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Donostia San Sebastián, début août 2016 – 1/2

 

1er août 2016. Pensé au Brexit tout en marchant dans San Sebastián. La presse française nous assène que le Brexit est le fait d’Anglais petit-bourgeois qui regardent tomber la pluie derrière les vitres tout en buvant leur thé. On peut déplorer le Brexit mais gardons-nous d’étiqueter de la sorte ses partisans. Les Anglais sont un vieux peuple doté d’un sens très aigu de la liberté, plus aigu que chez les Français. J’ai toujours voté pour l’Europe, et pourtant j’observe le Brexit avec intérêt et même avec une certaine sympathie, je dois le dire. Il en vient à me réjouir. Je le vois comme un coup de pied dans la fourmilière. La France n’a guère d’autre choix que l’Europe — n’oublions pas que cette dernière fut d’abord un machin conçu essentiellement par la France pour contrôler l’Allemagne, ce que tout le monde à tendance à oublier pour des envolées lyriques et des leçons de moraline. L’Angleterre a d’autres choix ; ayons au moins l’élégance de taire notre jalousie…

 

Donostia San Sebastián, vue générale avec la baie et la plage de La Concha.

 

Marche dans San Sebastián en compagnie de Karine dont le mari est décédé il y a peu, un homme issu d’une vieille famille de Navarra, José Manuel, Chema pour les intimes. J’avais grand plaisir à discuter avec lui, avant le gouffre d’Alzheimer. Nous parlions le plus souvent de l’Espagne, son histoire, sa littérature, ses provinces, ses traditions culinaires et ses vins, car il était fine gueule et grand connaisseur en vins… C’était des tertulias le plus souvent à deux qu’accompagnait volontiers un bon vin de son pays. Il critiquait l’Espagne mais je savais que si je m’étais risqué à la critiquer il en aurait été contrarié. Il avait l’esprit de contradiction poussé à l’extrême, ce qui m’obligeait à manœuvrer. Je le faisais avec plaisir car j’appréciais les jugements de cet homme suffisamment intelligent pour s’amuser discrètement de ses contradictions, de cet homme amical et tranchant, tendre et abrupt. Il se disait de droite, franquiste même, tout en critiquant son propre camp avec une virulence et une acuité dont n’auraient pas été capables ses pires ennemis. Je vis en lui une sorte d’anarchiste de droite, des individus dont j’apprécie généralement la compagnie. Il dénonçait les Français comme si les troupes de Napoléon venaient de ravager son pays, tout en me précisant que j’étais son ami et qu’en conséquence sa colère ne devait pas m’atteindre. Lorsqu’il recevait des Anglais, il leur disait : « Je n’aime pas les Anglais, mais vous êtes mes amis ; soyez donc les bienvenus ! » ; et il leur offrait ses meilleurs vins tout en déplorant que les Anglais soient incapables de faire la différence entre un bon et un mauvais vin. Il témoignait envers ses amis d’une fidélité basque, solide comme le Peine del Viento fiché dans le granit de San Sebastián. Il disait que les sonorités du français et de l’allemand lui étaient désagréables ; mais il avait tout de même pris la peine d’étudier suffisamment ces langues pour les parler couramment ; et sur les rayonnages de sa bibliothèque s’alignaient dans l’original de nombreux ouvrages de la littérature française et allemande sans oublier l’anglaise. Bref, j’aimais cet homme qui ne cessait d’emprunter des chemins de traverse, qui au plus profond de ses contradictions ne perdait jamais l’occasion de dénoncer l’injustice. Il avançait en franc-tireur. Il était d’une parfaite courtoisie avec les femmes ; il se levait quand l’une d’elles entrait et il pratiquait le baise-main.

Originaire de Breslau (aujourd’hui Wrocław, annexé à la Pologne), Karine a une même fidélité dans l’amitié, une fidélité allemande, sœur de la fidélité basque.

Nous marchons donc dans San Sebastián, une ville de moyenne importance (180 000 habitants environ) mais qui dans certains quartiers proches du front de mer donne l’impression d’être une grande ville. Par ailleurs, c’est la seule ville d’Espagne où je ne me sens pas vraiment en Espagne, ce qui n’est pas déplaisant puisque cette impression conduit à l’étrangeté et à cette question : Où suis-je ? Certains immeubles tarabiscotés dans leurs parties hautes semblent avoir séjourné dans l’océan qui y aurait déposé des concrétions. Des rues proches du front de mer me replacent dans une ambiance Mitteleuropa, à Praha plus précisément, avec ces figures généralement en haut-relief qui flanquent l’entrée des immeubles, figures exotiques, ésotériques à l’occasion. Le magnifique hôtel María Cristina de style Belle Époque me conduit à Paris. María Cristina, la reine régente qui, au décès de son époux Alfonso XII, en 1885, se rendit chaque été avec sa cour à San Sebastián, participant ainsi au développement de la ville.

Étrange ville, étrange ambiance. Où suis-je ? Je suis dans une rue qui me place dans une ville qui pourrait être immense, qui se donne des airs de ville immense ; mais cette perspective s’ouvre sur une colline avec pâturages que coiffe une ferme ; et cette colline et les vaches qui y paissent semblent vouloir entrer dans la ville. Des façades riches en renfoncements où je me vois vivre, pour y lire, y écrire et me souvenir. Des souffles frais, une fraîcheur océanique et pyrénéenne.

 

Le premier pont sur l’Urumea, le Puente de Zurriola, face à l’océan Atlantique. Au fond, le Kursaal de Rafael Moneo.

 

Retour chez Karine, dans son appartement, à deux pas du Kursaal et de la Playa de Zurriola, rue de Peña y Goñi, dans un bel immeuble dont l’entrée est flanquée de têtes de lions rugissants et de têtes féminines souriantes. Praha ! Dans l’appartement, une ambiance Mitteleuropa, encore, et d’autant plus soutenue que Karine m’invite à consulter ses albums de photographies, rien que du noir et blanc qui me conduit vers les années 1940, 1930, 1920 et avant la Première Guerre mondiale, jusqu’au dernier quart du XIXe siècle, dans les environs de Wrocław et dans la campagne silésienne. Au mur, dans le couloir, des planches dessinées par son ancêtre, le botaniste et zoologiste Christian Gottfried Daniel Nees von Esenbeck. Karine descend d’une étagère trois volumes reliés en cuir et publiés par la Leopoldina (Deutsche Akademie der Wissenschaften Leopoldina) dont l’ancêtre en question fut président de 1818 à 1858. Ces volumes regroupent la correspondance entre Christian Gottfried Daniel Nees von Esenbeck et Goethe. Une longue discussion s’en suit, une discussion faite de souvenirs partagés et d’impressions suscitées par la vie entre plusieurs cultures.

En l’église San Vicente. Le retable central de la fin du XVIe est résolument monumental ; et, de fait, il me semble que je n’en ai jamais rencontré de plus imposant. Il est l’œuvre du disciple préféré de Juan de Anchieta, Ambrosio de Bengoechea qui, dans cette entreprise, fut secondé par Joanes de Iriarte. Narines dilatées, je hume le parfum de cette église, un parfum d’humidité végétale. Et j’écoute l’organiste qui s’exerce sur un immense Cavaillé-Coll.

2 août. Le pont aux six globes qui enjambe la rivière Urumea. Ces globes sont placés sur des cylindres qui tendent vers le cône. Parfums salins. Le ressac sous le pont que j’emprunte, narines dilatées. Arrêt dans une petite galerie qui donne sur le port ; elle est tenue par un Basque, la cinquantaine. Nous entamons une conversation sur l’art qui finit par se concentrer sur Eduardo Chillida et Jorge Oteiza. Il me montre une épaisse monographie consacrée à ce dernier (« Oteiza. Su vida, su obra, su pensamiento, su palabra » de Miguel Pelay Orozco) et qui rend compte de l’immensité de cette œuvre, une œuvre qu’il juge supérieure à celle de son compatriote et rival, Eduardo Chillida, un jugement que je partage. Les sculptures de Jorge Oteiza m’ont toujours semblé plus aiguës et plus coupantes que celles d’Eduardo Chillada, molles en comparaison.

3 août. Passé commande de trois livres de Bernard Chouraqui, des lectures à partir desquelles j’espère construire quelques articles. Leurs titres me laissent entrevoir une plongée dans les profondeurs — le grand bleu.

Au San Telmo Museoa (STM), dédié pour l’essentiel à la société basque et installé dans l’un des rares bâtiments à avoir survécu aux destructions de 1813. C’est un couvent dominicain du XVIe siècle, réhabilité en 2011, avec une extension à la façade métallique conçue par les sculpteurs Leopoldo Ferrán et Agustina Otero. Dans l’église (elle s’ouvre dans l’axe du cloître), une surprise ! Je retrouve José María Sert, cet artiste doué d’une force hors du commun, avec onze compositions colossales conçues pour cette architecture, compositions dont la superficie totale est de 784 m2. Ces peintures réalisées en camaïeu brun, suivant la technique du glacis (veladura), ont été restaurées en 2011. Elles dépeignent la geste du peuple de Gipuzkoa : « Pueblo de leyenda », « Pueblo de sabios », « Pueblo de libertad », « Pueblo de armadores », « Pueblo de fueros », « El altar de la raza », « Pueblo de pescadores », « Pueblo de navegantes », « Pueblo de comerciantes », « Pueblo de santos », « Pueblo de ferrones ».

 

 Cementerio de los Ingleses, Monte Urgull.

 

Marche sur le Monte Urgull qui offre de multiples points de vue sur la ville, la Bahía de La Concha et les lointains composés de collines qui peu à peu se font montagnes. Une fois encore, je me sens je ne sais où, en Suisse si je tourne le dos à l’océan. Arrêt au Cementerio de los Ingleses, un cimetière que je vous laisse découvrir dans la vidéo suivante :

https://www.youtube.com/watch?v=JhtuvWD8GxI

C’est un cimetière au relief particulièrement accidenté, à très forte déclivité (inhabituel pour un cimetière), riche de ses rochers, de ses mousses, de ses fougères, de ses massifs d’hortensias, de ses haies, de ses pins. Les tombes sont dispersées. Je coupe une fleur pour la déposer sur une tombe ; et ce geste me semble d’un coup extraordinairement important. La plupart des tombes abritent les corps d’officiers anglais de la British Auxiliary Legion tués au cours de la Première guerre carliste, aux côtés d’Isabel II, championne de la cause libérale. La British Auxiliary Legion était constituée par quelque dix mille hommes. Engagés principalement dans la province de Guipuzcoa, ils avaient leur base à San Sebastián.

Ici, la mort me semble moins effrayante — elle me semble même accueillante. Je retrouve cet apaisement que j’avais eu dans des cimetières de Berlin. Alors que nous nous promenions dans le Sophienfriedhof (contigu à la Bernauer Straße), mon fils David, six ans, m’avait pris la main en me disant qu’il nous enterrerait dans ce cimetière parce que nous y serions bien et qu’il aurait plaisir à nous rendre visite.

Le Monte Urgull est coiffé par le Castillo de La Mota (XIIe siècle). Avant de l’atteindre, nous déambulons dans un lacis de fortifications avec plates-formes pour pièces d’artillerie et embrasures diversement ouvertes sur la ville et sa baie. Parvenu au sommet du Monte Urgull, au pied d’un Christ maçonné et colossal de style franquiste, je détaille la structure urbaine de la vieille ville puis la disposition de ses banlieues qui suivent un relief compliqué. Je repère le carré de verdure qui marque la Plaza de Gipuzkoa, je suis la courbe de la plage que vient ourler avec régularité une fine ligne d’écume, je m’efforce de détailler la multitude des vacanciers sur le sable de la plage — des fourmis à peine — et les touches vives des serviettes de bain. J’entends les coups de sifflets des surveillants, très clairs. Enfin, j’observe les fortifications et m’efforce d’imaginer la somme de travail que leur construction a exigée.

 

Vue générale du Monte Urgull que coiffent le Castillo de la Mota et son Christ.

 

 (à suivre)

Olivier Ypsilantis

 

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