L’émergence de l’autodéfense juive s’explique par l’histoire des pogroms en Russie, notamment celui de Kichinev (avril 1903), un pogrom qui est le thème d’un poème de Haïm Nahman Bialik, « Dans la ville du massacre », poème qui dénonce notamment la passivité juive, une passivité qui n’a probablement pas été aussi totale que le suggère Haïm Hahman Bialik. Mais ce qui importe, c’est que ce poème a réveillé les consciences juives ; et des Juifs de toutes sensibilités vont penser l’autodéfense juive, des Juifs qui veulent précisément en finir avec l’image – justifiée ou non – de la passivité juive face aux violences qui s’abattent sur le peuple juif.
Il y a l’autodéfense juive, il y a la réappropriation de la force (au service du peuple juif), un concept étroitement lié à l’idéologie sioniste, avec utilisation éventuelle de la violence, avec réunions publiques et conférences, publications de journaux, éducation de la jeunesse juive, entraînement sportif, etc. Dans ce livre intitulé « L’Étoile et le Poing », sous-titré « Les secrets de l’auto-défense juive en France depuis 1967 », Pierre Lurçat retrace une histoire très peu étudiée, soit le militantisme juif activiste (et non simplement le militantisme juif politique et social), un militantisme minoritaire au sein même de la communauté juive, un militantisme à distinguer du militantisme de Juifs dans des partis politiques comme le P.C.F ou le P.S.
Ce livre de Pierre Lurçat est organisé en quatre parties (avec introduction, annexes et bibliographie) et dix-huit chapitres. Il est ponctué de nombreux entretiens que l’auteur a eu avec des militants juifs activistes. Je vais le résumer en suivant scrupuleusement ces parties et leurs chapitres.
Première partie
Chapitre 1. Le Betar (né en 1923, à Riga) peut être considéré comme la matrice de l’activisme juif en France. Betar, acronyme hébraïque de Brith Yossef Trumpeldor. Son fondateur, Vladimir Jabotinsky, veut en faire un mouvement de jeunesse sioniste activiste en soutien au sionisme tel qu’il l’envisage. Le sionisme, un mouvement de libération nationale qui (comme tous ces mouvements) vise à régénérer le peuple (voir la thématique du « nouveau juif ») et à le faire accéder à l’indépendance politique. Il est vrai qu’il y a autant de figures du « Nouveau Juif » que de nuances dans le mouvement sioniste.
La caractéristique du Betar est son cérémonial destiné à stimuler et entretenir l’esprit de corps. Vladimir Jabotinsky est un authentique démocrate et un libéral (au sens premier du mot) mais il a compris que les nations ont besoin d’un cérémonial pour vivre, et les Juifs plus que les autres. Le Betar connaît un développement spectaculaire jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Son expansion est enrayée par David Ben Gourion qui prend prétexte de l’assassinat du dirigeant travailliste Haïm Arlozoroff (un assassinat qui reste encore bien mystérieux) pour dénoncer le Betar et contrarier le Parti sioniste révisionniste de Vladimir Jabotinsky. Et, de fait, le Herout (parti issu de la mouvance jabotinskienne après 1948) ne parviendra au pouvoir qu’en 1977, avec Menahem Beguin, un ancien du Betar.
En 1928 est créée la branche française du Betar. Le fils de Vladimir Jabotinsky, Eri, est l’un de ses dirigeants.
Chapitre 2. La guerre des Six Jours (1967) provoque un choc chez les Juifs. Israël se voit menacé de destruction dans les premiers jours de cette guerre et le militantisme juif activiste se voit boosté. C’est aussi l’émergence de la « question palestinienne » puis du « palestinisme ». De ce point de vue, la guerre des Six Jours et Mai 68 se sont en quelque sorte donnés la main, Mai 68 activant la « question palestinienne ». En Mai 68, les Juifs sont nombreux dans les mouvements trotskystes et maoïstes. Choqués par le soutien affiché de l’Union des étudiants juifs de France (U.É.J.F.) pour le Vietnam communiste, d’autres Juifs passent au Betar afin de soutenir un combat plus « judéo-centré », d’où la création du Front des étudiants juifs (F.É.J.). Citons également le Comité de liaison des étudiants sionistes socialistes (C.L.É.S.S.), une organisation financée par le Parti travailliste israélien par laquelle passent des Juifs avant adhérer au F.É.J., une organisation plutôt séfarade, milieux populaires, banlieue parisienne, le premier mouvement activiste de droite de la communauté juive de France, plus dur que le C.L.É.S.S., plutôt ashkénaze, milieux bourgeois, Paris intramuros. Parmi les ennemis que le F.É.J. se propose de combattre, Ordre Nouveau et le G.U.D (Groupe union défense).
Autre mouvement activiste juif plutôt éphémère, le Rassemblement des Israélites de France (R.I.F.), fondé par de jeunes Juifs de Neuilly-sur-Seine issus de familles fortunées. L’activisme du F.É.J. et du R.I.F. vont rapprocher des individus issus de milieux sociaux très différents.
Et rappelons l’affrontement qui a eu lieu aux abords de la faculté de Censier, rue de Santeuil, en janvier 1970, et qui va propager le « mythe du Betar », une confrontation au cours de laquelle, et malgré leur très forte supériorité numérique, les propalestiniens vont dérouiller au cours d’un bataille rangée engageant des centaines de militants.
Chapitre 3. A partir de 1979, le combat des mouvements activistes juifs contre les néo-nazis s’intensifie, notamment avec l’Organisation juive de défense (O.J.D.), une organisation destinée à faire cesser les rivalités entre les divers mouvements juifs activistes et à prendre le relais du Betar et du F.É.J. qui s’étiolent. L’O.J.D. veut fédérer et se montre apolitique ; son seul but : défendre les Juifs et Israël. Le combat de l’O.J.D. contre l’extrême-droite est relayé par les Brigades juives, produit d’une scission avec l’O.J.D. et plus groupusculaires et radicales. Parmi les cibles privilégiées de ces mouvements, les librairies spécialisées dans les écrits antisémites et négationnistes. Première action des Brigades juives, la librairie de Jean-Gilles Malliarakis. L’une des actions les plus violentes des Brigades juives et de l’activisme juif en général, la « Nuit de Cristal des antisémites » qui visait simultanément René Bousquet, Henri Coston, Maurice Bardèche et Michel Caignet (attaqué au vitriol). Seule l’action contre ce dernier aboutira. Reste le mystère François Duprat. Les activistes juifs voulaient abattre cet homme qui faisait le lien entre l’extrême-droite et la cause palestinienne ; mais ils seront devancés : François Duprat sera tué dans l’explosion de sa voiture, le 18 mars 1978, un assassinat resté inexpliqué.
Chapitre 4. Ce chapitre traite du Tagar (Mouvement des étudiants sionistes) refondé en 1988 et de l’activisme juif dans les années 1990. Des témoignages relatifs à des actions (souvent violentes) de ce mouvement y sont recueillis.
Chapitre 5. Le Service de protection de la communauté juive (S.P.C.J.), une organisation créée en 1980, juste après l’attentat de la rue Copernic, à Paris. Le S.P.C.J. est issu d’une volonté du Conseil représentatif des institutions juives de France (C.R.I.F.), du Fonds social juif unifié (F.S.J.U.) et des Consistoires de protéger toute la communauté juive alors que la menace terroriste antisémite se précise au cours des années 1980. Les membres du S.P.C.J. n’ont pas de profil sociologique aussi défini que celui des membres d’autres organisations juives. Ils viennent non seulement de tous les milieux mais peuvent être religieux ou non. Pour intégrer le S.P.C.J. il suffit d’avoir un grand-parent juif (il ne se réfère donc pas à la Halakha), ce qui correspond à la « Loi du retour ». Il est sioniste même s’il ne l’est pas ouvertement. Son sionisme s’exprime par sa participation à la sécurité des Juifs de France et certains de ses membres finissent par faire leur alyah.
Chapitre 6. Dans ce chapitre, l’accent est mis sur les liens entre le S.P.C.J. et Israël, des liens qui se sont renforcés après les attentats de Toulouse, en particulier contre l’école Ozar Hatorah, en mars 2012. Ainsi que l’explique un membre du S.P.C.J., l’insistance de cette organisation pour que l’école embauche un agent de sécurité n’a eu aucun effet sur ses responsables. Le S.P.C.J. en liaison avec Israël, c’est non seulement la sécurité des Juifs mais aussi, entre autres missions, la recherche d’anciens nazis puis le danger palestinien (alors l’O.L.P.). Le S.P.C.J. est en contact avec tous les mouvements activistes juifs, il leur transmet des informations et s’emploie à les professionnaliser.
Afin de comprendre le fonctionnement du S.P.C.J., il faut en revenir à son histoire, à l’Agence juive et son réseau clandestin destiné à exfiltrer les Juifs des pays où ils étaient en danger. Quand Isser Harel devient patron du Mossad, il devient également responsable du S.P.C.J. à l’Agence juive.
Chapitre 7. Naissance de la Ligue de défense juive (L.D.J.) en France, au début des années 2000 et de la « Deuxième Intifada » qui renforce l’hostilité envers Israël dans les médias et de larges secteurs de l’opinion publique. Pierre Lurçat relate sa rencontre avec l’un de ses militants les plus actifs qui lui rend compte de ses actions contre l’extrême-droite mais aussi contre le siège de l’O.L.P. à Paris, contre un comité proche du Hamas et contre l’A.G.E.N. (une association propalestinienne). Au printemps, la L.D.J. réserve un accueil musclé à l’altermondialiste José Bové de retour de Ramallah. Ce militant ne rapporte que des actions violentes de la L.D.J., mais Pierre Lurçat précise que l’activité de cette organisation ne se limite pas à de telles actions et qu’elle lutte également contre la présentation tendancieuse de l’actualité moyen-orientale par les médias français, d’où la création fin 2001 du « Prix de la Désinformation » : le 18 décembre 2001, remis à Sara Daniel du Nouvel Observateur ; le 28 janvier 2002, remis à Willem, caricaturiste à Libération ; le 25 mars 2002, remis à l’A.F.P. pour l’ensemble de sa production ; le 25 juin 2002, remis à Mouna Naïm, correspondante en Israël du quotidien Le Monde, pour l’ensemble de sa production ; le 2 octobre 2002, remis à France 2 et son correspondant, Charles Enderlin, pour l’affaire Mohammed al-Durah.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
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