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« Israël, le rêve inachevé – Quel État pour le peuple juif ? » de Pierre Lurçat – 3/3

 

Troisième partie – Politique et identité d’Israël

Quel droit pour l’État d’Israël ? Réflexions sur le système juridique israélien.

Un point très important souligné par l’auteur dans son introduction à cette Troisième partie, à savoir que le sionisme politique s’inscrit en faux contre le modèle d’émancipation-assimilation prôné par Stanislas de Clermont-Tonnerre. Pierre Lurçat écrit : « Pour que les Juifs reprennent leur place dans “l’assemblée des nations vivantes”, il faut qu’ils renoncent aux promesses illusoires de l’émancipation en tant qu’individus, et qu’ils gagnent leur propre auto-émancipation en tant que Nation, selon les mots de Léon Pinsker. »

Le droit hébraïque n’a pas connu l’histoire de la renaissance de l’hébreu redevenu langue parlée, essentiellement grâce à Eliezer Ben Yehouda. A l’occasion de la déclaration d’Indépendance, de nombreux intellectuels juifs, tant laïques que religieux, ont pensé que l’État d’Israël allait faire renaître le droit hébraïque bimillénaire. Il n’en a rien été et le principe de « continuité du droit » a été adopté, à savoir le système juridique basé sur le droit en vigueur dans la Palestine mandataire, un socle hétéroclite dont les principales strates étaient le droit anglo-saxon et le droit ottoman. En 1980, le système juridique israélien est coupé du droit anglo-saxon. Y subsiste toutefois, aujourd’hui encore, quelques traces des occupations successives dans ce qui est à présent l’État d’Israël. Le droit hébraïque quant à lui se trouve réduit au mariage/divorce, avec compétence des tribunaux rabbiniques, une compétence très contestée, notamment par la Cour suprême.

 

Eliezer Ben Yehouda (1858-1922)

 

Droit hébraïque ? Il ne s’agit pas d’appliquer strictement le droit de la Torah (consigné dans les cinq livres de la Bible) mais d’envisager les quelque trois cent mille responsa connues élaborées au cours des siècles d’exil, en grande partie grâce à l’autonomie juridique que les Juifs ont souvent pu préserver. Précision : 80% du droit hébraïque se rapporte au droit pénal, civil et constitutionnel ; 20% à des questions religieuses. Le juge Menahem Elon et nombre de spécialistes déplorent cet abandon de ce qui constitue un trésor culturel.

Le droit hébraïque ne pouvait devenir le droit d’Israël qu’au prix d’un énorme travail, avec adaptation de nombre de dispositions anciennes pas nécessairement adaptées aux réalités économiques et sociales d’aujourd’hui. Par ailleurs, un tel changement inquiète de nombreux Israéliens car il aurait pour effet d’éloigner le pays du monde occidental pour en faire l’héritier d’une tradition bimillénaire dont le droit est l’un des piliers.

 

Hébron et la haine des origines.

Israël est un tout petit pays mais la distance, disons mentale, qui sépare certaines villes est immense. Ainsi, celle qui sépare Hébron (première capitale du Royaume de David) de Tel-Aviv est-elle encore plus grande que celle qui sépare Tel-Aviv de Jérusalem.

Haine de Hébron, haine des origines. Hébron, cité des Patriarches (Abraham-Isaac-Jacob), un lien qui contrarie ce désir de ne pas être juif ou d’incarner un « Nouveau Juif » détaché des origines. « Juifs d’affirmation » contre « Juifs de négation » pour reprendre la pertinente terminologie de Jean-Claude Milner. Cette contradiction – cette tension – est lovée dans le mouvement sioniste et dès son origine ; en effet, le sionisme politique se définit tantôt comme la continuation de l’histoire juive, tantôt comme son refus – et nous pourrions en revenir au mouvement cananéen. C’est ainsi que l’affaire de Hébron dépasse la simple affaire politique, elle touche à l’identité juive tant individuelle que collective. A ce sujet, il faut lire ce qu’a écrit Pierre Lurçat dans un numéro spécial de la revue Controverses où il évoque l’Alterjuif, soit le Juif qui refuse d’être juif et qui fait de la haine de soi un sujet de polémique. La haine de Hébron, la haine des origines de la nation juive, symptôme le plus massif de cette pathologie des élites israéliennes post-sionistes.

 

La Shoah dans le discours politique israélien depuis 1948.

Une certaine historiographie considère David Ben Gourion comme celui qui a introduit le thème de la Shoah dans le discours politique israélien (voir le procès Eichmann). Menahem Beguin qui ordonna le bombardement d’Osirak (1981) prononça un discours dans lequel il déclara notamment : « Une nouvelle Shoah ne se produira pas ! » Il compara également l’OLP aux nazis lors de l’opération Paix en Galilée (1982). Voir la « doctrine Beguin », fondement de la politique israélienne sur le dossier du nucléaire iranien. La gauche et l’extrême-gauche qui accusent les dirigeants israéliens d’avoir instrumentalisé la mémoire de la Shoah n’hésitent pas à le faire à des fins partisanes lorsqu’il s’agit de s’opposer à la politique du gouvernement. Le philosophe Yeshayahou Leibowitz a élaboré l’expression « judéo-nazi » et l’a martelée et il y aurait d’autres noms à citer à ce propos. C’est aussi pourquoi il y a une certaine hypocrisie à dénoncer ces Juifs orthodoxes qui font usage de l’étoile jaune alors que des femmes et des hommes de gauche et d’extrême-gauche, ainsi que des icônes de la vie intellectuelle et culturelle du pays, traitent de nazis les soldats de Tsahal.

 Opération Opera (7 juin 1981) contre le réacteur nucléaire de classe Osiris, acheté par l’Irak à la France.

 

La Cour suprême et l’identité de l’État.

Dans les années 1990, se structure la doctrine de l’activisme judiciaire, « à savoir, l’idée que la Cour suprême, et les tribunaux en général, n’ont pas seulement pour vocation de dire le droit et de trancher des litiges juridiques, mais qu’ils sont également habilités à se prononcer sur des questions de valeurs, en prenant ouvertement position dans le débat public, y compris sur des questions autrefois considérées comme échappant aux tribunaux ».  Maître d’œuvre de cette politisation de la Cour suprême, le juge Aharon Barak, avec émergence d’un pouvoir judiciaire en concurrence directe avec la Knesset et le gouvernement portant ainsi atteinte au fragile équilibre des pouvoirs, une évolution concomitante au phénomène de judiciarisation de la vie publique qui en Israël prend une forme particulière notamment du fait de l’absence de constitution formelle (voir la « Constitution par étapes », soit l’élaboration graduelle des Lois fondamentales). L’aspect le plus significatif de la « révolution constitutionnelle » menée par Aharon Barak, l’affaiblissement de la notion d’un État juif (inscrite dans la Déclaration d’Indépendance de 1948) au profit de celle d’un État de tous ses citoyens. Ainsi Aharon Barak a-t-il fait du caractère juif de l’État un sujet de polémique en opposant « État juif » et « État démocratique » alors que ces deux réalités avaient coexisté sans heurt notable durant une quarantaine d’années. Le vaste compromis posé par David Ben Gourion a été attaqué. « Sous couvert de concilier les valeurs juives et démocratiques de l’État d’Israël, Aharon Barak a mené un véritable combat contre tout particularisme juif de l’État ». La doctrine de ce juge commença à s’attaquer à des questions religieuses, avec une volonté anti-religieuse affichée, avant de s’en prendre aux valeurs fondamentales du sionisme politique. Voir l’affaire Kaadan.

L’idéologie post-moderniste et post-sioniste s’est imposée au début des années 1990 avec les accords d’Oslo, une « révolution culturelle » concomitante à cette « révolution constitutionnelle ». Ces « révolutions » ont toutefois échoué, d’abord avec le terrorisme palestinien (la paix ne s’achète pas avec des concessions territoriales) et par les urnes. Exit l’idéologie post-sioniste, exit cette entreprise d’autoliquidation nationale avec l’affirmation d’un certain attachement à la Loi du Retour, aux notions de « pureté des armes » et de « peuple spécial ».

 Aharon Barak, né en 1936.

 

Jabotinsky, prophète de la Révolution sociale biblique en Israël ?

S’il est un domaine où le sionisme a échoué (mais rien n’est définitif), ce n’est pas dans les relations entre Israël et le monde arabe : les relations de bon voisinage ne dépendent en rien des concessions faites par Israël, comme nous pouvons le constater. S’il est un domaine où le sionisme a échoué, c’est dans le domaine social : 860 000 enfants d’Israël vivent sous le seuil de pauvreté ; par ailleurs, Israël est le pays de l’OCDE où les écarts entre riches et pauvres sont les plus grands.

Point important et volontiers oublié ou simplement tu : l’idéal de justice sociale n’a jamais été l’apanage des sionistes socialistes ; il était également inscrit dans le sionisme religieux et dans le sionisme politique, sans oublier son aile droite principalement représentée par Jabotinsky. C’est au cours de ses années d’études à Rome que ce dernier subit l’influence des conceptions socialistes, notamment par l’un de ses professeurs, Antonio Labriola. Mais Jabotinsky reviendra vite du socialisme (notamment face au désastre de l’expérience bolchévique en Russie) pour élaborer sa doctrine sioniste d’une révolution sociale cyclique (vision biblique) opposée à la révolution messianique (définitive) de type socialiste. Il explique dans « Éléments de philosophie sociale biblique » que la Bible contient, dispersés, des éléments de protestation et de reconstruction sociales qui, rassemblées, constituent un programme « très éloigné à la fois de la sauvagerie débridée de la concurrence anarchique et de l’esclavage inhérent à tous les systèmes socialistes ». Jabotinsky propose en quelque sorte une troisième voie, par l’étude la Bible mais aussi par celle du Viennois Josef Popper-Lynkeus (1838-1921), un penseur bien oublié et dont l’idée, alors révolutionnaire, était que l’État devait veiller aux besoins fondamentaux des citoyens (nourriture, habillement, logement). Jabotinsky ajoute à cette liste l’éducation et les soins médicaux. Insistons, le père de la droite sioniste était lui aussi habité par des idées sociales, avec la Bible pour référence, modèle de la justice sociale pour l’État juif. Que penserait-il d’Israël s’il y revenait ?

 

Israël et le Mont du Temple : une double erreur politique et psychologique.

L’État d’Israël n’assume toujours pas une pleine souveraineté sur le Mont du Temple. Il y a plusieurs raisons à cette situation ; l’une d’elles relève d’un présupposé psychologique : en remettant le Mont du Temple au Waqf jordanien, Moshé Dayan pensait désamorcer une bombe. Cette attitude est plus ou moins restée celle des dirigeants israéliens jusqu’à nos jours. Or, avec du recul, force est de constater que les nombreux retraits d’Israël (Sinaï, Sud-Liban, larges zones de Judée-Samarie, Gaza) et la liberté de culte sur le Mont du Temple n’ont jamais été salués par le monde arabe et musulman. La question de Jérusalem et des lieux saints est régulièrement activée par les pouvoir musulmans, arabes en particulier, afin de canaliser contre Israël (voire les Juifs) le mécontentement et la colère de leurs populations. Ce procédé fonctionne d’autant mieux que l’islam souffre à la fois d’un complexe de supériorité envers les non-musulmans tout en percevant ces derniers comme de redoutables comploteurs. L’islam méprise l’Infidèle mais en a une peur maladive… L’attitude des autorités israéliennes sur le Mont du Temple ne fait que conforter les Musulmans dans leur psychologie : complexe de supériorité et paranoïa. Et permettez-moi de citer la conclusion de Pierre Lurçat (qui est aussi la mienne) : « L’alternative à cette situation inextricable et mortifère consisterait, comme l’avait bien vu l’écrivain et poète Ouri Zvi Greenberg, à asseoir notre souveraineté entière et sans partage sur le Mont du Temple, car “celui qui contrôle le Mont contrôle le pays”. Ce faisant, Israël signifierait au monde musulman que sa présence sur sa terre retrouvée est permanente et non pas provisoire, et que les Juifs revenus à Sion ne sont pas des “croisés”, destinés à être chassés à plus ou moins longue échéance : ils sont les maîtres et les souverains de Jérusalem, comme à Hébron et ailleurs, et ils sont là pour y rester. Une telle attitude pourrait libérer les musulmans de leur ancien complexe de supériorité, en leur signifiant que Jérusalem est hors de portée de leurs aspirations à faire renaître un hypothétique Califat et que leur seul choix possible est d’accepter la coexistence pacifique avec un Israël fort et souverain. »

 

Vue aérienne du Mont du Temple

Olivier Ypsilantis

 

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