Cet article s’appuie sur l’étude très documentée et à la riche iconographie d’Adelin Guyot et Patrick Restellini : « L’art nazi ». Cette étude peut être complétée par des écrits de Lionel Richard, à commencer par « Le nazisme et la culture » et « Nazisme et littérature ».
Ce qu’il faut rappeler : à partir de 1918-1919, le marxisme a lui aussi inspiré Hitler. Le marxisme n’a pas été qu’un repoussoir pour le nazisme à ses débuts. Il y a ce passage dans « Mein Kampf », un passage très singulier dans ce volumineux salmigondis : « Je voyais devant moi une doctrine faite d’égoïsme et de haine, doctrine qui peut mener mathématiquement à la victoire, mais en entraînant ainsi le trépas de l’humanité (…) C’est une tactique établie sur un calcul exact de toutes les faiblesses humaines et dont le résultat doit aboutir presque mathématiquement au succès, à moins que le camp opposé n’apprenne, pour sa part, à combattre les gaz asphyxiants par les gaz asphyxiants ». Hitler a bien retenu l’appel à la haine du marxisme-léninisme. Il est vrai qu’il n’a retenu que l’appel à la haine, bien réel, véritable carburant, et qu’il a écarté ce qui ne lui convenait pas, comme la promesse de liberté au bout du compte. Le nazisme s’inspire du bolchevisme, il s’en inspire tant qu’il le caricature. Les autodafés de livres ne sont en rien une spécificité nazie. La spécificité nazie à ce sujet tient à l’importance de la cérémonie, à la pompe qui entoure leur destruction.
L’étude du nazisme et de l’art nazi en particulier font ressortir la nature « révolutionnaire » du nazisme, toute révolution étant aussi et d’abord un retour en arrière. Pensons à la Révolution française dont les plus purs représentants (les plus intransigeants, voir en particulier Saint-Just et Robespierre) célébraient l’Antiquité (Robespierre idolâtrait Sparte) et dont les fêtes avaient quelque chose de terriblement kitsch, de carton-pâte, comme la Fête de la Raison ou le Culte de l’Être Suprême, par exemple. Il faut consulter l’immense imagerie suscitée par ces manifestations de masse, par ces manifestations totalisantes et totalitaires pour comprendre la terrible ambivalence du mot « Révolution » et ses dérivés. Si Hitler a su canaliser tant d’Allemands autour de sa doctrine, véritable pot pourris, c’est aussi parce qu’elle offrait un idéal « révolutionnaire » (je place des guillemets par précaution car le mot « révolution » et ses dérivés sont chargés de telles vertus qu’on pourrait croire que j’ai quelque sympathie pour le nazisme). Révolutionnaire est le nazisme et pour diverses raisons, notamment parce qu’il érige la communauté raciale (?!) en opposition radicale à l’ordre bourgeois, individualiste et démocratique.
Et c’est là qu’un certain drame allemand – qui se fera bientôt drame européen – va s’organiser. Les Conservateurs nationalistes font alliance avec le N.S.D.A.P. Ils ne voient pas que le loup est entré dans la bergerie, si je puis dire. Il est vrai que le gouvernement constitué par Hitler ne diffère guère des gouvernements antérieurs. Je passe sur les détails. Simplement, les Conservateurs ont un radar qui ne leur permet pas de distinguer de quoi il s’agit vraiment. Dans ce cabinet de coalition, les Conservateurs (partisans d’un régime autoritaire mais dans une société pluraliste qui constitue leur cadre mental) ne pensent avoir affaire qu’à un politicien démagogue, certes appuyé par d’importantes forces paramilitaires, les S.A., mais qu’ils se mettront dans la poche en l’achetant. Ils n’ont pas compris la nature révolutionnaire (mais c’est en lettres capitales qu’il me faudrait écrire ce mot) de Hitler qui n’est en rien un conservateur, même très autoritaire, comme le Portugais António de Oliveira Salazar ou le Grec Ioannis Metaxas, pour ne citer qu’eux. Les Conservateurs se croient maîtres de la situation parce qu’ils détiennent le Ministère de l’Économie et celui des Finances ; ils n’ont pas compris l’extrême dangerosité des nazis qui détiennent le ministère de l’Intérieur. Les Conservateurs n’ont pas d’organisation comparable à celles des nationaux-socialistes qui disposent d’un Gauleiter dans chaque circonscription électorale du Reich mais aussi un appareil administratif parallèle à celui de la République de Weimar et prêt à s’y substituer dès l’accession de Hitler à la Chancellerie. Les nazis disposent aussi de structures d’encadrement de l’ensemble de la société par classe d’âge, par sexe et par profession. Les Conservateurs n’auront cessé de sous-estimer le danger. Suite à l’accession de Hitler à la Chancellerie du Reich, il ne faudra pas plus d’un semestre à l’appareil nazi pour détruire et remplacer toutes les institutions de la République de Weimar, sans oublier tous les partis politiques, syndicats, groupements professionnels et culturels, et museler la presse et les Églises. Les activités artistiques et culturelles seront revues à l’aune du nazisme.
Goebbels va être le maître d’œuvre de la nazification de la culture. C’est le plus extrémiste des idéologues nazis. Il a rallié Hitler en 1925, après avoir quitté Gregor Strasser. Le parcours idéologique de Goebbels avant l’accession de Hitler à la Chancellerie du Reich mérite d’être étudié de très près. On peut dire pour simplifier mais sans forcer la note qu’il a été le plus bolchevique des nazis ou, disons, le plus à gauche d’entre eux. Le ton changera après 1933, mais il ne faut pas oublier ce qui a précédé. Goebbels a été le partisan d’un socialisme radical. Il faut lire et relire sa lettre ouverte intitulée « A mon ami de gauche » dans laquelle il répertorie ce qui unit communistes et nazis. Il note qu’il n’est pas rare que des transfuges du K.P.D. passent au N.S.D.A.P. et inversement. Simone Weil note qu’il y avait entre le nazisme et le communisme des ressemblances si marquées qu’après leur victoire électorale les nazis durent écrire un long article afin de dissiper la rumeur selon laquelle des pourparlers avaient été engagés pour former un gouvernement de coalition.
L’art nazi sous toutes ses formes doit beaucoup au talent particulier de Goebbels qui va donner sa pleine mesure après avoir été nommé par Hitler directeur de la propagande du N.S.D.A.P. en 1930 et pour toute l’Allemagne. Il suit strictement cette ligne définie par Hitler selon laquelle l’information destinée à être divulguée doit s’inscrire dans la limite des facultés d’assimilation du plus faible parmi ceux auxquels elle s’adresse… A la mi-mars 1933, Hitler confie à Goebbels la direction et l’organisation du ministère de la Propagande. Il ne s’agit plus d’assurer la victoire des nazis aux élections (Hitler a été nommé chancelier en janvier de cette même année) mais de soumettre et d’endoctriner la population allemande tout en offrant une image pas trop effrayante du régime sur la scène internationale. Pour ce faire, les attributions de Goebbels dépassent largement l’information et la propagande. Suivant l’ordonnance du 30 juin 1933, il supervise toutes les formes de la culture et regroupe des compétences qui jusqu’alors relevaient d’autres ministères, et il divise son ministère en plusieurs départements. A côté des services administratifs sont organisés cinq grands services : propagande, radio, presse, cinéma, théâtre mais aussi lettres, musique, arts plastiques et service de l’étranger.
Le 22 septembre est créée la Chambre de la Culture avec ses nombreuses subdivisions. Elle permet de centraliser et de contrôler toutes les activités culturelles et artistiques. Goebbels en est le président. Le 1er novembre 1933, une ordonnance en renforce les prérogatives puisque l’adhésion à l’une des chambres professionnelles est obligatoire pour tous ceux dont l’activité relève de la production, de la reproduction, de la distribution ou de la conservation des biens culturels. Cette adhésion est soumise à l’approbation du président de la Chambre de la Culture. Goebbels est un cinéphile et il accorde au cinéma une importance toute particulière : il a très tôt compris qu’il pouvait être le support privilégié de la propagande auprès des masses. Par l’intermédiaire de la Chambre du Cinéma et de ses dix sections (créées le 14 juillet 1933), et de la Commission de Contrôle instituée le 16 février 1934, Goebbels exerce un contrôle total sur le cinéma. Le cinéma nazi, qui évite généralement l’idéologie explicite et préfère le cinéma de divertissement (ou l’idéologie nazie est véhiculée implicitement et d’une manière souvent fort habile), rencontre un succès considérable auprès de la population allemande car Goebbels sait que le maître mot est : divertissement ; il sait que l’idéologie (tout au moins explicite, soit la propagande pure et dure) a vite fait de provoquer lassitude et désintéressement. La radio est après le cinéma l’objet de toutes ses attentions. Il s’agit encore de divertir, « distraire de la vie quotidienne » ainsi qu’il le dit, et la propagande est implicite et d’autant plus efficace. Le nazisme aura fait appel au subliminal avec un art consommé. Goebbels ordonne dès sa nomination au ministère de la Propagande l’étude et la fabrication d’un appareil radiophonique accessible à tous. Il sera conçu par Otto Griesing et son succès sera immédiat.
Je passe assez vite sur les plus spectaculaires créations nazies : les grandes manifestations de masse et les cérémonies du calendrier national-socialiste. Les composantes de ces manifestations ne sont en rien originales, ce qui l’est c’est la convergence de ces composantes et le résultat ainsi obtenu. Les grandes cérémonies nazies sont l’illustration la plus imposante de ce dogme nazi selon lequel l’individu n’est rien et que le peuple est tout, le peuple qui est l’Allemagne, l’Allemagne qui est le Führer. La cérémonie nazie a deux formes : l’une dynamique (défilés ou parades), l’autre statique. Le temple nazi par excellence est le Zeppelinfeld de Nürnberg, conçu par Albert Speer. Ensemble gigantesque où les membres de la Leibstandarte Adolf Hitler et la foule deviennent l’un des éléments du décors et pas le moindre. Cette architecture faite de blocs de pierre massifs est complétée de nuit par une « cathédrale de lumière », un éclairage qui engage des projecteurs de la défense anti-aérienne, des moyens mis en scène par Albert Speer qui écrit : « Le résultat dépassa tout ce que j’avais imaginé. Les cent trente projecteurs, placés tout autour de l’esplanade, à douze mètres seulement les uns des autres, illuminaient le ciel de leurs faisceaux qui, d’abord bien détachés, se fondaient à une hauteur de six à huit kilomètres en une vaste nappe lumineuse. On avait l’impression de se trouver dans une immense pièce aux murs d’une hauteur infinie soutenus par de puissants piliers lumineux… » La pyrotechnie est un élément essentiel de la grande cérémonie nazie. Le premier de ces grands spectacles : la retraite aux flambeaux des S.A., le 30 janvier 1933, sous la porte de Brandebourg, un défilé de cinq heures. Et la musique doit faire battre le cœur des masses. Je n’insisterai pas plus sur ces grandes mises en scène mais lorsqu’on évoque « l’art nazi », c’est d’abord à elles qu’il faut se référer ; et dans ces mises en scène il y a les discours de Hitler, des discours qui contiennent très peu d’informations. Hitler dit à la foule ce qu’elle veut entendre ; et ce qu’il dit est accessible à tous, un souci constant chez les nazis, car il s’agit de fondre l’individu dans le groupe national dont il est, lui, le Führer, le démurge. Ces discours répondent à ce qu’il écrit dans « Mein Kampf », à savoir que l’art doit attirer l’attention de la multitude, qu’il doit faire appel au sentiment et très peu à la raison ; ils répondent à cette volonté exprimée par Goebbels, à savoir que « Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir un certain effet. »
Le fascisme italien intègre des éléments du futurisme, rien de tel avec le nazisme qui refuse tous les courants artistiques modernes. Hitler voue une haine personnelle à ces courants et sans exception, haine à laquelle s’ajoutent des considérations idéologiques. Pour lui, l’art d’avant-garde est l’expression de la décadence culturelle et spirituelle de l’Allemagne, décadence que cet art active. Cette appréciation est d’autant plus violente qu’une majorité des représentants de ces avant-gardes sont en Allemagne d’origine juive. Et parmi eux nombreux sont ceux qui ont participé plus ou moins directement aux activités révolutionnaires de 1918-1919. Hitler considère ces avant-gardes comme une « conspiration des Juifs en vue de détruire les forces saines » et empêcher à jamais l’Allemagne de retrouver sa grandeur passée, un préjugé qu’il cultivera jusqu’au dernier jour. Dans sa logique, Hitler conclut que la décadence culturelle précédant toujours celle des institutions politiques, son régime se doit d’être particulièrement attentif au rôle de l’art, en commençant par l’assainir avant de préparer une révolution culturelle.
Ses goûts personnels vont influer d’une manière décisive sur l’orientation artistique du IIIe Reich, des goûts très conventionnels qu’il a acquis au cours de sa jeunesse viennoise (1907-1912). Il apprécie le baroque et le rococo, le classicisme monumental et le kitsch. Ses références se rapportent à Munich, la « merveilleuse ville des Wittelsbach ». Recalé deux fois à l’examen d’entrée aux Beaux-Arts de Vienne, il travaille en autodidacte. Ses dessins et peintures ont essentiellement pour thème des architectures et des urbanismes. Il a le plus total désintérêt pour l’art de son temps, arts plastiques ou musique. En littérature, il affectionne plus que tout Karl May et ses romans d’aventure.
Parvenu au pouvoir, Hitler va imposer son idéal artistique en commençant par expulser tous ceux qu’il considère comme des dégénérés – voir Entartete Kunst. De son côté, Alfred Rosenberg appuie Hitler sans retenue. Dans un premier temps Goebbels s’efforce d’atténuer l’orientation imposée par Hitler/Rosenberg. Il admire notamment Edvard Munch qu’il soutient face à Hermann Goering. En juillet 1933, il autorise l’exposition Trente artistes allemands à la galerie Ferdinand Möller, exposition qui finira par être interdite sur ordre du ministre de l’Intérieur, Wilhelm Frick. Goebbels soutient l’initiative de deux peintres sympathisants nazis, Otto Andreas Schreiber et Hans Weidemann, qui veulent défendre l’art expressionniste. Malgré les protestations d’Alfred Rosenberg, il soutient également une exposition Emil Nolde à laquelle rend hommage le bimensuel Kunst der Nation fondé par Otto Andreas Schreiber et Hans Weidemann. Mais désireux de protéger sa position, Goebbels ne va pas tarder à rentrer dans le rang et se faire le défenseur des principes défendus par Hitler et exposés dans « Mein Kampf ».
Olivier Ypsilantis