Vorrei dire / vorrei dire ancora / vorrei parlare / dell’inutilità / di dire. (Edith Bruck)
Via Ciceroni. Monument à Camillo Cavour sur une très vaste place (Piazza Cavour) dominée par l’énorme, le colossal Palais de Justice (Palazzo di Giustizia, plus connu sous le nom légèrement péjoratif de Palazzaccio), soit un rectangle de 170 mètres par 155 mètres, un édifice construit entre 1888 et 1910 et dont il a fallu renforcer les fondations, le terrain au bord du fleuve Tevere étant probablement trop fragile pour soutenir une telle masse. De style grandiloquent et éclectique à souhait, il fait sourire les Italiens eux-mêmes qui ne refusent pourtant pas l’effet et le Baroque le plus baroque.
Des berges du Tevere, je détaille une façade de cette colossale construction et, avec cette lumière froide, je me vois une fois encore à Paris, plus précisément devant les Guichets du Louvre ; et le pont Umberto I se fait pont du Carrousel. Il y a à Rome des monuments d’un volume qui ne se trouve pas à Paris. A côté de cet ensemble, l’Hôtel de Ville de Paris n’est qu’une Maison de Poupée. Et puisqu’il est question d’architecture colossale, j’en reviens une fois encore au Palais de Justice de Bruxelles, de Joseph Poelaert, construit entre 1866 et 1883, l’un des édifices les plus colossaux du… monde.
Le gris du ciel fait ressortir la beauté de la palette des constructions de Rome, les immeubles d’habitation surtout. Castel Sant’Angelo. L’histoire en est fort intéressante, avec ses transformations successives, mais je le trouve fort laid. Il s’agit à l’origine d’un mausolée voulu par l’empereur Hadrien et pour lui-même, réplique de celui de l’empereur Auguste dont il est question dans un précédent article. Cet énorme cylindre écrasé devint défensif, intégré au mur d’Aurélien (très bien conservé) qui eut à subir, entre autres attaques, celle des Ostrogoths. Mais l’histoire de cet ensemble est si complexe (et passionnante) que je ne puis même l’esquisser car il me faudrait alors étirer cet article sur des pages et des pages. J’en reviens simplement à cette désagréable impression face à cet ensemble si souvent remanié. Si les parties basses, défensives, sont harmonieuses, les parties hautes, qui témoignent de la transformation de cette forteresse en palais, sous le pape Paulo III (Alessandro Farnese), font surajoutées et mentalement, je m’efforce de les supprimer pour retrouver la pureté de cette forme simple, éloquente comme un tumulus.
Sur le pont Sant’Angelo. Salué chacun des Anges, mon souvenir le plus précis de mon dernier séjour à Rome. Et tout en empruntant ce pont, un souvenir me revient : je suis à Prague sur le Karlův most.
Cité du Vatican. Tout un commerce religieux qui m’intrigue. Les Chrétiens n’ont cessé d’accuser les Juifs de manipuler l’argent alors qu’ils sont les premiers à le faire avec tout un commerce dans leurs lieux les plus saints. Je traverse cette Cité du Vatican sans grande émotion, harcelé par les guides qui se proposent dans toutes les langues, ou presque. Je note que des constructions à droite de la basilique Saint-Pierre portent préjudice à la rigueur et à la symétrie de l’ensemble.
Basilique de SS. Ambrogio e Carlo al Corso. Le rouge superbement irrigué (du faux marbre) des nombreux et imposants pilastres. Un univers de camaïeux dorés, entre ocre rouge et ocre jaune. Et, une fois encore, la blancheur des anges.
19 février. Museo Napoleonico. Il s’est constitué principalement à partir de la donation du comte Giuseppe Primoli (parent de la famille Bonaparte) à la Ville de Rome en 1927, année de sa mort.
Quelques notes rapides prises au cours de cette visite :
Un salon des Frères Jacob provenant du cabinet de Bonaparte (alors Premier Consul) à Saint-Cloud.
Un buste de Napoléon en marbre par Antoine-Denis Chaudet (du beau néo-classique) et un autre par David d’Angers.
Bertel Thorvaldsen (je songe à un article, une étude comparée entre Antonio Canova et ce sculpteur danois) : Katharina Friederike Wilhelmine Benigna Biron, duchesse de Sagan.
Une gravure montre Napoléon Ier et son fils, l’Aiglon, une gravure exécutée à partir d’une peinture de Charles de Steuben. Le père et l’enfant sont installés dans un canapé. L’enfant dort, la tête sur une jambe de son père qui consulte un document. Ils sont entourés de hautes bibliothèques où les livres se serrent sans laisser la moindre place pour un autre livre. A gauche de la composition, en bord de cadre, un secrétaire prend des notes.
Une salle est dédiée à Napoléon III et à sa famille, son fils en particulier, moins connu que le duc de Reichstadt, et pourtant. Le fils unique de Napoléon III, le prince impérial, est tombé sous l’uniforme britannique, en Afrique australe, transpercé par dix-sept coups de lances de guerriers zoulous, en 1879. Enfant, j’avais lu une biographie de cet homme étonnant, un soir, un livre dégoté dans la bibliothèque d’une grand-tante royaliste. Je l’avais lu d’une traite. La plus célèbre (et la plus émouvante) représentation de ce prince impérial est probablement celle de Jean-Baptiste Carpeaux qui le montre enfant, en compagnie d’un grand chien affectueux, Néro. Je me souviens qu’une peinture le met en scène dans ses derniers moments, luttant contre des guerriers zoulous, une peinture signée Paul Jamin et qu’enfant j’ai détaillée maintes fois.
Un portrait de Napoléon III et un portrait de sa femme, l’impératrice Eugénie, même format et même cadre, la perfection technique et la froideur de Franz-Xavier Winterhalter.
Une salle est dédiée à Pauline Borghèse (Venus Victrix), la sœur de Napoléon Ier, immortalisée par Antonio Canova, l’un des plus beaux nus féminins de l’histoire de la sculpture. Dans une vitrine, un moulage du sein droit de Pauline Borghèse par ce même sculpteur. Dans une autre vitrine, à côté, le masque mortuaire du duc de Reichstadt – l’Aiglon.
Pauline Borghèse d’Antonio Canova
Un ciel gris encore qui fait ressortir les tonalités des façades de Rome. Piazza Mattei et la Fontana delle Tartarughe, une délicate et étrange fontaine pour laquelle les Romains semblent avoir une certaine affection.
Vers le domicile d’Edith Bruck, Via del Babuino, à peu de distance de la Piazza di Spagna. A quelques pas de son domicile, une église catholique de rite grec, Sant’Atanasio (inaugurée en 1583), de l’architecte Giacomo Della Porta, une façade plutôt sévère. A côté, une église anglicane, All Saints’, où nous faisons halte dans un édifice néo-gothique en briques rouges, une sobriété qui repose des extravagances du Baroque. Au fond de l’église, des plaques commémoratives ; sur l’une d’elles : To commemorate the entry of the Allied Armies into Rome on 5th June 1944 and liberation and preservation of the city and of this church wherein a service of thanksgiving was held.
Sur l’interphone, Risi-Bruck. Risi est le nom de son époux, le poète Nelo Risi (1920-2015). Accueil chaleureux. Elle m’embrasse en me mettant une main sur l’épaule. Elle porte une étoile de David en pendentif, bien visible sur un pull léger de couleur claire. Edith Bruck habite dans cet appartement depuis une soixantaine d’années ; elle y est locataire. L’appartement est bordé sur deux côtés par un couloir (avec deux imposantes bibliothèques où les livres sont si serrés qu’il serait impossible d’en ajouter un seul) qui conduit au salon, ce salon où elle se fait généralement photographier, dans un canapé que recouvre une couverture en épais coton blanc avec motifs en relief. Nous prenons place dans un canapé qui fait face au sien. A son dos, une bibliothèque encore où je reconnais des photographies d’elles et sa famille avec lesquelles j’ai illustré mes articles (huit articles publiés sur ce blog même – dans Categories « Edith Bruck ») et qui rendent compte de ses trois livres traduits en français par les soins de Patricia Amardeil, soit « Signora Auschwitz », « Qui t’aime ainsi », « Lettre à ma mère ». Je remarque une ménorah au milieu de l’étagère la plus haute. Patricia Armardeil est impressionnée d’être ici, dans ce salon, par ailleurs modeste, où sont passées tant de personnalités du monde des arts et de la politique. Edith Bruck s’exprime dans un français hésitant mais agréable. Elle déclare que c’est pour elle la plus belle langue du monde, une langue qu’elle regrette de ne pas avoir plus pratiquée. Je suis venu avec des questions mais je me contenterai de l’écouter, et c’est mieux ainsi. Elle passe du français à l’italien (avec sa traductrice) et de l’italien au français. Elle a une voix de fumeuse, assez rauque, bien timbrée, ce qui me permet de la comprendre assez bien lorsqu’elle s’exprime en italien, une langue que je n’ai jamais étudiée. Elle parle beaucoup de sa famille (en particulier de sa sœur avec laquelle elle a été déportée), de ses neveux, de son mari et sa belle-famille ; et je les connais déjà pour les avoir rencontrés dans ces trois livres. Elle revient sur la pauvreté de sa famille, des Juifs hongrois, et son entrée dans la bonne société italienne qu’elle évoque avec finesse. « J’étais pour eux une sorte de zigara », mot qu’elle souligne d’un sourire amusé. Elle évoque son mari (le frère de Dino Risi), ses dernières années, son travail passionné de traducteur, des poètes français surtout, parmi lesquels Pierre Jean Jouve et Jules Laforgue.
Edith Bruck et son époux Nelo Risi
Elle se tourne vers moi et me demande de choisir les livres que je veux dans sa bibliothèque (qui fut aussi celle de son mari), qu’elle me les donne. Je détaille les rayonnages, avec des titres plus attirants les uns que les autres. Je remarque de nombreux livres publiés par Seghers dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » et par la NRF dans la collection « Poésie/Gallimard », ces petits livres à couverture blanche avec en bandeau le portrait de l’auteur qui se répète, à la manière d’une pellicule cinématographique. Edith Bruck insiste : « Choisissez ! » Je suis embarrassé, hésite et trouve une échappatoire : « Je préférerais avoir un livre de vous, un recueil de poèmes par exemple ». Elle se dirige vers une étagère placée dans l’angle du couloir et me tend « Versi vissuti – Poesie (1975-1990) », Edizioni università di Macerata, 2018, collection « Narrativa e poesia ». En couverture, une photographie qui figure sur une étagère de la bibliothèque de son salon : elle se tient, petite fille, de trois-quarts, gênée par le soleil. Edith Bruck me dédicace ce recueil de poèmes : Pour Olivier, avec amour. Edith. Roma 19.02.2019. Je la quitte en l’embrassant et en lui disant : « Ciao Zigara ! ». Sur le palier, je me retourne et lui envoie un baiser de la main.
Ci-joint, « Il ritratto di Edith Bruck » suivi d’une entrevue :
https://www.youtube.com/watch?v=Z-OZEYMmFM0
Lontano / in una solitudine / piena di fantasmi / di voci / di sguardi / di passi / di ricordi / lontani / e vicini. (Edith Bruck)
(à suivre)
Olivier Ypsilantis