Tableau 13
Les relations entre le Portugal d’António de Oliveira Salazar et les États-Unis ne deviennent substantielles qu’au cours de la Deuxième Guerre mondiale mais assez péniblement et plutôt à contre-cœur du côté portugais. L’anti-américanisme du régime de Salazar doit s’accommoder des circonstances puisque le Portugal se trouve après la fin de la guerre sous la protection des États-Unis par le traité des Açores (novembre 1944) puis par son intégration dans l’O.T.A.N. en 1949. Salazar finit par bénéficier malgré lui de l’engagement américain en Europe.
En 1939, l’Angleterre est la superpuissance tutélaire du Portugal, le Portugal qui est particulièrement vulnérable et ne peut compter que sur ses alliances et sa finesse diplomatique. L’archipel des Açores est alors une plate-forme de première importance entre les États-Unis et l’Europe. Churchill fait valoir ses prétentions sur cet archipel afin d’attirer les États-Unis dans la guerre, mais Roosevelt rappelle à Churchill que cet archipel est portugais. Ce rappel à l’ordre, si je puis dire, n’est pas destiné à séduire les Portugais mais à avertir les Anglais qu’ils ne doivent pas trop s’aventurer dans l’aire d’influence américaine. L’évolution de l’attitude de Churchill et de Roosevelt quant à la question des Açores au cours de la Deuxième Guerre mondiale est le fait d’un compromis mûrement élaboré et d’une rivalité aussi profonde que discrète.
Tout ce que les Anglais veulent jusqu’à l’entrée en guerre des États-Unis (en décembre 1941), c’est d’engager ce pays dans la guerre. Mais après l’engagement américain, les Anglais qui savent qu’ils ne pourront vaincre les nazis et leurs alliés sans le concours de ce colosse comprennent qu’il risque fort de les supplanter sans tarder. La lutte stratégique pour l’archipel des Açores reste l’une des expressions les plus significatives de ce changement, civilisationnel pourrait-on dire, qui s’est opéré au cours de la Deuxième Guerre mondiale, soit la perte d’influence du Royaume-Uni et l’émergence des États-Unis comme force motrice de l’Occident voire du monde.
Répétons-le, Salazar n’a jamais eu de sympathie pour les États-Unis. Il n’a cessé de repousser les valeurs portées par cette démocratie tout en cultivant à leur égard un mépris académique, un préjugé intellectuel auquel s’ajoutait la crainte d’une mainmise américaine sur les possessions portugaises dispersées dans le monde. Rappelons que fin 1941 Timor fut occupé par les Australiens et les Hollandais puis par le Japon en 1942.
A partir d’octobre 1943, l’archipel des Açores est mis à la disposition des Anglais et des Américains. Les États-Unis sont en passe de devenir les vainqueurs absolus dans l’Atlantique et le Pacifique, et Salazar, inquiet, est dans l’expectative de ce que vont donner les nouvelles configurations géopolitiques dont dépend son pouvoir.
Lorsque les États-Unis entrent en guerre en décembre 1941, le Portugal n’est en rien pour eux une priorité, ni pour le U.S. Department of State et encore moins pour la White House. Salazar, en fin diplomate, s’efforce de jouer en douceur. En cette année 1941, les intérêts portugais ne sont pas ceux des États-Unis, il y a même une incommunicabilité entre ces deux pays. En 1945, elle sera moins marquée mais elle persistera. Les Américains n’ont par ailleurs aucun intérêt économique au Portugal. A Lisbonne, la délégation américaine se limite à une demi-douzaine d’employés très peu actifs, ce qui arrange Salazar qui craint l’impérialisme américain et les valeurs (contagieuses) portées par ce pays. Le Portugal est dans la sphère d’influence anglaise, pays auquel il est lié par le plus vieux traité du monde, le traité de Londres (1373). L’alliance luso-anglaise est la pièce maîtresse de la politique étrangère du régime de Salazar. Elle protège le Portugal continental mais aussi ses archipels de l’Atlantique et, dans une moindre mesure, son empire. Par ailleurs, le Portugal est une pièce maîtresse de la puissance maritime britannique, une pièce qui s’avère insuffisante après l’invasion de la France par les troupes du Reich et la montée en puissance de sa marine.
Insistons. Salazar considère les États-Unis avec inquiétude. Il espère que se maintiendra ce monde où prédomine la puissance impériale britannique. Salazar n’aime pas le changement, et les États-Unis laissent présager des changements planétaires.
Le 17 mars 1939, le Pacto Ibérico est signé, un traité d’amitié et de non-agression entre le Portugal et l’Espagne, un traité que renforce un protocole additionnel le 29 juillet 1940. Ce pacte qui prétend mieux assurer l’indépendance de la péninsule tant vis-à-vis de l’Axe que des Alliés finira par servir au cours de la guerre ces deux pays qui au gré des circonstances oscilleront entre ces deux blocs protagonistes. L’aide de Hitler à Franco au cours de la guerre civile de 1936-39 permet au Reich d’augmenter sensiblement son influence au Portugal, principalement dans l’élite politique et militaire, dans la vie économique et financière mais aussi culturelle du pays, sans oublier l’appareil de sécurité du régime, la Polícia de Vigilância e Defesá do Estado (P.V.D.E.). Après la défaite de la France, les achats de produits portugais par le Reich augmentent, en particulier ce minerai hautement stratégique : le wolfram (ou tungstène).
Si l’anticommunisme rapproche le IIIe Reich et l’Estado Novo, c’est du côté du fascisme qu’il faut chercher le modèle de la structure politico-institutionnelle de l’Estado Novo. L’idéologie de la « latinidade » et du « bloco latino » divulguée par Rome enthousiasme les cercles intellectuels de Lisbonne. Dans ce contexte de prédominance anglaise, latine et germanique, les États-Unis restent pour le Portugal, et à tous les niveaux, une référence bien marginale et lointaine.
L’important flux migratoire des Açoriens vers le Nouveau Monde, et depuis le XVIIIe siècle, a contribué à établir de forts liens entre les États-Unis et l’archipel des Açores. Au cours de la Première Guerre mondiale, des facilités sont accordées à la marine américaine. Si la sympathie pour les États-Unis est générale aux Açores, il n’en est pas de même au Portugal continental où les États-Unis sont considérés avec méfiance voire hostilité par Salazar et l’appareil de l’Estado Novo, lorsque ce pays n’est pas tout bonnement ignoré. Les rapports de l’Office of Strategic Services (O.S.S.) à ce sujet sont éloquents. Au cours du dernier trimestre 1943, Roosevelt met formellement fin à sa subordination à Churchill dans ses rapports avec le Portugal ; mais il lui manque une certaine finesse politique pour espérer séduire Salazar.
Lorsque Salazar cherche à asseoir son pouvoir, il lui manque (contrairement à Franco) un parti politique solidement structuré. Il va donc s’appuyer sur les Forces Armées et l’Église. La dictature militaire (1926-1933) juste antérieure à l’Estado Novo (1933) a contribué de ce point de vue à faire le vide. Les Forces Armées une fois épurées de leurs tendances interventionnistes deviennent le parti anti-partis du régime. La non-idéologie des militaires est l’espace dans lequel Salazar insère son idéologie. L’intégration institutionnelle des Forces Armées (voir les réformes de 1938) est en grande partie l’œuvre du capitaine Fernando Santos Costa, sous-secrétaire d’État à la Guerre. C’est lui qui fait de l’armée l’instrument du pouvoir politique de Salazar et de l’Estado Novo. Par ailleurs le Vatican parraine l’Estado Novo. A Coimbra, Salazar cohabitait avec l’envoyé secret de Pie XI, le père Mateo Crawley-Boevey qui aura sur le futur homme fort du Portugal une influence décisive. Personnage essentiel de l’alliance entre l’Estado Novo et l’Église, le cardinal D. Manuel Gonçalves Cerejeira, un intime de Salazar. Le concordat signé entre le Saint-Siège et le Portugal (le 7 mai 1940) conforte plus encore le régime. Salazar jouit par ailleurs d’un fort soutien dans le pays suite à ses initiatives prises en tant que ministre des Finances, de 1928 à 1933.
Le fascisme italien a un grand écho au Portugal et Salazar s’inspire de nombre de ses idées, en particulier avec sa Câmera Corporativa. Mais Salazar, homme discret, n’aime pas le style tumultueux voire tapageur de Mussolini qu’il juge être un tribun païen (Salazar est très croyant) et un opportuniste. Salazar l’anti-libéral ne veut pas pour autant établir un régime totalitaire. S’il apprécie l’anticommunisme de Hitler, il refuse son style, ses excès et l’idéologie national-socialiste. Il réprime les mouvements sympathisants du nazisme au Portugal, à commencer par celui de Francisco Rolão Preto. Il négocie le pouvoir avec les loges anti-communistes du Grande Oriente Lusitano. Les rapports entre Salazar, les cadres de l’Estado Novo et la franc-maçonnerie sont complexes et constituent un passionnant sujet d’étude qui n’a été me semble-t-il que partiellement étudié. Contrairement à Mussolini et à Hitler, Salazar veut apaiser son pays, le replier sur lui-même, le mettre à l’écart des agitations du monde ; pas question donc de se lancer dans la moindre aventure, dans la moindre conquête. Excellent rédacteur (ses discours ressemblent à des cours universitaires) et mauvais orateur, il est à l’opposé de la grandiloquence de Mussolini et de l’hystérie de Hitler. Sa méthodologie politique est tout en retenue. Ses discours sont froids, ciselés, austères. Ce grand travailleur vit modestement et évite autant que possible toute publicité. Il impose un style très particulier et très différent de celui des dictateurs d’alors. Il est également le seul d’entre eux à posséder une formation universitaire, par ailleurs de très haut niveau. Et au cours de ses études, Salazar a toujours été le meilleur de sa promotion.
Durant les années qui précèdent la guerre puis au cours de la guerre, Salazar semble vouloir toujours plus éloigner son pays du reste du monde, l’isoler et l’immobiliser. Il prend ses distances non seulement envers l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste mais aussi envers l’alliée de toujours, l’Angleterre. L’axe de sa politique est alors de « portugalizar » l’Estado Novo, d’atténuer voire de supprimer les fièvres partisanes, d’en finir avec toute passion politique dans un pays où entre 1908 et 1921 ont été assassinés : un roi (D. Carlos I), un président de la République (Sidónio Pais), un Premier ministre (António Granjo) et celui qui est à l’origine de la 1ère République (António Machado de Santos).
Alors que les totalitarismes s’imposent un peu partout en Europe et que le monde s’achemine vers la guerre, Salazar fixe deux objectifs : 1. Immuniser l’Estado Novo contre les totalitarismes mais aussi contre la démocratie, en particulier anglo-saxonne et surtout américaine. 2. Préserver l’intégrité de l’Empire portugais. Cette double défiance envers les totalitarismes et les démocraties procède des origines même du régime, un régime non pas né d’un enthousiasme mais d’un désenchantement et de l’affirmation d’une originalité parmi les modèles politiques. Les oscillations de Salazar (en particulier durant les phases les plus critiques de la guerre dans l’Atlantique) finissent par se révéler payantes. Sans avoir de sympathie pour le chef de l’Estado Novo, on peut lui reconnaître bien des talents, et principalement en politique étrangère et en diplomatie (surtout dans les années 1930-1940), la diplomatie étant l’arme suprême de ce petit pays doté de très faibles moyens économiques et militaires.
Lorsque Salazar déclare la neutralité du Portugal au début de la guerre, il a d’abord en tête la survie de son pays en tant que nation et celle de l’Empire portugais, soit : outre le Portugal continental et les archipels des Açores et de Madère : les possessions d’Afrique (Angola, Moçambique, Guiné, Cabo Verde, São Tomé e Princípe) et d’Asie (Macau, Goa, Damão, Diu, Timor), le Brésil étant indépendant depuis 1822. Pour défendre ces territoires disséminés sur plusieurs continents, Salazar ne dispose que de très faibles moyens et l’alliance avec l’Angleterre lui est vitale, une alliance qui, de fait, subordonne le Portugal à son alliée. Au début de la Deuxième Guerre mondiale Salazar réaffirme cette alliance. Mais au-delà de cette option politique (tolérée par Hitler), la neutralité portugaise est dictée par la volonté de défendre l’Empire portugais, un empire transocéanique et pluri-continental. S’engager aux côtés des Alliés c’est risquer une invasion de la péninsule ibérique par Hitler, en particulier du Portugal, avec une éventuelle participation espagnole. S’engager aux côtés de l’Axe c’est risquer de voir les îles de l’Atlantique capturées par les Alliés – à commencer par l’archipel des Açores et Cabo Verde. Par ailleurs, sans la protection anglaise, l’Angola et le Mozambique risquent d’être annexés par l’Union d’Afrique du Sud. De fait, par cette protection, l’Empire portugais peut être envisagé comme un sous-ensemble du Commonwealth.
Outre ses talents personnels, Salazar a trois cartes en main pour maintenir son pays dans la neutralité : 1. Le Pacto Ibérico qui servira épisodiquement à Franco pour ne pas avoir à s’allier à l’Axe. L’Estado Novo appuiera Franco au cours de la guerre civile de 1936-39 et sera le premier pays à signer un accord commercial avec le régime franquiste. 2. L’archipel des Açores et ses neuf îles, plate-forme vitale dans la guerre de l’Atlantique. 3. Le wolfram dont le Portugal est le plus gros extracteur en Europe. Les capacités d’extraction de la Suède sont alors dix fois moindres.
En conclusion. Salazar sut louvoyer entre deux blocs ennemis et formidablement puissants alors que son pays toujours sur la défensive n’aurait pu se défendre contre la moindre attaque venue de l’un de ces blocs. La diplomatie fut sa seule arme pour éviter que son pays ne soit entraîné d’une manière ou d’une autre dans ce conflit mondial. Il sut par ailleurs et malgré la faiblesse de ses moyens conserver un empire dispersé. A Londres, il fut toléré mais il irritait volontiers, y compris Churchill, avec sa minutie légaliste, notamment sur les questions bilatérales. On peut comprendre l’irritation anglaise compte tenu des circonstances, mais Salazar avait des raisons qui n’étaient pas nécessairement celles de Churchill.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis