Avant d’en revenir à l’extermination des Juifs de Grèce, je me dois de rappeler brièvement quelques données concernant les souffrances de l’ensemble de la population grecque au cours de la Deuxième Guerre mondiale, à commencer par la Grande Famine (Μεγάλος Λιμός) qui vit mourir des dizaines de milliers de Grecs. Sachez qu’au cours de la première année de l’Occupation, 40 000 Grecs sont morts de faim et que les Athéniens tombaient d’inanition sur les trottoirs de leur ville. On estime à 300 000 le nombre de Grecs morts de privations au cours de cette guerre. Les Parisiens ont connu la faim mais, à ce que je sache, ils ne mourraient pas de faim sur les trottoirs de leur ville. Mark Mazower a analysé magistralement les raisons de cette effroyable disette dans ‟Inside Hitler’s Greece – The Experience of Occupation, 1941-44”. Autres chiffres : en juillet 1944, selon un rapport du gouvernement grec en exil, 879 villages auraient été rasés et 460 partiellement détruits. Toutes proportions gardées, quel autre pays d’Europe a subi une telle dévastation ? Par ailleurs, n’oublions pas qu’après le départ des troupes allemandes, une guerre civile s’en est suivie ; de fait, elle s’était installée dans tout le pays au cours de l’Occupation ; elle durera de 1946 à 1949. N’oublions pas non plus que les combats qui eurent lieu dans Athènes en décembre 1944 entre l’EAM/ELAS et les Britanniques n’ont pas eu d’équivalent au cours de toute la Deuxième Guerre mondiale : c’est la seule fois où des troupes britanniques ont combattu un authentique mouvement de résistance antinazi. La liste des souffrances du peuple grec est immense. Une fois encore, je vais en revenir à celles des Juifs de Grèce.
Entre 1943 et 1944, des équipes fort réduites de SS déportent des dizaines de milliers de Juifs grecs. L’indignation des occupants italiens et de la plupart des Grecs envers ces mesures discriminatoires signifie que les nazis ne peuvent compter que sur eux-mêmes. L’entreprise est considérable et les collaborateurs de Walter Blume au Quartier Général du SiPo/SD doivent solliciter la collaboration de la Wehrmacht et du ministère des Affaires étrangères de Joachim von Ribbentrop. Les SS ne pourront mener à bien et seuls qu’une action contre les Juifs, à Athènes. La Wehrmacht ne cessera de leur apporter son soutien, devançant à l’occasion leurs plans et menant des opérations de sa propre initiative.
Blindés allemands à Salonique en 1941, la Tour blanche au loin.
Depuis 1938 au moins, les diplomates allemands en poste dans le pays envoient des informations à Berlin sur les communautés juives de Grèce. Ainsi, dès le début de la guerre, les spécialistes de la ‟Question juive” ont une connaissance précise de cette minorité. Ils savent qu’elle se compose de deux groupes relativement différenciés : des petites communautés romaniotes, de langue grecque, installées dans les îles Ioniennes, dans la Grèce centrale et Athènes, dont la présence est antérieure à l’époque byzantine (ce qui en fait l’une des plus anciennes communautés juives d’Europe) ; une importante communauté séfarade parlant le judéo-espagnol et principalement implantée dans le Nord du pays, à Salonique surtout, la ‟Jérusalem des Balkans”.
C’est au cours de la période ottomane (qui débuta en 1430) que Salonique devient une ville juive. Elle le restera après son incorporation à l’État grec en 1912 et elle sera même l’un des centres les plus importants du judaïsme européen jusqu’aux déportations massives opérées par les nazis.
Dès le début de l’occupation allemande, les informations centralisées par le ministère des Affaires étrangères sont exploitées. Par ailleurs, Alfred Rosenberg a reçu l’ordre de piller le matériel scientifique et les archives des Juifs afin d’enrichir l’Institut de recherche sur la question juive (Institut zum Studium der Judenfrage) inauguré à Frankfurt am Main le 28 mars 1941 et destiné à présenter les Juifs au peuple allemand. Après avoir pillé les Juifs français, Alfred Rosenberg s’en prend donc aux Juifs des Balkans. Ainsi, de mai à novembre 1941, une équipe constituée d’environ trente officiers et universitaires allemands parcourt la Grèce et inspecte quarante-neuf synagogues, clubs, associations, écoles, banques, journaux, librairies, hôpitaux et plus de soixante domiciles privés. Elle fait main basse sur une documentation considérable et nombre d’objets précieux. Le pillage mené par les Rosenberg Sonderkommandos sur l’ensemble du territoire grec est freiné par l’arrivée des Italiens qui occupent l’essentiel du territoire et s’emploient à contrarier systématiquement les mesures antisémites que les Allemands s’efforcent d’introduire. Ces derniers doivent se résigner à organiser la Solution finale dans les seules régions qu’ils contrôlent. Mais hélas, l’essentiel des Juifs grecs vivent à Salonique.
A Salonique, dès les premières semaines de l’Occupation, les Allemands interdisent la presse juive et encouragent l’antisémitisme local. Ils remettent en selle l’EEE (L’Union Nationale de Grèce), un mouvement républicain antisémite qu’avait dissous Ioánnis Metaxás au cours de sa dictature (1936-1941). Ci-joint, un excellent article sur cette période peu connue de l’histoire de la Grèce moderne, ‟Les « Phalangistes » grecs : retour sur la Grèce de Metaxás” :
http://europegrece.wordpress.com/2013/12/23/les-phalangistes-grecs/
Salonique. Peu de temps après l’arrivée des Allemands, des familles juives sont expulsées de leurs domiciles, des commerçants sont expropriés, des rabbins endurent des humiliations publiques tandis que les Rosenberg Sonderkommandos pillent les biens les plus précieux de la communauté. Des Juifs sont arrêtés, certains sont fusillés, et ainsi pendant plus d’un an avant le coup de filet et l’anéantissement de la communauté.
La première action visant collectivement les Juifs a lieu en juillet 1942. Le général Kurt von Krenzski, commandant de la Wehrmacht de la Grèce du Nord, ordonne aux Juifs de sexe masculin de se rassembler sur la place de la Liberté, le 11 juillet 1942, afin de se faire enregistrer en vue d’effectuer des travaux pour l’armée allemande. On ne sait toujours pas avec certitude si l’idée venait du général lui-même ou du SD local. De fait, il s’agissait d’abord d’humilier publiquement les Juifs, soit environ dix mille hommes. Arrivés à l’aube, les Juifs repartent le soir après être restés en plein soleil, sans chapeaux en ce jour de Shabbat, souvent contraints à se livrer à des exercices de gymnastique jusqu’à épuisement. A peine remis de cette épreuve, ils sont convoqués pour travailler à la construction de routes et de terrains d’aviation pour la Wehrmacht, en Macédoine. Passons sur les conditions de travail : rations faméliques, insolations, dysenterie, malaria, etc.). En octobre, après de tortueuses tractations, sept mille Juifs sont relâchés moyennant une somme considérable, versée par des Juifs n’appartenant pas à la communauté de Salonique.
11 juillet 1942, Salonique.
Décembre 1942, les Allemands entreprennent de saccager l’immense cimetière juif et utilisent les pierres tombales pour divers travaux. A ce propos, on ne peut que penser aux profanations systématiques menées par les Jordaniens sur le Mont des Oliviers entre 1948 et 1967. Au cours des derniers mois de 1942, les Allemands insistent une fois encore auprès des autorités italiennes pour qu’elles déportent les Juifs vers leur zone. Mais les Italiens ne cèdent pas et le SS-Sturmbannführer Adolf Eichmann décide de mettre en œuvre son plan dans la zone allemande. A cet effet, il envoie sur place l’un de ses plus fidèles collaborateurs, Dieter Wisliceny, un ‟expert” en matière de déportation — il a organisé le transfert des Juifs de Slovaquie vers Auschwitz. Dieter Wisliceny arrive donc à Salonique début février 1943, accompagné d’Aloïs Brunner, et prend contact sans tarder avec Max Merten, Kriegverwaltungsrat (conseiller administratif militaire) de Salonique. Il reste difficile de départager les responsabilités relatives à la déportation des dizaines de milliers de Juifs de Salonique. L’initiative est certes venue des SS menés par Dieter Wisliceny et Aloïs Brunner, mais la Wehrmacht de Salonique ne se faisait pas prier pour leur apporter son aide. Quoi qu’il en soit, l’aide de Max Marten aura été décisive.
En quelques semaines, la ville de Salonique est transformée en souricière. La presse sous contrôle allemand commence à vitupérer contre les Juifs qui reçoivent l’ordre d’évacuer certains quartiers du centre-ville, une mesure qui touche quelque six mille familles. 15 février 1943, les Juifs se voient imposer un couvre-feu spécial puis, dix jours plus tard, le port de l’étoile jaune. Bref, tout l’arsenal législatif antisémite élaboré par les nazis est importé dans la zone sous contrôle allemand dans le but d’isoler la communauté juive du reste de la population. Début mars, Dieter Wisliceny fait savoir au Grand Rabbin Zvi Koretz qu’Adolf Eichmann projette de déporter toute la communauté. Bouleversé, il propose que les Juifs servent de main-d’œuvre en Macédoine. Mais, une fois encore, les motivations idéologiques priment sur la logique économique. Une unité de la police allemande de Belgrade est transférée à Salonique et, le 15 mars 1943, le premier convoi quitte la ville avec deux mille six cents déportés. Malgré l’interdiction de Dieter Wisliceny et d’Aloïs Brunner, le Grand Rabbin a pris contact avec les autorités grecques, notamment avec Ioannis Rallis ; il sera placé en résidence surveillée.
Ci-joint, un documentaire en quatre parties intitulé : ‟WW2: The Greek Collaborator, Ioannis Rallis” (durée totale, environ 45 mn) :
https://www.youtube.com/watch?v=mE-PdQ6_Y6c
https://www.youtube.com/watch?v=BSLgbT-7U7A
https://www.youtube.com/watch?v=TGql2_59e1A
https://www.youtube.com/watch?v=vDP3jyobYBg
Enfants grecs au cours de la Deuxième Guerre mondiale
La majorité des Juifs de Salonique sont déportés entre le 15 mars 1943 et le début du mois de juin de la même année. Un dernier convoi quitte la ville en août 1943. Presque tous ces convois sont dirigés vers Auschwitz. Selon les registres du camp, sur les 48 974 Juifs originaires de la Grèce du Nord 37 836 ont été gazés dès leur arrivée.
En mars 1943, des responsables politiques grecs font parvenir aux Allemands deux protestations écrites par lesquelles ils expriment leurs inquiétudes quant au sort de la communauté juive. A Berlin, un entretien entre le SS-Obersturmführer Eberhard von Thadden et un diplomate espagnol permet de faire passer des Juifs espagnols de Salonique vers le camp de transit de Bergen-Belsen où ils sont correctement traités avant d’être libérés. De leur côté, les Italiens ne cessent de repousser les sollicitations allemandes et se démènent pour protéger les Juifs de leur zone d’occupation où se sont réfugiés de nombreux Juifs qui ont fui la zone d’occupation allemande. Il faut également citer le chargé d’affaires de France en Grèce, J. Maricourt, qui s’adresse à Vichy dans l’espoir de sauver les ressortissants juifs français de Salonique, soit une douzaine de familles. Mais sa demande reste sans réponse. Parmi les responsables italiens qui, en Grèce, s’élèvent contre les mesures allemandes, citons : le général Carlo Geloso, le ministre plénipotentiaire Pellegrino Ghigi et le consul italien à Salonique, Guelfo Zamboni.
En septembre 1943, les Allemands prennent le contrôle de toute la Grèce et Adolf Eichmann prépare sans tarder d’autres déportations. Jürgen Stroop qui vient d’anéantir le ghetto de Varsovie s’installe à Athènes comme HSSPf (Höherer SS und Polizeiführer), ainsi que Walter Blume, commandant du SiPo/SD. Dieter Wisliceny les rejoint, accompagné de trois membres du SD, ‟spécialistes de la question juive”. Adolf Eichmann est irrité par le retard que les Italiens lui ont fait prendre ; aussi presse-t-il Dieter Wisliceny de déporter les Juifs d’Athènes et du reste de la Grèce. Ce dernier convoque le Grand Rabbin de la capitale, Elias Barzilaï, et ordonne qu’il lui remette dans les trois jours la liste des membres de sa communauté. La suite de cette affaire reste en partie mystérieuse. Ce que l’on sait : entre le 23 et le 25 septembre, le Grand Rabbin quitte Athènes en secret. Il prétendra avoir agi de son propre gré afin de montrer le chemin à ses coreligionnaires. Selon d’autres témoignages, il aurait été enlevé par des membres de l’EAM/ELAS. Costas Vidalis, de l’EAM, ayant organisé l’évasion. Plusieurs inconnus auraient fait irruption au domicile du Grand Rabbin en lui demandant de se préparer en toute hâte ; puis il l’aurait caché dans un camion de la Poste avec sa femme et sa fille pour les conduire dans les montagnes de la Grèce centrale où ils seraient restés sous la protection de l’ELAS jusqu’au départ des Allemands. Dans tous les cas, la fuite du Grand Rabbin a sauvé la vie de centaines voire de milliers de Juifs qui comme lui ont pris la fuite ou se sont cachés en ville. Contrarié, Jürgen Stroop exige que les Juifs se fassent enregistrer. Mais sur les huit mille Juifs d’Athènes, seuls mille deux cents se font connaître.
Combattants du EAM/ELAS
La mise en œuvre de la Solution finale dans l’ex-zone d’occupation italienne va poser certains problèmes aux Allemands. Contrairement à Salonique, les Juifs vivent en petites communautés dispersées et jusque dans les îles. Par ailleurs, les autorités grecques font preuve d’une réticence toujours plus marquée à aider l’Occupant. En effet, ces Juifs sont des Romaniotes parlant grec, contrairement aux Juifs de Salonique arrivés d’Espagne, au XVe siècle pour la plupart, et parlant le judéo-espagnol. Enfin, le ministère des Affaires étrangères de Joachim von Ribbentrop n’a pas oublié le fiasco danois quant à la ‟Question juive” ; aussi recommande-t-il d’agir sans précipitation.
Dieter Wisliceny irrite Adolf Eichmann qui l’accuse de manquer de zèle ; rappelé en janvier 1944, il est nommé commandant du camp de Theresienstadt. Le Haupsturmführer Toni Burger qui lui succède fin février reçoit l’ordre d’organiser sans tarder la déportation des communautés juives rescapées.
Athènes, 23 mars 1944. Sous le commandement de Toni Burger, les Allemands parviennent par la ruse à rassembler entre sept cents et mille Juifs dans la synagogue de la rue Mélidoni pour les conduire au camp de Haïdari, dans les environs d’Athènes. Ci-joint, une conférence donnée en 2009 par le consul de Grèce à Lille, Constantin Tournakis :
http://www.nordeclair.fr/Actualite/2009/11/20/haidari-memoire-de-la-resistance-grecque.shtml
Les Juifs transférés dans ce camp restent une dizaine de jours avant d’être déportés vers Auschwitz. Le docteur Josef Mendele les y attend : il sélectionne trois cent vingts hommes et trois cent vingt-huit femmes pour ses expériences ; les autres sont immédiatement gazés.
Ioannina, 25 mars 1944, jour de rafle. La Wehrmacht a fourni les quatre-vingts camions nécessaires au transport des mille sept cents Juifs. Ils sont transférés dans un camp à Larissa puis embarqués pour Auschwitz dans le convoi venu d’Athènes.
En avril 1944, c’est au tour de la communauté juive de Corfou d’être déportée, alors que les Alliés sont de l’autre côté de l’Adriatique. Dans un rapport du 25 avril, le service de renseignement de la Wehrmacht n’émet aucune objection d’ordre militaire ou politique concernant le projet de déportation des Juifs de l’île. Pourtant, un officier de la Wehrmacht va s’efforcer de le contrarier, le commandant territorial, l’Oberst Emil Jaeger qui commence par arguer que cela ne manquera pas de provoquer des désordres dans la population locale ; et il maintient sa position bien qu’un officier du SD l’informe que c’est Heinrich Himmler en personne qui a ordonné cette opération. Il déclare qu’il n’y a plus de bateaux pour embarquer les Juifs, que les Italiens sur l’île représentent un danger autrement plus sérieux pour la sécurité des troupes allemandes, qu’il n’y a jamais eu la moindre plainte contre les Juifs, que la population grecque de l’île est solidaire des Juifs, que l’équipage d’un bateau de la Croix-Rouge faisant escale dans le port ne manquera pas de rendre compte de l’événement à l’ennemi ; mais, surtout, il ajoute que cet acte causera ‟une perte de prestige éthique au yeux de la population”. Il s’agit probablement de la seule déclaration du genre écrite par un officier allemand. Fin mai, Toni Burger se rend à Corfou et exige des autorités portuaires d’utiliser les trois gabares à ciment du port. Puis il inspecte la citadelle vénitienne où les Juifs seront rassemblés avant leur déportation. Le 8 juin 1944, ces derniers reçoivent l’ordre de se rassembler le lendemain devant la citadelle. Quelques-uns prennent le chemin de la montagne, mais la plupart se soumettent à l’ordre donné. Après quelques jours passés dans la citadelle, les Juifs sont embarqués pour l’île de Leucade où un camp a été aménagé à la hâte sur la place centrale de la ville. Les Allemands deviennent de plus en plus nerveux à mesure que les Grecs multiplient les gestes de sympathie envers les détenus. Leucade, Patras, camp de Haïdari, Auschwitz.
Des Juifs de Ioannina en instance de déportation
En juin 1944, c’est au tour des très petites et très anciennes communautés de Crète d’être anéanties. Le bateau qui les transporte au Pirée est coulé, probablement par une torpille anglaise. Le mois suivant, ce sont les communautés de Rhodes et autres îles du Dodécanèse qui sont déportées à Auschwitz (où elles arrivent le 16 août) via le camp de Haïdari.
On estime à environ 90 % le pourcentage des Juifs de Grèce assassinés par les nazis. Il est difficile d’en établir le nombre exact car on ne dispose pas de données statistiques sur les communautés juives du pays avant leur déportation, ni sur celles des Juifs qui ont échappé aux rafles ou survécu à la déportation. Danuta Czech a mené une recherche pionnière sur les victimes grecques d’Auschwitz, destination ultime de la plupart des Juifs grecs. Ci-joint, un lien du ‟Holocaust Survivors and Victims Database” concernant les travaux de cette historienne ainsi qu’une notice biographique mise en ligne par ‟Memorial and Museum / Auschwitz-Birkenau” :
http://www.ushmm.org/online/hsv/source_view.php?SourceId=29868
http://en.auschwitz.org/m/index.phpoption=com_content&task=view&id=381&Itemid=8
Danuta Czech estime qu’il est arrivé à Auschwitz plus de 54 533 Juifs grecs. Dieter Wisliceny et Rudolf Höss estiment que leur nombre se situe entre 60 000 et 65 000, ce qui lui paraît vraisemblable. Nous savons qu’il n’y a pas eu plus 12 757 hommes ayant échappé à la sélection. D’après Danuta Czech, il n’y avait pas plus de 2 469 survivants parmi les Grecs d’Auschwitz, le 2 septembre 1944. Et combien étaient-ils encore en vie le 17 janvier 1945, lorsque les déportés furent jetés sur les routes face à la poussée soviétique. Combien étaient-ils encore en vie dans le camp même lorsque les troupes soviétiques le libérèrent, le 27 janvier 1945 ?
Un mot à propos des relations entre Juifs et Grecs. L’antisémitisme largement médiatisé de groupes extrémistes ne doit pas faire oublier que ‟pour le Grec moyen il n’y a pas de Question juive”, ainsi que le notait en 1941 le Rosenberg Sonderkommando. Un certain antisémitisme a sévi à Salonique, activé par des rivalités économiques séculaires et par le fait que Juifs et Grecs n’y parlaient pas la même langue. Et pourtant, même à Salonique, l’antisémitisme local n’a pas eu un rôle déterminant dans le processus de déportation. Il est vrai que des Grecs orthodoxes ont spolié des Juifs. On pourrait à ce propos évoquer le colonel Georgios Poulos ou Laskaris Papanaoum, leader de l’EEE, un parti nationaliste et ouvertement antisémite, fondé à Salonique en 1927, où se recruteront les plus notables collaborateurs des nazis. On pourrait énumérer les cas de spoliation et de dénonciation. Mais n’oublions pas l’aide que nombre de Grecs ont apporté à leurs compatriotes juifs. A Athènes, toutes les tentatives allemandes destinées à stimuler l’antisémitisme ont échoué. Suite à la publication du décret d’enregistrement, les Juifs ont été soutenus par la population, par l’EAM/ELAS, le principal mouvement de résistance à l’Occupant, ainsi que par des personnalités de l’État ; et je pense plus particulièrement à Nikolaos Louvaris, ministre de l’Éducation du gouvernement Rallis, qui adressa un appel aux Allemands leur demandant de cesser les persécutions contre les Juifs de Grèce. Et n’oublions pas l’archevêque d’Athènes et de Grèce, Monseigneur Damaskinos Papandreou :
http://www.johncackerman.com/pdf/ASO/2012/May-2012-ASO.pdf
Souvent, les policiers grecs ne remettaient pas les fugitifs juifs aux Allemands et nombre de Grecs cachaient des Juifs en dépit des lourdes sanctions qui les menaçaient. Les Allemands s’en inquiétèrent et publièrent des avertissements. Les actes de sauvetage ont été particulièrement nombreux en Grèce centrale. La fuite du Grand Rabbin Elias Barzilaï et des rabbins de Volos et Larissa dans les montagnes a incité des centaines de membres de leur communauté à faire de même. Ci-joint, un lien Akadem sur le Grand Rabbin Elias Barzilaï :
http://www.akadem.org/medias/documents/4_rabbin-Barzilai.pdf
Et n’oublions pas Lucas Carrer et Monseigneur Chrysostomos représentant respectivement le pouvoir civil et le pouvoir religieux dans l’île de Zante et qui, par leur action, purent sauver les 257 Juifs de leur île. Ci-joint, un lien vers un article que j’ai publié sur ce blog sous le titre ‟Les Juifs de Zante (Zakynthos)” :
http://zakhor-online.com/?tag=lucas-carrer
Le principal soutien des Juifs parmi les Grecs fut sans conteste le mouvement de résistance EAM/ELAS. Environ six cent cinquante Juifs se sont engagés dans ses rangs, soit dans ses unités combattantes, soit comme interprètes. Ils étaient appréciés pour leur niveau d’éducation et pour leur expérience militaire. En effet, nombreux étaient ceux qui avaient participé à la guerre italo-grecque en Albanie en tant qu’officiers de l’armée grecque. A ce propos, je conseille la lecture de l’excellent livre de Dominique Lormier sur une guerre oubliée et particulièrement meurtrière : ‟La guerre italo-grecque, 1940-1941” chez Calmann-Lévy (Paris, octobre 2008). D’autres Juifs, moins nombreux, ont pu quitter la Grèce en passant par l’Eubée et s’embarquer dans des caïques direction la Turquie. Redisons-le, le rejet quasi-général des mesures anti-juives (et jusque dans l’appareil d’État grec) obligea Adolf Eichmann et les SS à demander l’appui massif de la Wehrmacht.
Colonel Mordechai Frizis (1893-1940) et sa femme Victoria, un couple de Romaniotes de Chalkis, principale ville de l’Eubée.
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Quelques liens supplémentaires :
Un livre qui restera une référence en la matière, ‟Famine and Death in Occupied Greece, 1941-1944” de Violetta Hionidou :
Un lien concernant l’EEE (Εθνική Ένωσις Ελλάδος), avec une lettre d’avertissement du Premier ministre Venizelos, datée de décembre 1931 :
Un lien Akadem avec Jacques Stroumsa, Juif de Salonique rescapé de la Shoah et connu sous le nom du ‟Violoniste d’Auschwitz” (durée 120 mn) :
Un compte-rendu du livre de Mark Mazower ‟”(‟Dans la Grèce d’Hitler”, Éditions Perrin, collection ‟Tempus”, Paris, août 2012) sur lequel j’ai appuyé la rédaction de cet article :
http://historicoblog3.blogspot.com.es/2013/12/mark-mazower-dans-la-grecedhitler.html
Un lien sur ce blog même, ‟Les Juifs de Grèce et la Shoah” :
http://zakhor-online.com/?p=6952
Une notice biographique sur Léon Idas, partisan juif grec, mise en ligne par Jewish Partisan Educational Foundation :
http://jewishpartisans.blogspot.com.es/2011/07/we-are-jewish-and-you-know-what.html
Ci-joint, un très riche lien Yad Vashem sur la communauté juive de Ioannina avant la Shoah :
http://www.yadvashem.org/yv/en/exhibitions/valley/ioannina/photos.asp
Ci-joint, un très riche lien Yad Vashem, un entretien avec une rescapée de la Shoah originaire de Ioannina, Artemis Batis Miron :
http://www.yadvashem.org/yv/en/education/interviews/batis.asp
Vacances dans un champ de blé à Ioannina, Grèce, dans les années 1930. Efitchia Batis-Batish (la femme en cheveux) avec sa fille Artemis Miron et des femmes non-juives, habitantes d’un village de l’Épire.
Olivier Ypsilantis
Passionnant, merci.
Un autre lien :
http://fr.timesofisrael.com/la-communaute-juive-romaniote-de-grece-en-voie-dextinction/
Mille merci! C est de loin le meilleur texte que j’ai lu sur la question. Excellente documentation, excellents commentaires, sources, photos… J’en suis très émue.. Les informations reçues par mon propre père, membre de l’EAM/ELAS, de Volos, convergent avec les vôtres – notamment sur les rapports entre Grecs et Juifs. Par ailleurs, un des frères de mon père, Kostas Karkayannis, plutôt royaliste, lui, a cache’ dans son domicile Athénien une jeune juive de Salonique, Rachel ( devenue chère tante Marika..) et sont vécus ensemble jusqu’à leur mort. J’aimerais que ce texte cela fusse traduit et diffusé en grec. Je le fais personnellement passer sur Internet.