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Notes diverses, oubliées et retrouvées – 7/7 (Gottfried Benn, encore)

 

Bref compte-rendu d’un entretien radiophonique avec Gottfried Benn (1925). L’expérience du poète n’est pas tournée vers l’efficacité. Les écrivains dont l’activité tend vers l’amélioration de la société, voire de la civilisation, appartiennent à l’armée de ceux qui éprouvent le monde d’une manière réaliste. Ils évoluent dans les trois dimensions, sûrs d’eux-mêmes, avec les techniciens et les guerriers. Ils se placent au niveau des variations superficielles. Le technicien et le guerrier procèdent comme le scientifique, avec une logique qui impose une vision de la vérité correspondant aux représentations populaires de vérification, d’application générale, d’utilisation. L’éthique ainsi propagée assure la primauté de la moyenne. Les œuvres d’art laissées par l’histoire, toutes époques et tous lieux confondus ne cherchent pas à agir en dehors d’elles-mêmes, elles sont muettes et absorbées en elles-mêmes. Le poète n’est en aucun cas préposé à l’édification morale des populations. Il n’est pas un agent de la morale sociale qui concerne plutôt le candidat à la recherche de voix ou le responsable politique qui signe des décrets entre deux réunions de campagne avec gueuletons à l’appui.

La société humaine est extrahumaine. Je (Gottfried Benn) ne suis pas tenu de participer à un processus dont je considère le décor idéologique comme opposé à la connaissance, un décor qui à bien y regarder n’a aucune pertinence, aucune influence sur cette force qui bien avant moi et bien après moi a trouvé et trouvera l’énergie capable de nourrir le mouvement de cette société et lui indiquer sa direction ; car cette force n’a que faire des mots d’ordre venus de telle ou telle coterie. Depuis l’aube des temps, l’histoire nous apprend par exemple que les pauvres veulent monter et que les riches ne veulent pas descendre, ce qui n’est ni bien ni mal mais tout simplement phénoménal – phénoménal au sens philosophique du mot, soit relatif aux phénomènes, tout simplement. L’ouvrier anglais (et José Ortega y Gasset ne dit pas autre chose dans « La rebelión de las masas », écrit à la fin des années 1920) vit mieux aujourd’hui que le seigneur des époques médiévales quant au logement, à l’alimentation et la santé ; et ce processus n’a rien à voir avec l’action de tel ou tel parti politique ou groupe d’influence et leurs promesses de bonheur. Le poète veut suivre ses voies et Gottfried Benn déclare à son interlocuteur : « J’exige simplement pour le poète la liberté de se retirer d’une société qui pour moitié est constituée de petits rentiers déshérités et de geignards qui veulent que ce qu’ils ont soit revalorisé, et pour l’autre de nageurs entre deux eaux. »

 

Gottfried Benn (1886-1956)

 

L’éthique comme régulatrice des rapports sociaux ? Non, en aucun cas ! Le fouillis des civilisations ne laisse rien entrevoir de tel. L’artiste n’a pas d’éthique, il est un forban et un esthète. Il agit à l’improviste. L’un d’eux a lutté pendant sept ans pour une page de prose ou un poème. Il faut lire cet essai de Heinrich Mann de 1895 : « Eine Freundschaft : Gustave Flaubert und George Sand ». Il faut étudier les admirations de Franz Kafka, notamment son admiration pour Gustave Flaubert qui nous ramène à ce que dit Gottfried Benn et nous aide à mieux comprendre cette intransigeance qui n’est qu’exigence, exigence envers soi-même – celui qui fait face à la feuille blanche. Pour Nietzsche, il n’y a aucune autre morale que la vérité de son style et de sa connaissance, « car toutes les catégories éthiques débouchent pour le poète dans la catégorie de l’accomplissement individuel. »

Le poète n’a pas pour mission de changer le monde, il ne s’éprouve pas comme chef d’un parti ou général d’une armée, il s’efforce d’arracher son individualité au réalisme brut de la nature, de l’élever par la pertinence du style, par un travail inlassable – forcené – sur le langage qu’il organise et clarifie. Ce faisant, le poète se met en croix, et personne ne l’y force, nous dit Gottfried Benn. Il organise et clarifie son individualité et la porte au-dessus – ou hors – de la convoitise de la causalité, du convenu des bas degrés de la connaissance, celle qui se déclare la connaissance et qui milite pour elle-même alors qu’elle n’est que comédie sociale, tentative pour ceux d’en haut de se maintenir à leur place ou de ceux d’en bas de prendre la place de ceux d’en haut…

Le poète crée des autonomies, nous rappelle Gottfried Benn ; car, enfin, si le poète doit changer le monde comme on l’y invite si volontiers, sur quel critère de goût doit-il le rendre plus beau ? Sur quel critère de morale doit-il le rendre meilleurs ? Sur quel critère de connaissance doit-il le rendre plus profond ? Et ainsi de suite. La force que le poète crée ne prétend pas agir sur le monde, elle cherche simplement à être. Plus que quiconque, il a conscience que l’humanité n’a jamais suivi des convictions mais des phénomènes, n’a jamais suivi des doctrines mais des images, une humanité « qui se métamorphose de trop loin pour que nos regards puissent la suivre ». Mais lisez Gottfried Benn !

Notes subsidiaires. Gottfried Benn et les nazis divorcent sans tarder. En juin 1933, il est exclu de l’Académie prussienne des Arts et son discours à la mémoire de Stefan Georg (décédé en 1933) est interdit, Stefan Georg que les nazis avaient sollicité avec insistance. Cette même année, ce dermatologue de grande réputation se voit interdire de délivrer certains certificats. Acculé, il se rengage en 1935, comme médecin-major, énonçant ce qui pourrait être la devise d’une noble famille : Die Armee ist die aristokratische Form der Emigration. Le 18 mars, ses œuvres sont mises à l’index. Il va vivre retiré, de 1936 à 1948, et opter pour une double vie (Doppelleben), opérant une véritable dichotomie avec cloisons étanches – probablement afin de rendre plus incertain le naufrage – pensée / actes, esprit / vie. Un silence d’une douzaine d’années va donc s’en suivre au cours desquelles il ne publiera que quelques poèmes, confidentiellement. Les écrits de ces années seront publiés en 1949 par Max Niedermayer, un succès.

On peut se demander pourquoi Gottfried Benn n’a pas pris le chemin de l’exil. Essayons de nous replacer dans le contexte, au moins un peu, car il est véritablement impossible d’envisager la totalité d’une époque donnée, notre époque – notre point de vue – interférant invariablement entre elle et nous. Il s’en explique en commençant par déclarer qu’émigrer pour des raisons strictement politiques ou éthiques n’était pas un phénomène courant dans les années 1933-1934. Par ailleurs, il n’est pas inutile de rappeler que Hitler n’est pas venu au pouvoir suite à un coup d’État mais le plus légalement du monde, et que les nazis avaient par ailleurs conclu des traités avec un certain nombre d’États. De plus, Gottfried Benn ne se trouvait dans aucune des trois principales catégories d’émigrés de ces années : il n’était pas juif ; il n’appartenait à aucun groupe politique (il était unpolitisch) ; il n’était pas séduit par la Innere Emigration – sans programme, sans organisation, sans leader, il n’avait aucune illusion à son égard. Ajoutons qu’il ne bénéficiait d’aucun soutien à l’étranger, personne pour l’accueillir, et qu’il aimait Berlin où il avait sa clientèle avec son cabinet sur la Belle-Alliance-Straẞe.

Je ne suis pas ici pour faire un procès d’intention, ce serait vain, ridicule et prétentieux. Je ne puis que redire combien j’admire la poésie de Gottfried Benn et combien j’ai été surpris – douloureusement surpris – en apprenant, bien des années après avoir commencé à le lire, qu’il était allé taper à la porte des nazis. Ma passion pour la complexité historique m’a incité à étudier le cas Gottfried Benn. J’ai été surpris que cet homme si lucide et nullement travaillé par l’antisémitisme ne se soit pas arrêté sur certaines précisions nazies, ainsi qu’il le dit ; car, enfin, s’il est une chose que l’on peut reconnaître aux nazis, et dès le début, c’est bien la précision : un programme arrêté, des ennemis clairement identifiés, avec le Juif en figure de proue. Dès 1920, dans le Programme en 25 points du Parti ouvrier allemand national-socialiste (Das 25-Punkte-Programm der Nationalsozialistischen Deutschen Arbeiterpartei), la distinction entre Allemands et Juifs est clairement annoncée dans les articles 4 à 8. Peut-être Gottfried Benn ne percevait-il pas le danger de l’antisémitisme, peut-être ne le concevait-il pas vraiment. Il avait pourtant grandi dans un milieu protestant, sous l’égide d’un père pasteur, Gustav Benn (décédé en 1939), lui-même fils de pasteur, et qui ne tolérait pas le moindre propos à caractère antisémite.

Roger Goffin propose une intéressante analyse quant à la compromission momentanée de Gottfried Benn avec les nazis. Je la rapporte ici, résumée. Roger Goffin écrit : « Son erreur, nous semble-t-il, consiste à avoir confondu les principes de la “révolution conservatrice” et ceux du national-socialisme » ; et il ajoute, très intéressant : « Cette confusion paraît d’autant plus fatale que les nazis allèrent surtout quérir chez “les Pères de la révolution conservatrice” les éléments philosophiques, historiques, voire biologiques pour bâtir leur propre façade idéologique ». On sait que Gottfried Benn avait été très tôt un défenseur de cette révolution opposée à la Révolution française dont les slogans lui semblaient vidés de substance (ce que j’ai également jugé très tôt). Gottfried Benn n’était pas un cas isolé : c’est en Allemagne que cette révolution conservatrice suscita le plus d’adhésions dans la jeunesse. Le malaise de la jeunesse (notamment décrit par Pierre Drieu la Rochelle dans ce qui est bien un chef-d’œuvre, son roman « Gilles » dont il commença la rédaction en 1937) fut en Allemagne plus profond et, surtout, plus massif qu’en France. Le mépris pour les années Gustav Stresemann était monumental, tant à droite qu’à gauche.

Gottfried Benn voit le nazisme comme la marque d’une mutation radicale, géologique voire anthropologique avec retour vers la tradition (c’est le sens qu’il donne au mot « Revolution », un sens qui n’est a priori pas plus critiquable qu’un autre), vers le mythe, vers le collectif. Voir son essai « Züchtung », soit « Culture » au sens de croissance, la plante que cultive le jardinier.

Dans les années 1933-1934, Gottfried Benn donne forme à ses inquiétudes en portant son attention sur l’homme allemand en lequel il place les espoirs les plus fous. Selon lui, le peuple allemand est habité par une énergie immense et indéterminée qui cherche à se façonner. Des années plus tard, en 1950, il reconnaîtra avoir éprouvé un vertige au cours de ces années 1933-1934, et je suppose qu’il n’était pas le seul. Mais son vertige lui était néanmoins personnel, très personnel ; c’est aussi pourquoi je l’interroge et m’intéresse tant à son erreur que je m’efforce de comprendre de l’intérieur, avec d’autant plus de conviction que sa poésie me fascine depuis l’adolescence.

Las d’une certaine apathie sociale, des mesures prophylactiques et des examens préventifs (rappelons qu’il écrivit des poèmes dadaïstes implacablement anti-bourgeois, comme il se doit), ce médecin voulait renouer avec le sens du grand et du tragique, avec Nietzsche et les Grecs anciens. Il jetait aux ordures toute une littérature socialisante, avec bonheur pour tous garanti. Le nazisme qui se disait antibolchévique commença par le séduire. Il ne vit pas – ou ne voulut pas voir – qu’il s’agissait pourtant des deux faces d’une même pièce. Il ne vit pas – ou ne voulut pas voir – que l’usage du paroxysme par les nazis n’avait rien, vraiment rien à voir avec les imprécations de Nietzsche, ce célébrant génial de la Grèce antique, et qu’il ne s’agissait que d’une représentation minable qui désignait déjà la fosse septique et la fosse commune. Sa défiance radicale envers les mesures d’assistance publique et la lutte des classes lui fait claquer la porte. Son attitude est d’autant plus remarquable que Gottfried Benn est aussi un médecin, et un grand médecin, un spécialiste reconnu dans toute l’Allemagne. Son discrédit du socialisme marxiste et autres vendeurs de bonheur à l’usage des masses se double d’un « discrédit du matérialisme scientifique et des données de l’expérience sensorielle qui caractérise notre siècle » ainsi que l’écrit Roger Goffin qui se réfère volontiers aux travaux du Suisse Armin Mohler (1920-2003), le principal théoricien de la Konservative Revolution, une dénomination élaborée par Hugo von Hofmannsthal à la fin des années 1920 et reprise par Armin Mohler à la fin des années 1940, dans sa thèse de doctorat intitulée « Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. »

Gottfried Benn et toute une génération cherchent à donner voix à l’instinctif et aux données spontanées de la conscience. Ils cherchent à percer la carapace dans laquelle la science a enfermé le monde afin d’en libérer la spontanéité, l’élan créateur. La correspondance de Gottfried Benn nous permet de suivre ses références ; ainsi y retrouve-t-on nombre d’initiateurs de la Konservative Revolution : Martin Heidegger, Ludwig Klages, Edgar Dacqué, Hans Driesch, Carl Gustav Jung, Friedrich Nietzsche. Tous avaient spontanément attaqué et sous des angles divers l’hyper-intellectualisme de la pensée occidentale accusé d’atrophier et de mutiler l’homme. Dans un renversement radical, l’intellectualisme sera canonné au profit exclusif de l’irrationnel. On se souviendra à ce propos de la très lucide mise en garde d’Ernst Jünger qui s’exprimait en connaissance de cause et disait (je cite de mémoire) : le romantisme a quatre-vingt-dix-neuf portes qui conduisent au merveilleux mais la dernière conduit aux enfers. Et c’est précisément cette dernière porte que pousseront les nazis.

Irrationalisme de Gottfried Benn… Il nous faut préciser ce mot en regard de son œuvre. Cette inclinaison n’est en aucun cas le fait d’un caprice. Ainsi, dans son essai autobiographique de 1931, « Irrationalismus und moderne Medizin », il commente la guérison d’anthrax par la suggestion. Dès 1920, il se montre extraordinairement attentif, pour ne pas dire fasciné, par l’irrationnel et ses divers champs. Par ce vecteur, il interroge le non-moi afin d’avancer dans le fond archaïque de l’homme lisible dans l’inconscient collectif – où l’on retrouve la marque de Carl Gustav Jung. Dans un essai, « Der Aufbau der Persönlichkeit », il minore le rôle du cortex cérébral et exalte la vie neurovégétative dans l’élaboration de la personnalité. Tel sera son parti-pris jusqu’en 1928, date à laquelle son refus de l’intellect au seul profit de l’irrationnel lui laisse un goût amer, très amer : il traverse une crise de nihilisme qui l’empêche d’écrire. Ce radicalisme, allemand peut-être, va initier un mouvement de pendule et lancer le balancier dans l’autre sens. A ce sujet, Ernst Jünger évoque le Preussischer Anarquismus soit un mouvement dialectique qui va de la destruction radicale des valeurs à une recréation du monde de l’expression. Rien de tel en France, par exemple, où cette destruction reste limitée, raisonnable pourrait-on dire. Cette volonté de donner forme est à l’origine de trois essais rédigés peu avant 1933, année charnière pour son œuvre et pour l’Allemagne, soit « Rede auf Heinrich Mann » (1931), « Nach dem Nihilismus » (1932), « Akademie-Rede » (1932). Cette période nihiliste va le rapprocher (très) momentanément du nazisme auprès duquel il espère se refaire une santé, en quelque sorte, soit cautériser les plaies laissées par le nihilisme puis s’engager dans une discipline tournée vers la Forme tout en s’extirpant de sa solitude par l’adhésion à une communauté nationale.

Il croyait à un dialogue, à un point d’appui extérieur où se reposer. Fatigué de lui-même – et il n’était pas le seul ! –, il choisit de s’en remettre à une force qui l’ôtait à ses tergiversations. Un dialogue assuré ! Apollon faisant se taire Dionysos ! La Forme (sculptée dans le marbre) écrasant l’Informe ! Ouf ! Il reprit la dichotomie (complémentaire) élaborée par Nietzsche entre Apollon le Dorien et Dionysos, entre la Forme (l’Ordre) et l’Informe (le Désordre), et célébra les Doriens dans un essai de 1934, « Dorische Welt », avec une analyse des rapports entre art et autorité.

Roger Goffin nous signale, et ce point me semble très intéressant, que si Gottfried Benn a penché du côté des nazis, au tout début, c’est parce que ces derniers empruntaient à la Konservative Revolution son idéologie (une idéologie pour laquelle le poète éprouvait depuis toujours une profonde sympathie), ils l’empruntaient tout en la dévoyant et en l’utilisant à des fins prosaïques, une sorte d’écran derrière lequel se dissimuler afin de mieux s’imposer.

Olivier Ypsilantis

 

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