Le livre de John P. Cann, « Contra-Insurreição em África (1961-1974) », sous-titré « O modo português de fazer a guerra », expose donc méthodiquement la spécificité portugaise relative à la contre-insurrection, une stratégie nationale qui tient compte des moyens limités du pays, une stratégie qui lui permettra de soutenir au niveau tactique une guerre continue de 1961 à 1974 et sur trois fronts éloignés de la métropole mais aussi les uns des autres comme nous l’avons dit. Ce modo português se révélera efficace car basé sur une juste analyse globale, à commencer par celle relative aux moyens pouvant être raisonnablement engagés, des moyens limités tant au niveau humain que matériel.
Dès le début, le Portugal comprend qu’il lui faut économiser sérieusement ses moyens s’il veut soutenir une guerre prolongée – et il sait que ces guerres seront longues. La clé qui lui permettra de les soutenir : une rigoureuse gestion de ses moyens et des adaptations tactiques spécifiques. Ainsi ces guerres seront-elles de basse intensité. Rien à voir avec l’engagement français en Algérie ou américain au Vietnam.
Dès le début, le Portugal sait que ces guerres coloniales n’offrent pas de solutions immédiates, considérant en partie l’entêtement de Salazar à conserver l’Empire portugais et son refus de tout dialogue. Il lui faut donc se préparer à une guerre prolongée et tenir avec des moyens limités. Le Portugal finira par perdre ses colonies d’Afrique non pas pour des raisons militaires. L’armée portugaise a gagné du temps, ce qui est le but principal d’une armée engagée dans une contre-insurrection, gagner du temps tout en économisant au maximum ses moyens tant humains que matériels, s’en tenir à un coût acceptable, d’où le rythme lent et la faible intensité de cette guerre et dans toutes ses dimensions. Le Portugal élabore donc dès le début une doctrine adaptée à cette fin après avoir étudié très scrupuleusement les expériences de guerres coloniales anglaise et française avant de tirer des leçons de sa propre expérience au fur et à mesure de l’avancement de ces guerres africaines.
En vue de ces guerres en Afrique, le Portugal réorganise son armée en petites unités d’infanterie légère destinées à être en contact permanent avec les populations locales. Ces unités doivent non seulement poursuivre l’ennemi mais aussi s’attirer la bienveillance des populations, ce qu’elles font notamment par le biais de programmes sociaux destinés à améliorer leur niveau de vie et, ainsi, contrarier les promesses faites par les rebelles. Ce contact permanent entre soldats portugais et populations est l’un des vecteurs – et peut-être le principal – d’une volonté de conduire une guerre de basse intensité. Ces programmes sociaux (qui s’inscrivent dans des opérations psychologiques) sont par ailleurs peu coûteux, bien moins coûteux que des opérations militaires.
Les groupes ethniques en Angola
Le recrutement se fait en nombre significatif parmi les populations locales. Il a tout d’abord pour effet de faire baisser la pression sur le recrutement en métropole, de réduire les dépenses, notamment de transport, et, ainsi, de rendre cette guerre plus acceptable – plus supportable – pour la métropole. Par ailleurs, l’engagement de guérilleros retournés et infiltrés, d’espions et de déserteurs fatigue les organisations indépendantistes et dans un même temps soulage les forces portugaises ainsi que les populations, moins soumises aux tentatives d’intimidation de la guérilla. Les méthodes et le matériel mis en œuvre par le Portugal sont relativement simples et donc aisément utilisables par ses troupes. La guérilla n’utilise qu’un matériel plutôt rudimentaire, ce ne contraint pas les Portugais à faire usage de haute technologie, soit augmenter sensiblement les coûts de son engagement avec des résultats qui dans ces guerres de contre-insurrection restent aléatoires ; voir les Américains au Vietnam. Le Portugal se révèle magistral dans ce genre de guerre ; il suffit pour s’en convaincre de comparer la gestion des moyens humains et le nombre de morts au combat entre différents pays impliqués dans des guerres de contre-insurrection. Ainsi le rapport : morts au combat par jour / milliers de combattants engagés dans les conflits suivants est éloquent : Malaisie : 0,0017 ; Afrique portugaise (trois fronts) : 0,0075 ; Algérie : 0,0107 ; Vietnam : 0,0365 ; Indochine : 0,0691 ; Deuxième Guerre mondiale : 0,1400. Ces rapports pourraient susciter de nombreuses remarques ; je n’en ferai qu’une seule : le nombre élevé de morts au combat tant en Indochine qu’au Vietnam s’explique en grande partie par le fait que Français et Américains envisagèrent essentiellement ces guerres comme des guerres conventionnelles. Les Portugais retiendront la leçon – l’erreur. Le nombre total des morts portugais dans ces trois pays d’Afrique (et pas seulement au combat) est de 8 290 dont 5 797 Portugais et 2 493 Africains. Entre 1964 et 1969, période au cours de laquelle les combats sont les plus intenses, la moyenne annuelle des tués pour mille soldats portugais engagés est de 2,23, avec un pic en 1966, soit 2,69. Au cours de la Première Guerre mondiale (soit l’expérience du combat la plus récente avant ses guerres en Afrique), le Portugal se bat sur trois fronts : en France (57 000 Portugais), au sud de l’Angola et au nord du Mozambique (32 000 Portugais et 25 000 Africains), soit 114 000 combattants durant deux années. 7 908 tués, un taux de mortalité d’environ 34,68 par an et par millier de combattants.
Un faible taux de pertes suppose généralement : 1. Un entraînement méticuleux. 2. Un bon commandement. 3. Un solide plan de bataille bien compris à tous les échelons. Je reprends ces trois points en regard de l’engagement portugais en Afrique : 1. Dès le début du conflit, l’armée portugaise entraîne ses hommes à la contre-insurrection, un entraînement qu’elle ne cesse de perfectionner, notamment sur le terrain. 2. Des exemples d’excellents commandements : la Guinée à partir de 1968 avec le général António de Spínola, l’Angola à partir de 1970 avec les généraux Francisco de Costa Gomes et José Manuel Bettencourt Rodrigues. Il faut lire « Uma Guiné Melhor » du général António de Spínola qui prône la combinaison action militaire / action sociale comme moyen de contrecarrer la guérilla et d’offrir une alternative aux promesses du P.A.I.G.C. Des plans similaires sont appliqués en Angola (avec les deux généraux ci-dessus mentionnés) et au Mozambique avec le général Kaúlza de Arriaga. Ces plans suggèrent un emploi modéré de la puissance de feu afin de ne pas terroriser et s’aliéner les populations et une combinaison action sociale/protection armée. Hormis les révoltes de 1961 en Angola, les soldats portugais n’affrontent que de petits groupes. Les localiser dans ces immenses territoires peu peuplés et souvent difficile et relève du défi. Les rencontres sont peu fréquentes, les combats sporadiques. Le coût financier de ces guerres africaines est relativement modeste si on le compare à celui de la guerre d’Indochine ou du Vietnam et même d’Algérie où les forces de contre-insurrection sont hautement militarisées ce qui finit par rendre cette dernière aussi coûteuse qu’une guerre conventionnelle.
En 1961, les dépenses militaires représentent 23 % du budget de l’État portugais et 17,1 % en 1973. En termes absolus, ces dépenses sont multipliées par cinq de 1960 à 1975, tout en représentant un pourcentage de moins en moins élevé du budget de l’État. Il n’empêche, en dépit d’une volonté marquée de maîtriser ces dépenses, le coût de cette guerre constitue un poids considérable pour le Portugal tant d’un point de vue humain qu’économique.
Treize années de guerre, 8 290 morts auxquels s’ajoutent 27 919 blessés parmi lesquels nombre de mutilés. Les services sociaux de la métropole ne sont pas aptes à recevoir un tel afflux. Le recrutement au Portugal est alors l’un des plus difficiles au monde et parvient à peine à répondre (même si l’on prend en compte le recrutement exceptionnellement élevé de troupes indigènes) à une politique aussi ambitieuse.
La proportion des Portugais engagés dans ces guerres est élevée par rapport à la population du pays, cinq fois plus élevée que celle des Américains engagés au Vietnam. Toujours en regard de la population de ces deux pays, la proportion des morts portugais est trois fois plus élevée.
En 1971, 170 000 Portugais quittent le pays. A la fin des guerres coloniales, entre 1961 et 1974, un million et demi de Portugais ont quitté le pays, une émigration qui réduit considérablement la part de la population active qui n’est plus que de trois millions et demi pour une population totale de huit millions six cent mille habitants. En 1974, l’inflation s’élève au Portugal à 20 %.
En résumé. L’armée portugaise s’est efforcée (et avant même le début des guerres coloniales en Afrique) d’élaborer une doctrine en mettant à profit les expériences des autres armées qui avaient été engagées dans des guerres de contre-insurrection sans aucune préparation. A cet effet, les Portugais lisent tous les écrits relatifs aux guerres de guérilla et ils étudient toutes les doctrines relatives à ces guerres. Ils envoient des missions chez les Français, les Britanniques et les Américains. Ils fouillent les archives, interrogent les vétérans et peuvent vérifier que les documents sont à ce sujet peu nombreux. Ces recherches les amènent à rédiger un rapport : « O Exército na Guerra Subversiva » (publié à Lisbonne en 1963), un document central pour ceux qui étudient cette période. Les Anglais et les Français structurent leur doctrine de contre-insurrection alors qu’ils sont engagés dans ce type de guerre ; rien de tel avec les Portugais qui arrivent en Afrique avec une solide préparation, préparation qui explique en grande partie la durée de ces trois conflits et la particularité de la contre-insurrection portugaise.
L’armée portugaise ne tarde pas à se réorganiser, et à grande échelle, en une force contre-insurrectionnelle – on n’insistera jamais assez sur ce point. Le Portugal est passé en peu de temps d’une armée conventionnelle (appelée à opérer éventuellement en Europe contre l’ennemi soviétique) à une armée organisée en petites unités d’infanterie engagées dans des guerres contre-insurrectionnelles en Afrique. Ce fait mérite quelque attention. Certes, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis ont mis sur pied des unités destinées à ce type de guerre ; mais dans le cas du Portugal c’est toute son armée, ou presque, qui est réorganisée de manière à répondre à cette nouvelle donne, un cas presqu’unique en la matière. Ses principaux inspirateurs restent les Britanniques avec leur flexibilité tactique. Je pourrais à ce propos évoquer une fois encore la figure de Orde Charles Wingate et ses Special Night Squads ; Orde Charles Wingate, l’inspirateur du Longe Range Desert Group. Parmi les ennemis qui ont le plus inspiré les Portugais : le P.A.I.G.C., probablement l’organisation nationaliste la plus intéressante avec la figure de son fondateur Amílcar Cabral.
Au cours de ces guerres, le Portugal organise un très efficace système politique et militaire qui centralise les informations envoyées de partout afin de planifier et appuyer les opérations, un système inspiré de celui mis en place par les Britanniques en Malaisie. En dépit de l’efficacité de son armée, le Portugal va perdre ses colonies dans un monde de plus en plus critique envers la question coloniale. Ces guerres ne pouvaient être vraiment gagnées que par le politique, le militaire se trouvant – et surtout dans ce type de guerre – toujours plus subordonné au politique, ce que le général António de Spínola souligne en 1971 dans son livre qui reste probablement le plus lu de ses livres : « Portugal e o Futuro ». Dans une guerre de contre-insurrection, l’action militaire ne peut suppléer aux mesures politiques et sociales.
Les mouvements nationalistes sont partout contenus, en Guinée, en Angola et au Mozambique, mais ces relatifs succès militaires ne débouchent sur aucune solution politique. Les responsables militaires et leurs hommes accomplissent leur devoir mais aucune perspective ne leur est proposée car les responsables politiques de la métropole semblent vouloir maintenir une intenable situation de statu quo. Les militaires s’interrogent. Ils ont accompli au mieux leur travail ; il leur faut à présent aider leur pays à sortir de l’impasse, soit libérer les colonies de la métropole et, ce faisant, libérer la métropole de ses colonies, ce qu’ils feront le 25 avril 1974.
Olivier Ypsilantis
Extrêmement intéressant. Donc en fait, les stratèges américains (général Petraeus &
Co) qui prétendaient avoir fait leur miel des réflexions d’auteurs français comme David Galula, Trinquier et d’autres, et dont on a vu comme ils ont réussi en Afghanistan (hahaha !), nétaient que des nazes. S’ils avaient voulu réussir, ils auraient mieux fait de s’inspirer de la stratégie géniale et patiente des Portugais en Afrique. Mais sans doute ils étaient trop nuls pour la comprendre.
On pensera ce qu’on veut de Salazar et de son régime, il n’en reste pas moins qu’il a laissé là une leçon historique sur la manière dont une petite puissance peut se maintenir face à un monde hostile.
“… libérer la métropole de ses colonies, ce qu’ils feront le 25 avril 1974”. Objection votre honneur: ce ne sont pas ces militaires d’opérettes comme Otelo de Carvailho & Co qui ont fait cette révolution des oeillets, qui a “libéré la métropole portugaise de ses colonies”. C’est le KGB et la CIA, surtout le KGB à vrai dire, sous la houlette de Boris Ponomarev. La CIA a repris la main plus tard, et a fini par l’emporter, au Portugal. En Angola, à cause de l’intervention militaire de Cuba, l’URSS a réussi encore pendant très longtemps à continuer une guerre extrêmement meutrière qui a fait infiniment plus souffrir les populations que la contre insurrection à bas coût et basse intensité, menée par l’armée portugaise et qui sur le terrain avait si bien réussi. Pour le Mozambique, je ne sais pas, je connais mal,. Ca a été un peu moins meurtrier je crois. Mais ça a tout de même duré encore longtemps.
Une issue négociée, une paix des braves, permettant le développement ordonné et pacifique de ces immenses territoires avec la participations des nationalistes africains que la métropole aurait pu circonvenir, tout en restant dans l’ensemble portugais, aurait-elle été possible ? Je ne sais pas. Probablement pas, étant donné la volonté absolue de ce que l’on n’appelait pas encore les mondialistes de détruire toute trace de colonialisme. Mais c’est dommage.
Je me suis efforcé à partir d’une documentation de première main (en anglais et en portugais) d’exposer aussi objectivement que possible une histoire peu connue (tout au moins en langue française). Le régime de Salazar et l’histoire du Portugal sont de passionnants sujets d’étude. Je les étudie donc en évitant tout jugement. Ce qu’auraient dû faire ou ne pas faire les stratèges américains n’entre pas dans le cadre de ces articles.
Salazar était très têtu. Il a refusé tout dialogue avec les insurgés africains, en particulier Amílcar Cabral, et les militaires engagés sur le terrain ont fini par ne plus supporter cet entêtement, un entêtement en partie responsable de la chute de son régime. Les services secrets américains et soviétiques ont donné le coup de pouce mais à partir de manœuvres politiques portugaises. Les hauts responsables militaires portugais n’étaient pas tous des marionnettes, loin s’en faut. Par ailleurs, la très haute bourgeoise portugaise considérait que les colonies finissaient par être un obstacle au développement de leur pays. Antonio Champalimaud (l’un des hommes alors les plus riches du monde) a probablement financé le livre d’António de Spínola, « Portugal e o Futuro ». Faites un tour de ce côté. Ne négligez pas les forces internes au Portugal dans cette affaire. Tout n’est pas explicable par l’action du KGB et de la CIA.
De ce que j’en connais, les trois grandes familles portugaises (vous citez Champalimaud) ont regretté la perte de l’Afrique où elles avaient commencé à investir, notamment dans le pétrole. Mais elles pensaient comme vous, que Salazar était trop têtu. Elles le considéraient, comme vous, comme en partie responsable de la perte de l’Afrique.
Pourtant je peux vous assurer qu’elles ont été prises complètement au dépourvu le 25 avril, elles n’avaient rien prévu. Sauf Antonio Chamaplimaud, qui avait la banque Totta & Açores (si ma mémoire est exacte) et qui a ainsi pu émettre envers une société à lui au Brésil, une garantie bancaire de 150 millions de $, qu’il a pu ensuite appeler, et elle a été honorée par la banque nationalisée, ce qui lui a permis de bâtir un empire cimentier dans ce pays. Ceci dit vous avez exagéré son importance. Il était certainement très riche, mais pas l’homme le plus riche du monde. Si cela s’est dit c’était une légende. Même pas le plus riche du Portugal. Sa fortune lui venait en grande partie de son mariage avec une héritière de LA famille la plus riche.
Ce serait intéressant que vous écriviez un jour un article sur les dynasties économiques du Portugal.
Je n’ai pas dit l’homme le plus riche du monde mais l’un des plus riches. L’histoire de cette famille d’origine française (de Limoges) et de son ascension sont fort intéressantes et de nombreux articles ont été mis en ligne à ce sujet. Il aurait laissé à sa mort, en 2004, selon Forbes, une fortune de 2 500 millions d’euros ce qui paraît peu en comparaison de celle d’Elon Musk ou de Bill Gates mais à l’époque… Il a donné par volonté testamentaire 500 millions d’euros à la recherche contre le cancer. Voir la Fundação Champalimaud. Et je puis vous dire qu’à sa mort il était vraiment l’homme le plus riche du Portugal, une fortune bâtie par héritage, vous avez raison, mais aussi parce que l’homme avait un sens des affaires tout à fait extraordinaire et qu’il rebondissait sans cesse. Voir le livre d’António Champalimaud : « A Herença de Henrique Sommer ». J’ai écrit par ailleurs écrit un article sur un personnage clé du régime de Salazar : Pedro Teotónio Pereira : https://zakhor-online.com/?p=18541
Je l’ai rencontré une fois. Un personnage impressionnant. J’ai aussi une certaine admiration pour lui comme tycoon et grand fauve. J’ai l’impression qu’il était un peu mal vu dans le milieu des grandes familles d’affaires portugaises parce que ne respectant certaines règles en usage dans ces familles.