Le Talmud, des textes dont la profondeur semble bien obscure et chaotique. Pourtant, n’oublions pas que chaque sagesse requiert d’être envisagée dans une familiarité qui lui est propre. Un Juif ayant vécu au « Moyen Âge juif » qui reviendrait parmi nous et à qui l’on expliquerait pourquoi le Talmud nous apparaît comme un livre moyenâgeux serait choqué, et peut-être serait-il tenté de dire ce que le Talmud disait de la Torah.
Le Talmud ! Que de clichés au sujet de ces livres ! Pourtant, c’est la référence positive à l’univers talmudique (plus que sa fidélité à la Bible antérieure) qui définit le Juif historique d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. La quête d’identité, qu’elle se dise ou non religieuse, ne peut que passer par le Talmud car dans ses grandes lignes comme dans le détail tout ce qui a fait et tout ce qui fait le contenu de la vie juive procède du Talmud. Certes, il peut être discuté mais on ne peut le nier.
Pourtant, le Talmud est pratiquement ignoré des Juifs et seuls le compulsent des lettrés très spécialisés, par vocation ou par fonction. Les milieux qui le considèrent comme source de la civilisation juive sont extrêmement restreints et se retrouvent dans un isolement néfaste pour tous. Cette désaffection ne saurait s’expliquer uniquement par les difficultés techniques d’approche de ces livres (considérablement exagérées par l’imagerie populaire) ; c’est l’intérêt qui est en question, ou plutôt le désintérêt. La majorité du monde juif nie par postulat la signification du Talmud comme institution constitutive du judaïsme. La plupart des Juifs, pour ne pas dire l’immense majorité des Juifs, ne comprennent pas, et très sincèrement (n’y voyons aucune mauvaise volonté), le rapport entre eux et ce vénérable grimoire devant lequel se tiennent des hommes à longues barbes et bizarrement fagotés. De fait, le Talmud dérange et met mal à l’aise nombre de Juifs. Il est envisagé comme un retour au ghetto – qu’il symbolise abusivement. Il est vrai que s’il se place hors de l’univers talmudique, le Juif d’aujourd’hui se place hors du ghetto médiéval mais aussi dans ces temps d’avant la prophétie. Hors faute de prophétie, on en vient à refuser tout contenu sérieux à l’identité juive historique. De ce fait la quête spirituelle manquant de bases solides, scientifiques pourrait-on dire, se fait littéraire et l’imagination s’emballe ; et cette quête s’encombre de tout un bric-à-brac – de principes, d’idées et de croyances secondarisés, soit renvoyant à un passé rendu mystique par postulat littéraire qui n’est qu’une forme d’exotisme. Or le Talmud n’est en rien un exotisme, de la littérature renvoyant à un monde révolu qui, moi juif, ne me concerne pas vraiment. Le Talmud s’adresse à des êtres bien vivants, il est la parole prophétique reçue des Hébreux, un phénomène historique. Le Talmud s’adresse encore aux Juifs et non à des personnages de romans juifs, contrairement à ce que pensent trop de Juifs qui envisagent le Talmud d’une manière sentimentale, datée donc, d’où ces écrans d’embrouillaminis et de salmigondis qui rendent si difficile à nombre de Juifs la raison d’être juif de leurs devanciers et d’eux-mêmes. Ils oublient ce que le Talmud était et est censé représenter : l’exégèse des écrits prophétiques et la charte d’identité de la nation qui le lit. Il s’agit donc de débarrasser le Talmud de ses oripeaux littéraires et de toute une imagerie. Le Juif doit identifier le Talmud en lui-même et pour ce faire il doit s’efforcer d’accéder aux motivations qui ont suscité et authentifié ces textes du Talmud qui exigent sans trêve d’être redéchiffrés et, ainsi, invitent à autant d’aventures qu’il se peut imaginer de clés symboliques.
L’univers talmudique place l’être juif au présent, cette considération est essentielle, car il assure au Juif une autonomie immédiatement disponible. Une fois encore, il faut donc envisager les textes du Talmud autrement que sous un angle romantique et folklorique afin d’éviter la crise d’identité, une crise d’identité à laquelle s’opposent l’exégèse talmudique et ses applications concrètes dans la vie quotidienne, précisant ainsi les rapports à la Bible. On ne peut se contenter de bricoler quelques formules théoriques à caractère moral ou métaphysique. La perte de contact direct avec le Talmud soumet les Juifs à une secondarisation mentale, les Juifs qui, d’une part, sont coupés de la vie quotidienne où s’inscrit la quête de l’identité juive et qui, d’autre part, sont dominés par le caractère abstrait – sans substance – d’un univers reconstitué a priori que la littérature substitue au Talmud comme médiation entre la Bible et nous, les Juifs.
Le Talmud n’est pas qu’un registre de l’esprit juif, une vénérable zone archéologique. Le Talmud est d’abord une institution au sens sociologique du terme (dans le sens où l’on parle d’une institution politique, juridique, académique, etc.) qui s’incarne à chaque étape de la ligne de fidélité des Juifs à leur propre identité, à travers tous les aléas de leur histoire, avec schismes, errances, approximations, mutations aberrantes, etc. Le Talmud est la somme des connaissances que les Juifs ont d’eux-mêmes comme héritiers de la Bible ; il est aussi le critère de légitimité de cette perpétuation.
Comme institution, le Talmud est la multitude de traces laissées par des instances juridiques et des individus déterminés occupés ensemble à s’identifier et se connaître en se confrontant avec ce que la Bible suppose d’eux. Le Talmud fait pénétrer dans un univers positif où l’être juif s’envisage non secondarisé, loin des clichées de la littérature.
Il est important d’insister sur l’aspect institution du Talmud, un aspect mis en évidence par l’histoire des schismes, notamment le christianisme. Ces schismes partent d’une rupture avec l’univers talmudique comme institution exégétique, ce qui fracture l’identité juive ou tout au moins l’étiole. Ce n’est que très secondairement, face au danger de la dispersion et du massacre répété des maîtres du Talmud, qu’il a été mis par écrit, où la dialectique a pris le pas sur le discours. Presque tout le monde a oublié la Torah parlée (Torah Shébeal-Péh).
Le Talmud en tant que livre est inclassable. Il mêle tous les genres possibles ; il aborde tous les sujets dans des simultanéités ; par ailleurs, il oblige à la syntaxe anonyme, chaque Juif s’exprimant au nom de tous les Juifs. Dans le Talmud se récapitule la densité concrète d’un nombre considérable d’analyses renouvelées et effectives qui incitent l’étudiant à repenser l’intention des pensées qui se sont confiées à l’écrit.
L’expression « style talmudique » est volontiers fortement péjorative. Elle est en quelque sorte justifiée par la traduction dite littérale, une erreur d’attitude que les Pharisiens découvrirent déjà dans la lecture sadducéenne de la Bible. Coupés de la tradition orale, les Sadducéens la lisaient comme un livre. Or, lire est plus que lire, lire signifie « étudier » et dans tous les idiomes juifs. Ce qui est dit dans la lecture du Talmud dépend de l’exégèse préalable de qui le lit.
Les livres prophétiques furent donnés pour être parlés « à tous les Juifs à la fois », aux enfants d’Israël. L’institution talmudique (l’étude de ses livres et leur exégèse) authentifie mon rapport avec ce que, par exemple, Isaïe, ou David, ou Moïse disait, m’ôte à ma subjectivité et travaille à un dévoilement, me rapproche de ce qu’un Prophète d’Israël disait à son peuple. L’élucidation – la bonne perception – n’est qu’infinitésimalement le fait de mon effort personnel, elle est le fait de tout le peuple juif depuis l’origine et toutes générations confondues. Le Talmud aide à abolir la distance qui sépare de la parole du Prophète, une distance qui s’abolit ou, tout au moins, se réduit par l’effort que représente le Talmud, et non par la fiction littéraire. C’est alors que le rite de la lecture se fait acte spirituel juif. Il n’y a pour la pensée d’autre ascèse que qu’exégétique, une ascèse qui s’enseigne et se transmet afin d’enrichir la perpétuation et en assurer la disponibilité.
L’être juif contemporain se perpétue sans qu’il en ait généralement conscience dans l’acquis du mouvement du judaïsme talmudique. Bien des problèmes qu’il affronte souvent dans le désarroi et l’incohérence trouveraient une solution par un ressourcement dans ce fonds constitutif de l’hérédité spirituelle juive, ressourcement au moins méthodologique et en harmonie avec l’univers mental d’aujourd’hui. L’expérience montre que cela est également possible dans une autre langue que l’hébreu, le français par exemple.
Olivier Ypsilantis
Cher Olivier
Vous écrivez que” le Talmud dérange et met mal à l’aise un certain nombre de Juifs”, c’est vrai surtout pour la Diaspora car en Israel, il est c couramment étudié et pas seulement dans le cadre des yeshivot. Il y a d’aillleurs une yeshiva hilonit (je ne sais pas comment traduire, laïque ne convient pas, disons non religieuse?). Il est étudié aussi dans certains lycées y compris par des jeunes filles, ce qui est impensable en Diaspora. L’une de mes petites filles a pris l’option Guemara (Talmud) au baccalauréat.
Pour ceux qui ne veulent pas vraiment l’étudier, il y est fait référence dans certaines émissions culturelles ou certains articles de journaux et il court les rues à travers des proverbes ou sentences que tout le monde connait.
En fait, s’il est souvent méconnu et diabolisé dans les mondes chrétien et musulman, ce n’est pas tout à fait le cas en Asie. L’autre jour, regardant une série télévisée coréenne dont l’intrigue se passait dans une université, j’ai été stupéfaite d’entendre le doyen commencer son discours inaugural par ce que qui était présenté comme une phrase de la sagesse juive! Je ne l’imagine pas dans une série européenne.
Votre dernière phrase me laisse perplexe: l’étudier dans une autre langue que l’hébreu me semble plus que difficile, à moins d’avoir un guide et beaucoup de patience. En effet, comme vous l’ecrivez si bien l’etudiant qui comprend déjà la langue doit encore ” identifier le Talmud en lui-même et pour ce faire il doit s’efforcer d’accéder aux motivations qui ont suscité et authentifié ces textes du Talmud qui exigent sans trêve d’être redéchiffrés et, ainsi, invitent à autant d’aventures qu’il se peut imaginer de clés symboliques.”
Amicalement
Chère Hanna,
Je n’ai fait que paraphraser Léon Askénazi. Quant à sa remarque sur le Talmud envisagé dans une autre langue que l’hébreu, je m’en suis saisi car elle me laisse supposer qu’il n’est pas hermétiquement fermé à ceux qui ne maîtrisent pas cette langue, ce qui me rassure au moins un peu.
Chère Hannah, cher Olivier,
Je n’ai pas lu le texte du RILA (Rabbi Yehuda Léon Ashkénazi) que tu commentes ici avec talent, Olivier, mais je peux supposer que le paragraphe sur l’étude du Talmud en français fait référence à sa traduction par le regretté Rav Adin Steinsaltz, qui a effectivement mis le Talmud à la portée de beaucoup (sinon de tous). Lire le Talmud reste une gageure et d’ailleurs on ne peut guère le lire, mais seulement l’étudier (tout comme le Zohar, dont certains affirment aujourd’hui que Marcel Proust l’aurait “lu”… ce qui me laisse songeur!)
Amitiés
Pour Pierre et Olivier:
C’est vrai que le rav Adin Steinsaltz a fait beaucoup pour rapprocher le Talmud des Juifs et les Juifs du Talmud. Quant à l’hébreu, il est vrai que je prêche pour ma paroisse! Je ne sais pas comment font les Coréens pour étudier le Talmud, mais ils le font:
https://www.youtube.com/watch?v=YouhHqMC52s&ab_channel=fernandobisker
https://www.youtube.com/watch?v=rjgk5WsMijU&ab_channel=IsraelNationalNews-ArutzSheva
Amitiés
PS Marcel Proust? Le Zohar? Je le laisse à sa petite madeleine
J’ai failli acheter une édition du Talmud en anglais, dans une petite librairie de seconde main sur Dizengoff, à Tel Aviv ; mais, considérant le volume, je me suis contenté de belles cartes postales fantaisie en hébreu et en yiddish.
Il me semble que si le Talmud est difficilement accessible à ceux qui ne connaissent pas l’hébreu – moi –, il propose tellement de portes d’entrée que toute personne de bonne volonté peut s’en approcher et y entrer à l’aide de commentaires faits par des connaisseurs, des rabbins par exemple. On est pris par la main en quelque sorte et entraîné. Pour l’heure, c’est Delphine Horvilleur qui me tient par la main et je vous jure que ses « Réflexions sur la question antisémite » à la lumière de la Bible et du Talmud sont enivrantes.
Autrement dit : je ne sais pas conduire une voiture. Quelqu’un conduit à ma place et me conduit vers des espaces que je puis admirer. Je ne sais si l’image est pertinente.
Quant à Marcel Proust, j’ai lu quelque part, il y a une trentaine d’année,s que sa manière de procéder dans l’élaboration d’un livre était talmudique. Le genre de considération imposante mais qui ne dit rien… On pourrait dire la même chose de Maurice Blanchot qui n’est pas juif.
Dans son volume Guide et lexique qui fait partie de la collection Le Talmud d’Adin Steinsaltz, ce denier écrit: Il n’existe pas une seule manière d’apprendre le Talmud., on a multiplié les méthodes et imaginé de nouveaux types de commentaires.
Aussi, sans plonger pour le moment dans une page du Talmud et pour comprendre le monde talmudique, je vous conseille de le lire. Vous aurez une vision historique de la construction de la Mishna et de la Guemara, ce qu’est l’araméen talmudique, les principes d’herméneutique, les principes de la Halakha etc… Ce volume est une veritable encyclopédie à lui tout seul.
Et multipliez les maitres…
Bon courage, travaillez bien!
Amitiés