Gil Vicente (vers 1465 – vers 1536), quelques repères biographiques. Le théâtre lusitanien et le théâtre castillan, deux traditions dramatiques qui lui doivent beaucoup, tant dans leur gestation que dans leur développement. Connu sous le nom de « Plauto portugués », il fit un usage aussi spontané de sa langue maternelle, le portugais, que du castillan. Des quarante-quatre œuvres qui nous sont parvenues, quinze sont écrites en portugais, onze en castillan, et dix-huit sont un mélange des deux que lui-même dénommait algarabía luso-hispana.
On sait peu de choses sur la vie de Gil Vicente. Les dates et les lieux de sa naissance et de sa mort sont elles-mêmes incertaines. On sait qu’il eut des relations avec la Cour du Portugal, sous les règnes de Juan II, Manuel I el Afortunado et Juan III pour lesquels il écrivit des pièces de théâtre. A partir de l’édition de 1562 de ses œuvres, on peut distinguer quatre blocs principaux : les autos de devoción, les comédies, les tragicomédies et les farces ; et je passe sur l’énumération des titres relatifs à chacun de ces blocs. Le caractère de certaines de ses œuvres évoque Juan del Encina, son contemporain. L’un et l’autre furent auteurs dramatiques et musiciens, une particularité qu’explique les tonadillas qui accompagnaient leurs représentations théâtrales.
Statue de Gil Vicente (auteur, Francisco de Assis Rodrigues, 1842) placée à la pointe du fronton du Teatro Nacional D. Maria II à Lisbonne.
Pour ceux qui veulent en savoir plus, un article très copieux intitulé, « Vida y obras de Gil Vicente », écrit par un « monstre » des lettres espagnoles : Marcelino Menéndez y Pelayo :
http://www.thecult.es/secciones/cronicas/vida-y-obras-de-gil-vicente.html
J’ai été amené à m’intéresser à celui qui peut être considéré comme le fondateur des théâtres espagnol et portugais par son intervention en faveur des Juifs. Les lignes qui suivent prennent appui sur un article de Márcio Ricardo Coelho Muniz intitulé : « 1531 : Gil Vicente, judeus e a instauração da Inquisição em Portugal », article où est exposée la question des Juifs (Judeus) et des Cristãos-novos (Juifs convertis au christianisme) dans l’œuvre de Gil Vicente, en particulier la lettre de 1531 (Carta de 1531).
En cette année 1531, des tremblements de terre secouent le Portugal, et à l’intérieur même du pays, contrairement à celui de 1755, venu des fonds sous-marins. Dans un compte-rendu publié par The Seismological Society of America (en avril 1998), on peut lire : « In January 1531, the Tagus River Estuary was hit by a strong earthquake, the intensity of which in Lisbon was, according to relevant authors, greater than that of the 1755 earthquake. It was cited by most of the European annalists of the time and was responsible for the destruction of structures, the loss of lives, and enormous panic, thus making it one of the most disastrous earthquakes in the history of Portugal. If we give credit to the detailed descriptions, the maximum intensity was probably X MSK. According to our study, the seismic event was probably caused by the Lower Tagus fault zone (LTFZ) ». La peur est grande dans ces régions qui bordent le Tejo. La principale secousse a lieu le 26 janvier, à en croire la lettre que Gil Vicente adresse au roi Dom João III. C’est de cette lettre qu’il va être question.
Cette lettre est structurée en trois parties. En début de lettre, le dramaturge rend compte du sermon prononcé par les moines du monastère São Francisco, à Santarém, dans le Ribatejo. Dans le sermon tel qu’il est rapporté par Gil Vicente, les moines commencent par attribuer esta tormenta da terra à la colère d’un Dieu désireux de punir le Portugal de ses péchés ; et ils enfoncent le clou, annonçant un autre tremblement de terre (si le Portugal poursuit dans la voie du péché), plus dévastateur encore ; et ils en donnent le jour et l’heure – quinta feira ua hora depois do meo dia (jeudi, une heure après midi) – pour mieux effrayer le peuple. Suite à ce sermon, Gil Vicente déclare avoir posé une question aux moines, question par laquelle il s’élève contre leur ignorance du cours naturel (curso natural) de ces phénomènes. Dans la deuxième partie de cette lettre, il rapporte les propos qu’il a adressés aux moines, des propos structurés en deux parties et par lesquels il cherche à contrer leur ignorance en leur déclarant que ces tremblements de terre ne sont pas provoqués par la colère de Dieu – ira Dei – et que, par ailleurs, il n’appartient pas à l’homme de prédire l’avenir.
Ces deux parties sont complémentaires. Leur composition emprunte à la rhétorique de l’homélie alors en cours. Chaque partie propose un thème de réflexion qui est étudié avec l’appui de passages tirés de la Bible. Ainsi la première proposition selon laquelle « o altíssimo e soberano Deos nosso tem dous moundos », deux mondes qui s’opposent et se complètent simultanément, permet à Gil Vicente d’exposer les concepts de divino et de natural (l’imperfection de l’un soulignant la perfection de l’autre, la imperfeição natural soulignant la perfeição divina), laissant de la sorte sous-entendre que les moines en question ignorent l’un et l’autre de ces concepts. Ainsi les événements terrifiants de l’année 1531 sont-ils strictement d’ordre naturel, une affirmation qu’il agrémente d’exemples tirés de la Bible. Dans la deuxième proposition, il condamne les pratiques divinatoires et cite Moïse et le Christ qui tous deux les ont condamnées.
Ces deux affirmations le conduisent à déclarer aux moines que les péchés dans les villages et les villes du Portugal, et principalement à Lisbonne, ne doivent pas faire oublier que la vertu s’y pratique également, y compris parmi ceux qui sont étrangers à la foi chrétienne mais qui eux aussi servent Dieu et, qu’en conséquence, il convient de ne pas s’en prendre à eux pour contenter le vulgaire – por contentar a desvairada openião do vulgo. Et c’est là que commence à filtrer la véritable intention de Gil Vicente : sensibiliser les tenants du pouvoir à la situation des Juifs, plus particulièrement des Cristãos-novos dans ce Portugal de la pré-Inquisition. Osório Matens écrit dans « Tormenta » : « Em 1531, a questão dos judeus é história de actualidade que o tremor de terra vem exacerbar ». Les catastrophes naturelles (à commencer par le tremblement de terre de 1531) vont activer au Portugal un fort sentiment anti-juif comme l’avait fait la peste noire en Europe, au XIVe siècle, et dans des proportions plus terrifiantes encore.
La présence juive dans la péninsule ibérique est fort ancienne. Pour Celso Lafer, elle remonte aux « tempos salomônicos ». Les indices archéologiques manquent pour soutenir avec certitude une telle affirmation qui ne peut toutefois être écartée. Au cours des époques médiévales, la situation des Juifs vis-à-vis de l’Église, bras spirituel de l’État, n’a jamais été vraiment confortable, elle a simplement été moins inconfortable à certaines époques qu’à d’autres, ambiguë dans tous les cas. Pour l’Église, les Juifs devaient survivre afin de témoigner de la « vraie foi », une attitude qui explique le nombre de bulles papales visant à la préservation des communautés juives, attitude généralement partagée par les souverains et les seigneurs, attitude qu’expliquait par ailleurs un certain opportunisme, les Juifs étant associés à l’argent.
L’arrivée sur le trône des Rois catholiques va aggraver la situation des Juifs. En 1492, ils sont expulsés du royaume. Un certain nombre d’entre eux passent au Portugal, attirés par le roi D. João II. D. Manuel I poursuit sa politique, par opportunisme, avant de les expulser en 1496, sous la pression des Rois catholiques.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis