La guerre en Ukraine ne cesse de me préoccuper. Dans les analyses – ou pseudo-analyses – à ce sujet, je suis presque toujours frappé par le manque de recul. La perspective historique semble être toujours plus négligée au profit du parti-pris. On est sommé de choisir son camp et sans hésitation.
Parmi les études sur l’histoire de la Russie et de l’Union soviétique, deux m’ont récemment retenu. L’une de Nicolas Berdiaev que j’ai présentée sur ce blog même, en deux parties, soit « Les sources et le sens du communisme russe de Nicolas Berdiaev » :
L’autre dont je vais rendre en partie compte : « De la nature de l’U.R.S.S. Complexe totalitaire et nouvel Empire » d’Edgar Morin, un livre publié à la Librairie Arthème Fayard en 1983, soit peu de temps avant la chute de l’U.R.S.S. Je vais rendre partiellement compte de cette étude par des notes de lecture tout en insérant au gré de cette lecture des remarques personnelles. Je ne partage pas nécessairement les appréciations d’Edgar Morin, notamment au sujet du conflit au Proche-Orient, et plus particulièrement à Gaza, mais il s’agit d’une autre histoire.
Edgar Morin commence par rendre compte de son parcours et il conclut avec esprit : « Avoir été communiste n’est ni un avantage ni un handicap pour comprendre le communisme, encore qu’il puisse devenir l’un ou l’autre, l’un et l’autre. De même, n’avoir jamais été communiste peut être avantage, mais aussi handicap : parmi tous ceux qui se glorifient de ne pas avoir attrapé la vérole, beaucoup devraient craindre de n’avoir pas acquis l’immunité. »
L’introduction a pour titre « Le Sphinx », un titre dont l’explication est donnée en quatrième de couverture : « L’U.R.S.S. nous apparaît alors comme le Sphinx qu’éclairent partiellement toutes les théories, à commencer par les théories marxistes, mais qui les défie et les égare toutes. »
Le mot communisme est d’une grande élasticité. Pour ceux qui le chargent d’un sens franchement positif, soit un mouvement de paix et de libération, il ne colle pas avec l’U.R.S.S. Alors, comment nommer ce système soviétique qu’aucune désignation ne semble capable de contenir ? Dictature ? Oui, mais ce mot est lui aussi élastique, une sorte de fourre-tout qui ne rend pas compte d’une spécificité : l’U.R.S.S. Et qui exerce cette dictature ? Parmi les réponses proposées – imposées – celle du trotskysme : c’est la « dictature d’une caste bureaucratique usurpatrice du pouvoir ouvrier ». Mais la bureaucratie ne suffit pas à expliquer la frénésie répressive et meurtrière du système stalinien, ses purges (au sein même de l’appareil), ses déportations, le culte de la personnalité. J’ai été un fidèle abonné des Cahiers du mouvement ouvrier du C.E.R.M.T.R.I. (Centre d’Études et de Recherches sur les Mouvements Trotskyste et Révolutionnaires Internationaux), non par trotskysme mais simplement parce que cette revue (trimestrielle) proposait des documents souvent inédits ou publiés il y a longtemps (souvent à petits tirages) et oubliés. Je pouvais ainsi les analyser sans nécessairement souscrire à l’analyse qui en était faite. Dans cette revue, Staline était la bête noire, on s’en doute, le fossoyeur de la Révolution d’Octobre, de la Révolution bolchevique. Ainsi préservait-on les bolcheviques (parés de toutes les vertus) en opérant une coupure aussi nette que profonde entre eux et Staline. Pour ma part, je n’ai jamais accepté cette vision quasi religieuse, avec d’un côté le Bien (la Lumière) et de l’autre le Mal (les Ténèbres). L’histoire n’est pas ainsi faite.
Dans l’écrit que j’ai signalé en début d’article, Nicolas Berdiaev a bien montré la continuité entre le vieil esprit russe et le bolchevisme. Edgar Morin n’opère pas une coupure aussi nette et profonde entre les bolcheviques de la première heure et Staline, mais il répertorie et analyse leurs différences, et avec justesse me semble-t-il. Et j’en reviens aux trotskystes ; si vous leur laissez entendre que la coupure entre les bolcheviques et Staline n’est probablement pas aussi nette et profonde qu’il leur semble, ils vous traiteront de « stalinien » voire de « fasciste » ; « fasciste », le plus fourre-tout des mots, une accusation très utilisée par le NKVD et qui vous valait le Goulag ou le peloton d’exécution, « fasciste » mais aussi « trotskyste ». Bref, dans tous les cas, on ne fait qu’activer une propagande, on tourne en rond, on se mord la queue…
L’historien Alec Nove (Alexander Novakovsky) a dit de Staline que c’était un accident historique, un personalized accident. Je me souviens d’avoir relevé cette remarque rapportée par Roy Medvedev dans son ouvrage monumental, « Le stalinisme, origines, histoire, conséquences », écrit au cours des années 1960. Selon cette proposition qui vaut ce qu’elle vaut, la Révolution d’Octobre se voit épargnée et Lénine et les dirigeants bolcheviques avec elle. Cette proposition ne me satisfait pas pleinement ; c’est une demi-vérité. J’admets cependant que cette révolution ne devait pas nécessairement conduire au stalinisme ; et que si elle y a conduit, d’autres facteurs y ont également conduit. A ce propos, il est instructif, j’insiste, de mettre en regard le livre de Nicolas Berdiaev ci-dessus mentionné avec le livre en question d’Edgar Morin.
Comment appréhender le despotisme stalinien dans toute son amplitude ? Confrontés à cette question, certains ont fait appel à la notion hégélienne (reprise par Karl Marx et socio-historisée par Karl August Wittfogel) de « discipline asiatique ». C’est une proposition intéressante mais qui, une fois encore, n’est qu’un élément de l’explication. L’U.R.S.S. accomplissement de l’État-providence ? Oui, mais d’autres États de ce type ne sont pas nécessairement des États totalitaires. États totalitaires ? L’Allemagne nazie l’est, comme l’U.R.S.S., avec la fusion Parti/État ; il s’agit pourtant de ne pas les confondre, d’autant plus que l’U.R.S.S. a été notre alliée contre l’Allemagne nazie… Une puissante propagande va s’employer après la Deuxième Guerre mondiale à décourager toute comparaison, à rendre impensable toute comparaison entre ces deux systèmes totalitaires. Il est vrai qu’il existe des différences entre ces deux systèmes, à commencer par les contextes nationaux dans lesquels ils s’inscrivent et qui ont permis leur développement.
Totalitarisme n’est pas l’explication, il est ce qui doit être expliqué. Une appréhension plus globale du système nous est proposée par les marginaux et les déviants qui, en tant que tels, ont subi les effets de la réalité carcérale du système : Soljenitsyne, Zinoviev, Volensky. Ils appréhendent le système soviétique de différents points de vue, parfois contradictoires. Edgar Morin propose donc de dégager la complémentarité plutôt que les contradictions entre ces points de vue : le Goulag avec Soljenitsyne et la Nomenklatura avec Volensky. Goulag/Nomenklatura, un système qui « s’auto-entretient et s’auto-régule en annulant de lui-même la déviance », ainsi que le formule Zinoviev. En mettant bout à bout ces trois analyses, on a une large vision du système sans pour autant en appréhender les incohérences qui se trouvent à la base de l’édifice – qui en constituent la base pourrait-on dire –, soit : l’économie civile, la population, les ethnies de l’U.R.S.S. et des démocraties populaires, autant d’incohérences qui ont permis à certains de prédire l’effondrement socio-politique, économique et impérial de l’Empire soviétique. Nous sommes face à une toute-puissance et à une toute-fragilité d’un système, un système qui d’une part écrase tout ce qui s’oppose à lui, d’autre part semble prêt à s’effondrer. La toute-puissance ne serait-elle pas dans ce cas fonction de la toute-fragilité ? Dans les années 1960 et plus encore 1970, le système abrite une économie civile atrophiée et une économie de guerre hypertrophiée. Sous Brejnev, dans les années 1970, l’U.R.S.S. est au zénith de sa puissance militaire et de son expansion territoriale, avec notamment l’invasion de l’Afghanistan fin 1979 qui activera sa chute.
Staline est resté très prudent en politique étrangère, et je pourrais à ce sujet multiplier les exemples en commençant par l’Espagne des années 1930. Ses interventions militaires dans les pays du bloc soviétique (Berlin-Est 1953, Poznan et Budapest 1956, Prague 1968 puis la Pologne) ne sont que des opérations de police destinées à maintenir l’ordre soviétique et à maintenir un glacis. Mais déjà l’affaire de Cuba (1962) et le gigantisme de la production d’armement (terre, air, mer, armes tant conventionnelles que non conventionnelles), avec interventions directes (notamment l’Afghanistan) et indirectes (l’envoi de soldats cubains en Angola) sur tous les continents, montrent que ce système totalitaire (Parti/État) est aussi expansionniste (complexe militaro-industriel).
Spécificité de l’État totalitaire : au cœur de cet État, il y a un parti et un seul. A l’origine donc, le Parti bolchevique, une déviance/rupture issue de la social-démocratie, première expression politico-organisationnelle du marxisme. Dès ses débuts, c’est un parti centralisé et discipliné, une discipline de type militaire, animé d’une idéologie – d’un idéal ? – qui ne souffre aucune remise en question. Tout pour la Vérité. Tout au service de la Mission (historique) définie par la science marxiste. Il y a du jésuite chez le bolchevique, sauf que l’ordre jésuite a besoin d’une légitimation extérieure et supérieure (le Pape). Rien de tel avec le Parti bolchevique qui trouve en lui-même toute sa légitimité.
La victoire du bolchevisme (octobre 1917) s’explique par les circonstances : la Première Guerre mondiale et ses conséquences, notamment pour la Russie. La prise du pouvoir directe (sans passer par une « révolution bourgeoise ») n’entre pas dans ses plans. Une fois au pouvoir, le Parti bolchevique s’empare de l’État et absorbe les assemblées nationales et les soviets locaux. Paix de Brest-Litovsk (1918) puis les désordres qui s’en suivent (révolte des nations soumises à l’Empire russe, attaques des armées blanches, intervention de puissance étrangères) et qui poussent les bolcheviques à se saisir de tous les pouvoirs et instaurer via l’État une discipline de type militaire dans toute la société, avec création d’une police politique dont le pouvoir ne va pas décroître avec le retour de la paix, au contraire. 1920, la victoire des bolcheviques est complète sur tous les fronts (hormis contre les Japonais qui ne vont pas tarder à être chassés). 1920, les demandes de démocratie interne sont repoussées. Le Parti de la classe ouvrière asservit l’opposition ouvrière (avec le refus d’accorder la moindre autonomie aux syndicats), massacre marins et ouvriers à Kronstadt (sous la direction de Trotski), soit des compagnons de route des bolcheviques, les bolcheviques qui n’auraient pu prendre le pouvoir et s’y maintenir sans leur appui.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis