qu’il remet en question le lexique (et les concepts qui le structurent) hérité de Platon et d’Aristote.

Les Pragmatists sont volontiers qualifiés d’irrationalists mais, ajoute Robert Rorty, ils sont capables d’argumenter ; simplement, ils refusent la voie désignée par Platon. Anti-dualists serait une juste manière de qualifier les Pragmatists. Il ne s’agit pas pour eux de refuser les « oppositions binaires » (voir Jacques Derrida) mais, très spécifiquement, les Platonic distinctions toujours si vivaces dans le monde occidental et plus. La tradition philosophique que défend Richard Rorty, cette tradition qui remet en doute la distinction sujet/objet des kantiens et des hégéliens, comprend deux grands courants : la philosophie post-nietzschéenne européenne et la philosophie post-darwinienne américaine. Appartiennent à ce premier courant : Martin Heidegger, Jean-Paul Sartre, Hans-Georg Gadamer, Jacques Derrida, Michel Foucault ; et à ce second courant : William James, John Dewey, Thomas Kuhn, Willard Van Orman Quine, Hilary Putman, Donald Davidson.

Cette tradition dans son ensemble a remis en question les distinctions cartésiennes (que Kant et Hegel recyclent dans leur problématique) ainsi que les distinctions venues de la Grèce et qui servent de cadre à la pensée de Descartes. Bref, tous les grands noms de ces deux traditions sont unis dans une même volonté de remettre en question les distinctions léguées par les Grecs et généralement tellement ancrées dans les mentalités occidentales qu’elles semblent naturelles, objectives, comme allant de soi… Je n’insisterai pas sur ce qui différencie ces deux traditions qui ont un ennemi commun. Simplement : la tradition américaine a le mérite d’avoir exprimé qu’il était bien malaisé d’envisager l’autonomie de la philosophie quand le lexique qui la nourrit est remis en question. Lorsque les dualismes du platonisme sont questionnés, la distinction entre la philosophie et les autres disciplines culturelles tend à s’effacer. Les philosophes américains sont par ailleurs moins assertifs que leurs collègues européens dont la terminologie cherche à en imposer – voir par exemple « ontologie phénoménologique ». Lorsque Willard Van Orman Quine, Hilary Putman ou Donald Davidson sont qualifiés de « analytic philosophers », aucun d’entre eux ne s’envisagent comme pratiquant une méthode appelée « conceptual analysis » ou une autre méthode. Ces philosophes américains ne souffrent pas de methodolatry. Ils ne placent pas la philosophie sous globe et sur un piédestal. « None of them believes that philosophers think, or should think, in ways dramatically different from the ways in which physicists and politicians think. They should all agree with Thomas Kuhn that science, like politics, is problem-solving. So they would be content to describe themselves as solving philosophical problems. But the main problem which they want to solve is the origin of the problems which the philosophical problem has bequeathed to us: why, they ask, are the standard, textbook problems of philosophy both so intriguing and barren? Why are philosophers, now as in Cicero’s day, still arguing inconclusively, tramping round and round the same dialectical circles, never convincing each other but still able to attract students? » Le problème est posé, sans chichi, à l’américaine, ce qui est rafraîchissant pour certains (dont je suis) mais qui fera l’effet d’une douche froide pour d’autres.

Olivier Ypsilantis

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