Au chapitre 4 du livre en question, Jean-Claude Milner pose une remarque qui rejoint d’une certaine manière ce que j’ai écrit dans plusieurs articles, à savoir que la Shoah est l’un des constituants, et non des moindres, des fondations de l’Europe. La Shoah, soit un sentiment de culpabilité plus ou moins diffus dont l’Europe aimerait définitivement se débarrasser — j’ai écrit quelque part qu’une odeur de mort montait des fondations (de la cave) de la maison Europe. Ce constat explique que le Vieux Continent s’emploie à enfermer Israël dans « les frontières d’Auschwitz », une expression de Shmuel Trigano qui constitue le titre de l’un de ses livres dont je recommande la lecture : « Les frontières d’Auschwitz : Les ravages du devoir de mémoire ».
Mais j’en reviens à la proposition de Jean-Caude Milner qui, à sa manière, rejoint la mienne : l’Europe veut oublier, tourner la page. Il évoque « une véritable axiomatique européenne », soit un refus de l’histoire européenne (voir l’enseignement scolaire) destiné à préparer le processus d’unification. « Cette axiomatique est dans le cerveau de tous les décideurs européens » ajoute-t-il.
Charles de Gaulle et Konrad Adenauer
Mais je vais cesser de rendre compte de ce livre et j’invite mes lecteurs à le lire. Simplement, je n’acquiesce pas à toutes ses propositions ; pourtant certaines d’entre elles confirment des impressions que je porte depuis des années. Il s’agit d’enterrer la Shoah et, pour ce faire, rien de mieux que de tourner le dos à l’histoire. L’Europe a commencé par soutenir Israël car après la Shoah il lui fallait faire preuve d’un peu de gentillesse, tout de même ! Mais sitôt qu’Israël s’est montré un peu trop fort — à son goût —, sitôt que le Juif ne fut plus cet individu toléré, faible et courbé, mais un combattant triomphant, l’Europe s’en trouva fort perturbée et commença à ergoter et à chicaner. Israël triomphant, le Juif combattant et sur l’offensive, voilà qui bouscula les petits schémas mentaux de l’Europe. Mais vous connaissez la suite ; on en arriva tout naturellement à Nakba = Shoah, à Gaza = Auschwitz, j’en passe et des meilleurs. Et on en arrive tout naturellement, aujourd’hui, à vouloir effacer Israël, au moins symboliquement, en changeant une certaine toponymie, vieux procédé qui a montré toute son efficacité.
Je ne suis pas Jean-Claude Milner sur un certain nombre de points. Par exemple, je le redis, j’éprouve quelque difficulté à suivre son recyclage lacanien, d’abord parce que je connais mal Jacques Lacan, mais aussi — et surtout — parce qu’un certain systématisme appliqué non plus aux individus mais à l’histoire m’inquiète. On s’efforce d’y voir un peu clair, et d’un coup, sorte de deus ex machina, on échappe à cette complexité en poussant en avant des schémas psychanalytiques. On se protège derrière eux comme un soldat derrière un parapet. Qu’on se protège, soit ! Mais prétendre avoir une vision claire —globale — du champ de bataille est une autre affaire. Je ne suis pas de ceux qui dénoncent la psychanalyse, une discipline féconde et utile, je dénonce un certain systématisme et des prétentions qui frisent le ridicule.
Dans une entrevue avec Cyril Veken, Marc Darmon et Jean-Jacques Tyszler, Jean-Claude Milner avance de nombreuses propositions qui méritent notre attention. Il déclare notamment que « le thème fondamental de l’Europe, ce qui la justifie, c’est de considérer que son ciment ce doit être la paix ». Mais il fait aussitôt remarquer que cet espace qui se veut espace de la paix a été rendu possible par une guerre, et la plus destructrice de l’histoire de l’humanité. Toute une dialectique va alors s’affairer à la construction de l’Europe de la paix, initiée par la rencontre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer. Cette volonté politique de paix, parfaitement justifiable en soi, a toutefois, peu à peu, mécaniquement et insidieusement pourrait-on dire, permis la structuration d’une « stratégie d’extrême oubli » et je n’insisterai pas sur les références psychanalytiques auxquelles Jean-Claude Milner revient si volontiers. Il énumère les phases de cette construction — de cet oubli — en se centrant sur le couple franco-allemand, Valéry Giscard d’Estaing / Helmut Schmidt puis François Mitterrand / Helmut Kohl pour en arriver à la phase pax europæ (très différente du modèle américain de la paix) au cours de laquelle l’Europe se pose en « instituteur du monde » — et à ce propos, il me semble qu’aucun pays ne se pose plus en instituteur du monde que la France. C’est « l’expansionnisme de la paix ». « La pax europæ étant l’extension de la paix par une paix qui précède toujours la paix elle-même, alors que la pax americana, c’est la guerre qui précède la paix ». L’Europe quant à elle promeut la paix du haut de son estrade d’institutrice, par la parole.
Une partie du discours de Jean-Claude Milner m’intéresse aussi parce qu’elle rejoint ce que je crois observer depuis quelque temps. Autrement dit, en le lisant, il arrive que je me sente moins seul, notamment lorsqu’il est question d’Israël en regard de l’Europe et plus généralement des Juifs. L’Europe se veut illimitée par son message dit de paix et par une extension quasi-illimitée : pourquoi ne pas accueillir la Turquie et les pays de l’autre rive de la Méditerranée ? Or, et je cite Jean-Claude Milner, « aujourd’hui, l’Europe, globalement, considère que l’État d’Israël en particulier, que l’affirmation juive de façon plus large, est une figure de limite et que par voie de conséquence elle est structurellement en position d’obstacle à l’égard de ce mouvement d’illimitation qui est maintenant celui où l’Europe s’est engagée ». La société moderne dont l’Europe se veut le parangon est illimitée de par sa structure ; elle peut — et doit — tout accueillir et personne ne doit et n’a le droit de lui échapper. Or, le Juif est ce noyau qui en tant que tel impose des limites, énonce une irréductibilité que l’auteur explique par l’étude (opposée à la culture qui est le produit d’une imprégnation, l’étude textuelle qui s’est substituée chez une majorité de Juifs à l’étude rabbinique, à l’étude de la Thora orale) et par la quadriplicité homme/femme, parents/enfant. Personne n’ignore que le nom juif fonctionne encore (il n’est bien sûr pas le seul) par cet entrelacement entre l’étude et la quadriplicité. Or, la société moderne se veut illimitée et l’Europe se veut solution aux problèmes, le « problème juif » en particulier. L’Europe s’est heurtée au « problème juif » et s’y heurte encore dans une certaine mesure par le biais d’Israël. Le sioniste apparaît comme un obstacle à sa volonté d’illimité. Israël s’efforce de rétablir des frontières alors que l’Europe tend de diverses manières à leur effacement. Et j’en viens à ce passage de « Au nom de l’Autre – Réflexions sur l’antisémitisme qui vient » (1) où Alain Finkielkraut pointe précisément dans la même direction que Jean-Claude Milner : « Loin de mettre en cause l’inquiétante étrangeté des Juifs, on leur en veut de nous rejoindre au moment où nous nous quittons, on se désole de leur assimilation à contretemps et du chassé-croisé qui les fait tomber dans l’idolâtrie et la sanctification du Lieu quand le monde éclairé se convertit en masse au transfrontiérisme et à l’errance ; on n’accuse pas ces nomades invétérés de conspirer au déracinement de l’Europe, on déplore que ces tard-venus de l’autochtonie aient régressé au stade où étaient les Européens avant que le remords ne ronge leur ego et ne les contraigne à placer les principes universels au-dessus des souverainetés territoriales ».
« Elle (l’Europe) considère qu’elle est vouée à s’étendre sans limites, et que, comme elle, l’islam est voué à s’étendre sans limites », écrit Jean-Claude Milner. Elle, l’Europe, par la paix ; lui, l’islam, par le djihad, l’islam avec lequel l’Europe espère passer un gentleman’s agreement afin de « mettre en équivalence ces deux expansions, qui sont supposées légitimes l’une et l’autre », afin de réunir les deux moitiés de l’humanité — exit l’expansion américaine jugée va-t-en-guerre et illégitime. Ce gentleman’s agreement est porté et structuré par des idéologies qui s’activent au nom du progressisme. Mais problème, d’où l’agitation de la « question palestinienne ». Le problème ? Israël qui fait obstacle à l’Europe dans son expansion (pacifique) en direction des pays arabes de la Méditerranée et à l’expansion de l’islam pensé comme une religion progressiste car religion des pauvres, des opprimés, des laissés-pour-compte, etc., etc. D’où la position clé et charnière dans laquelle ces idéologues européens placent les Palestiniens : le signifiant palestinien fait passer le signifiant arabo-musulman au signifiant progressiste, il permet de mettre en équivalence paix et djihad. « En effet, l’Intifada est pensée comme un djihad dans le monde arabo-musulman et comme une demande de paix dans le monde européen. »
Une fois encore, je ne souscris pas à toutes les propositions et constructions de Jean-Claude Milner ; il n’empêche que certaines, assez nombreuses, sont étonnantes et ouvrent des perspectives de réflexion devant lesquelles je m’arrête volontiers et durablement.
Jésus dans les bras de sa mère récupéré pour les besoins de la cause palestinienne, une cause qui remue volontiers entre autres mythes celui du Juif déicide, mythe qui ne laisse pas indifférents certains Chrétiens.
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(1) J’ai lu ce petit livre d’Alain Finkielkraut, « Au nom de l’Autre », sous-titré « Réflexions sur l’antisémitisme qui vient », il y a quelques années, à Montréal, après l’avoir dégoté chez un bouquiniste du Plateau-Mont-Royal. La lecture du livre de Jean-Claude Milner m’a replacé dans ce livre d’Alain Finkielkraut. Je note un air de famille entre ces deux ouvrages qui semblent dialoguer discrètement entre eux. Alain Finkielkraut y écrit : « L’Europe post-criminelle est, pour le dire avec les mots de Camus, un ‟juge-pénitent” qui tire toute sa fierté de sa repentance et qui ne cesse de s’avoir à l’œil. ‟Plus jamais moi !” promet l’Europe, et elle se tue à la tâche ».
Olivier Ypsilantis