Suite III – 1840-1841
Des lettres à sa mère contiennent d’intéressants détails sur son voyage en Syrie. Dans une lettre du 16 août 1840 envoyée d’Alexandrie, on peut lire ces mots éloquents : « En général, les Juifs d’ici sont placés dans un état infime de développement intellectuel ; même l’érudition rabbinique s’y rencontre rarement. Les femmes sont sans instruction, et ne savent pas même lire les prières. Le rabbin, un homme très savant et plein d’esprit, avec lequel je me suis lié, m’a fait lui-même un portrait fort triste de l’état intellectuel de sa communauté. C’est la conséquence de l’oppression et du mépris qui pèsent sur nos coréligionnaires de l’Orient ; pour les relever, l’impulsion doit venir d’Europe ». Dans une lettre du 6 septembre 1840 envoyée à sa mère d’Alexandrie, il rapporte la libération des prisonniers tout en regrettant qu’il n’y ait pas de procès en bonne et due forme, procès que le Consul de France, Ulysse de Ratti-Menton, voulait empêcher. Il ajoute : « Les agents français sont maintenant très puissants, car le Pacha attend d’eux une aide » et « Tout homme impartial reconnaîtra que nos ennemis ont craint l’enquête ». Dans une lettre adressée à Albert Cohn, Salomon Munk regrette que l’on ne parvienne pas à une procédure juridique régulière, ce qui le prive d’être utile en tant que traducteur et, ainsi, de rendre quelque service. Et puisqu’il se trouve à la solde du Comité (institué par le Consistoire central pour défendre les Juifs de Damas), il exprime son malaise et espère rentrer le plus tôt possible à Paris pour reprendre son travail s’il ne peut se rendre plus utile, notamment en rédigeant des documents en arabe ou en traduisant des documents juridiques en hébreu ou en arabe. Il demande à ce que ses scrupules soient transmis au Comité. Il se plaint par ailleurs de ne pouvoir mettre à profit son séjour à Alexandrie en tant qu’orientaliste ; il déplore par ailleurs l’état de la communauté juive, sans aucune ressemblance avec celle de l’Antiquité.
Au cours de ce voyage, Salomon Munk achète des manuscrits (arabes et hébreux) avec les deniers de l’État et pour l’État. Le livre de Moïse Schwab en dresse la liste complète, soit trente-six ouvrages formant quatre-huit volumes de tout format.
Portrait du père Tommaso et de son domestique Ibrahim Amarah
L’affaire de Damas a une conséquence heureuse et indirecte, celle de rapprocher les Juifs d’Europe de ceux d’Orient et de faire sentir à ces derniers combien il leur faut sortir du triste état dans lequel ils se trouvent, notamment en ouvrant des écoles. A cet effet, Salomon Munk s’adresse à eux en hébreu et en arabe. Il décrit la brillante situation de leurs ancêtres dans le pays et l’état d’abaissement dans lequel ils se trouvent à présent, un abaissement lié au manque d’éducation. Suite à cet appel, les Juifs du Caire fondent une école de garçons et une école de filles, appelées « Écoles Crémieux ». En dépit de l’opposition de quelques rabbins, Salomon Munk obtient qu’on y admette les enfants de la communauté caraïte. Sur le chemin du retour, il s’arrête au Caire qu’il préfère à Alexandrie, trop européenne. Dans une lettre à sa mère, datée du 2 octobre 1840, il dit regretter de ne pouvoir se rendre au mont Sinaï et à Jérusalem. Et il rappelle que c’est au Caire que Maïmonide a exercé la médecine. Il écrit dans cette même lettre : « Malheureusement, maintenant, les Juifs d’ici n’ont qu’une éducation médiocre. Nous avons utilisé notre séjour ici pour fonder une école, où, en dehors de l’hébreu et de l’arabe, on enseignera le français, l’italien, l’arithmétique, la géographie ». Dans une lettre du 4 novembre 1840, à sa mère, et toujours sur le chemin du retour, il rapporte avoir fondé une école à Trieste avec Adolphe Crémieux. « C’est un bon commencement, établi pour la civilisation des Juifs, et j’espère que notre voyage n’aura pas été inutile pour eux. Si la guerre n’avait pas éclaté maintenant en Orient, nous aurions essayé d’instituer des établissements analogues à Alexandrie, peut-être aussi en Syrie ». De passage à Rome, il déplore dans une lettre à sa mère, datée du 26 novembre 1840, l’état misérable dans lequel vivent les Juifs. Je cite cette lettre dans sa quasi intégralité tant elle est remarquable : « Une triste vue est offerte par le ghetto, ou quartier juif. Nos coréligionnaires vivent là sous l’oppression la plus lourde. Ils sont exilés dans l’une des parties les plus misérables de la ville, et qui, d’après sa situation, fait partie de l’ancienne Rome. Là, on leur a assigné un petit nombre de rues sales, auxquelles on arrive par diverses portes, closes la nuit. La plupart d’entre les Juifs se livrent au petit commerce ; peu d’entre eux peuvent apprendre désormais des professions. Par suite de l’oppression, une grande ignorance règne chez eux, et c’est seulement par besoin qu’ils ont quelques médecins. Près du quartier juif, on voit l’arc de triomphe sous lequel Titus fit son entrée à Rome, en revenant après la destruction de Jérusalem ; on voit figurer sur cet arc plusieurs des vases du Temple, comme par exemple le chandelier d’or et la table des pains de proposition. D’ordinaire, les Juifs font un détour pour n’avoir pas à passer sous cet arc de triomphe. Pourtant, tout à l’entour, on voit la vieille Rome en ruines, transformée en monceaux, morte, tandis que le judaïsme subsiste encore et subsistera toujours. Comme une sorte de réplique à l’orgueil des magnifiques palais, la simple grande synagogue porte à l’entrée, sur un carreau noir, ces mots (Ps., 137,5) : « Si je t’oublie, Jérusalem, j’oublierai ma main droite. » Pour moi, tout cela est plus intéressant et plus édifiant que tout l’éclat dont brille ici le christianisme, qui dans toute l’Italie est un vrai paganisme ».
Le 26 octobre 1841, Salomon Munk épouse Fanny Reishoffer. De leur mariage naîtront quatre enfants : un fils, Louis, mort jeune, et trois filles Alice, Régina et Camille.
IV – 1842-1858
Outre son emploi de conservateur, Salomon Munk donne des cours afin d’arrondir ses fins de mois et travaille à de nombreuses publications. Il participe à un recueil intitulé « Dictionnaire des sciences philosophiques », sous la direction d’Adolphe Franck. Moïse Schwab écrit : « A partir de ce moment, notre orientaliste semble moins éparpiller les produits de sa plume, opérer une sorte de concentration de ses écrits, préludant ainsi aux mémoires plus développés que de simples articles, qu’il va donner au Journal asiatique. » Il a en tête de publier le grand ouvrage de Maïmonide. Entre temps, il rédige en 1842 un mémoire intitulé : « Notice sur Joseph ben Yehouda, disciple de Maïmonide ». Cette même année, il prépare la publication (traduction française accompagnée de notes) d’un manuscrit qui contient une description de l’Inde par le célèbre astronome Aboul Rihân El-Birouni. Ce projet qui n’eut pas de suite attira l’attention du monde scientifique, notamment celle de l’astronome Jean-Baptiste Biot.
En 1844, Salomon Munk perd sa chère mère. La même année, il est nommé secrétaire du Consistoire central des Israélites de France, une fonction qui l’oblige à prendre sur son temps d’étude mais qui lui assure des revenus plus stables qu’à la Bibliothèque royale. Bref, entre ces deux activités qui lui rapportent à peine la moitié du nécessaire et qui s’ajoutent aux leçons et aux travaux particuliers, son emploi du temps est plus que chargé.
L’éditeur Firmin-Didot le sollicite pour un volume destiné à l’une de ses collections, l’Univers pittoresque. C’est le premier ouvrage d’ensemble qui porte le nom de Salomon Munk. Son titre : « Palestine. Description géographique, historique et archéologique ». Ci-joint, l’intégralité de ce livre :
https://archive.org/details/palestine00unkngoog
Entre temps, il délaisse l’histoire et la philosophie pour revenir à ses travaux de linguistique. Ainsi, dans le Journal asiatique de 1846, il examine la « Grammaire hébraïque raisonnée et comparée » du grand rabbin Salomon Wolf Klein. Ci-joint, un lien sur ce grand rabbin de Colmar et du Haut-Rhin :
http://judaisme.sdv.fr/histoire/rabbins/sklein.htm
En 1846, Salomon Munk découvre que le néoplatonicien arabe évoqué dans la philosophie scolastique sous le nom de Avicebron (ou Avicebrol) n’est autre que le poète juif Salomon Ibn Gabirol. J’ai évoqué cette grande figure sur ce blog même dans un article en deux parties. Le nom de Salomon Munk est évoqué dans la première partie :
http://zakhor-online.com/?p=7770
http://zakhor-online.com/?p=7782
Salomon Munk publie des biographies de rabbins français du XIIIe siècle dans l’Histoire littéraire de la France : Iehiel de Paris, Nathan l’Official et son fils Joseph, Isaac de Corbeil, Moïse de Coucy. En 1847, il donne pour le Journal asiatique une interprétation de l’inscription phénicienne de Marseille. Et il trouve le temps de dispenser gratuitement des cours d’éducation religieuse à des enfants. On sait par ailleurs qu’il s’efforce d’aider qui le demande soit en entreprenant des démarches soit en faisant l’aumône malgré ses faibles revenus.
Sa vue s’est fatiguée. En 1848, il ne travaille qu’avec un œil avant d’être frappé par une amaurose totale. Et pourtant : « Avec l’aide d’un secrétaire qui lui fait la lecture, qui écrit sous sa dictée, il reprend la série des travaux les plus étonnants qu’un aveugle ait entrepris » écrit Moïse Schwab. Au cours des années qui avaient vu les première atteintes du mal, il avait écrit une série d’articles publiés dans le Journal asiatique sur l’histoire de la formation de la grammaire hébraïque : « Notice sur Aboúl walid Merwân Ibn-Djanah et sur quelques autres grammairiens hébreux du Xe et du XIe siècle, suivie de l’introduction du Kitab-el-Luma d’Ibn-Djanah en arabe, avec une traduction française ». Cette notice souligne l’influence qu’a eu l’étude de la grammaire arabe dans la formation de la grammaire hébraïque. Cet écrit est récompensé par le prix Volney de l’Institut de France.
Salomon Munk donne une interprétation de l’inscription sur le sarcophage d’Eschmoun-Ezer du Louvre, une inscription particulièrement intéressante pour diverses raisons, notamment par les éclaircissements qu’elle apporte sur la construction de la phrase phénicienne et sur son intime parenté avec la langue hébraïque. Rappelons que ces travaux sont menés par un homme aveugle qui se fait lire les transcriptions.
Le premier volume de son édition de Maïmonide paraît en avril 1856 et la première partie des « Mélanges de philosophie juive et arabe » en mars 1857. Par ailleurs, il exerce et exercera jusqu’à sa mort la fonction de secrétaire du Consistoire central des Israélites de France. Rappelons que le Consistoire central sert d’intermédiaire entre le Gouvernement et les autres consistoires, pour la direction du culte.
Cette monographie enrichie de nombreuses lettres a un double mérite. Elle met en lumière l’immense contribution d’un savant mais aussi son caractère, son humanité, sa modestie. Un exemple : « Ainsi, en 1858, le ministre de l’Instruction publique apprend par hasard, et non sans étonnement, que le véritable auteur du catalogue des manuscrits hébreux de la grande Bibliothèque de France, celui qui a sacrifié sa vue à la science, pour s’être donné à elle avec passion et une ardeur de pionnier, n’était pas même décoré de l’Ordre de la Légion d’honneur : il le nomme chevalier le 13 août de cette année. Encore fallait-il que quelqu’un le signalât au ministre : ce « quelqu’un » a été le colonel Cerfbeer, président du Consistoire central. » Le 3 décembre 1858, Salomon Munk est nommé membre de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
A la suite de l’affaire de Damas (1840) puis de l’affaire Mortara (1858) sera créée l’Alliance Israélite Universelle en 1860 dont les écoles remplaceront les écoles Crémieux et donneront une éducation occidentale aux enfants juifs du monde méditerranéen et moyen-oriental. La première école de l’Alliance sera fondée à Tetouan en 1862 sous le patronage de Rabbi Ytshak Benoualid
Amicalement