Lorsqu’on cite des philosophes juifs, on cite des philosophes qui furent aussi des théologiens (voir Maïmonide ou Judas Halévy) et des philosophes comme Spinoza ou Bergson. On se rend compte qu’il s’agit de deux types de philosophes juifs fort différents. Les uns ont formulé leur pensée dans une conceptualisation et un style religieux, en référence explicite à la tradition biblique du judaïsme. Les autres, plus nombreux, se sont occupés à l’occasion de questions théologiques mais essentiellement de systématisation de la philosophie générale, et leur origine juive n’est en rien explicite.
La sensibilité juive traditionnelle juge la philosophie comme dangereuse, cette sensibilité se voulant religieuse et dès les postulats. La philosophie quant à elle peut être soit religieuse, soit athée selon l’option du philosophe qui peut être éloigné des préoccupations propres à la pensée traditionnelle même s’il s’en rapproche par l’objet de la réflexion. De plus, la pensée traditionnelle, juive en particulier, se réclame volontiers de l’autorité scripturaire ou magistrale alors que la philosophie est autonome.
L’apikoros (Ἐπίκουρος, soit l’épicurien) est le plus grand danger pour la tradition juive, car c’est un danger plus subtil que celui que représente le païen ou le Cyrénaïque – soit l’épicurien au sens courant du terme, celui de l’école d’Aristippe de Cyrène qui s’adonne à la recherche des plaisirs matériels ; il est spectaculaire, donc inoffensif. Le plus grand danger vient donc de l’apikoros qui fait de la jouissance intellectuelle le but suprême de la vie. Le judaïsme met l’accent sur l’importance de la connaissance mais pas sur la connaissance comme fin en soi, perdue dans la contemplation d’elle-même. Pour le talmudiste pharisien, la connaissance n’est qu’un moyen, celui de la justification de la présence humaine devant Dieu par l’accomplissement d’un ordre de conduite donné : la Torah.
Mais s’il y a une différence de nature entre la pensée traditionnelle du judaïsme et la philosophie comme recherche autonome, comment se fait-il que tant de grands maîtres du judaïsme aient été des philosophes ? Cette question désigne en particulier Maïmonide. Un théologien n’est-il pas comme tel un philosophe et rien qu’un philosophe, même si son style est celui d’un exégète ? Maïmonide est par ailleurs l’une des plus hautes autorités des sciences talmudiques, de la scolastique donc.
Mais qu’est-ce que la philosophie ? Ce terme désigne conjointement deux réalités : une attitude de la pensée (« une méthode ») et une science (« un savoir »). L’attitude qui exprime une forme précise de l’engagement de l’homme comme être pensant est commune à tous les philosophes ; mais du point de vue de la science (philosophique), ils sont différents suivant les systèmes. « Le projet général de la philosophie est la connaissance du monde dans la perspective d’une compréhension de la destinée humaine ». Sa forme élémentaire, pré-philosophique, est la méditation. La philosophie devient une science, un savoir, quand elle prend au sérieux la pensée elle-même – soit le problème de l’élucidation des moyens de connaissance. Alors seulement elle peut se constituer en système. L’attitude philosophique est commune à tous les systèmes, que leurs auteurs soient croyants ou non. Ce qui diffère de l’un à l’autre est le savoir qu’ils dévoilent. Chaque système est… systématique, soit valable pour lui-même, profondément personnel, spécifique. Et c’est la dignité suprême de la philosophie : chaque système « se développe dans une logique où la grammaire de la pensée se refait complètement », avec sa propre logique.
La pensée de la tradition se présente comme concernant un ensemble humain précis, concret, un peuple voire l’humanité. « Elle prend appui sur la signification de l’histoire collective pour conclure pour l’individu ». La Torah (un code de préceptes) s’ouvre sur des récits historiques, ce dont le philosophe ne peut que faire abstraction. La pensée traditionnelle est communautaire (anonyme donc), contrairement à la pensée philosophique et ses systèmes, inséparables des individus qui les ont édifiés. Notons au passage que le système philosophique a une force de déduction particulière qui tient au fait que « les handicaps éventuels de l’héritage du passé sont facilement rejetés en marge de ses discours. »
La pensée traditionnelle est hors système, hors toute dialectique particulière. Son degré d’universalité dépasse le propos philosophique. Par exemple, il n’y a pas de peuple hégélien… Il n’y a pas de « philosophies juives », « mais une sagesse anonyme qui, pour postuler une exégèse systématique, n’en est pas moins indépendante en droit et en fait de cette exégèse elle-même ». Léon Askénazi poursuit, et c’est la clé de voûte de cet article : « Alors que chez le philosophe, contenu de vérité et système d’exposition sont étroitement liés, enchaînés l’un à l’autre, chez le sage juif, qui est avant tout un exégète de l’Écriture telle qu’elle fut antérieurement donnée aux Hébreux, la référence au contenu de savoir impliqué par l’Écriture est le critère de contrôle de sa propre pensée. Il y a un abîme entre ces deux attitudes intellectuelles ». Et il y a plus : le système philosophique consiste pour l’homme (qu’il soit croyant ou non) à parler à la place de Dieu alors que par nature ou par révolte il est coupé de Sa révélation. Les systèmes varient presque à l’infini, pourrait-on dire, et chaque philosophe se tient strictement dans son cadre.
La philosophie a un début dans l’histoire de la pensée humaine. Pour les peuples non-juifs, elle marque une sortie de la mythologie ou du paganisme. Il s’agit d’une pensée seconde, secondarisée. Autrement dit, à un certain moment de son histoire, l’homme ne se borne plus à penser pour croire, il pense sa propre pensée, soit son développement, et la critique, une critique qui a engendré tous les problèmes de la philosophie, des problèmes théoriques mais non moins réels ainsi qu’en fait foi le contenu universel de la raison.
Le moment où cette seconde pensée apparaît constitue un des sommets de la civilisation grecque. Ce moment s’inscrit dans un contexte historique très précis (limité donc), une mutation qui se hausse à l’échelle de la raison universelle et qui devient irréversible. Ses effets sont encore clairement perceptibles dans notre monde. Chaque fois que dans une autre société les mêmes facteurs conduisent les hommes à la tentative philosophique, ce sont d’abord les perspectives et les catégories conceptuelles grecques qu’ils sont menés à redécouvrir. Mais en regard de ces phénomènes, la société traditionnelle d’Israël ne constituerait-elle pas un cas particulier ? Cette société pose que non seulement Dieu existe mais qu’Il révèle à l’homme qui s’en enquiert ce qu’il faut savoir pour vivre la vie humaine.
Il faut replacer cette maturité grecque dans un moment caractéristique de l’histoire générale de l’humanité, sans oublier Israël. Que remarque-t-on ? La naissance de la pensée philosophique est contemporaine de la fin de la révélation biblique. « Socrate commence à enseigner, à dégager la pensée grecque de l’univers mythique, quand, en Israël, le dernier Prophète se tait », donc à l’apparition du judaïsme comme fidélité par la connaissance à l’enseignement (antérieur) de la prophétie hébraïque. Ce judaïsme tel que nous le connaissons par la pensée talmudique et kabbalistique « a la même cause circonstancielle que la philosophie dont la naissance est contemporaine », soit la fin de la Révélation qui affecte l’humanité, en Israël par la religion juive « fondée » par Ezra, hors d’Israël par la philosophie grecque fondée par Socrate. Toutes les religions diversement dégagées du paganisme ou le reniant procèdent de la religion juive. Toutes les philosophies, classiques ou existentielles, procèdent de la problématique grecque – ou s’y réduisent. (Nous laissons de côté une troisième réaction, extrême-orientale, tout en notant que Bouddha, cette secondarisation « mystique », est contemporain d’Ezar et de Socrate.)
La fin de la Révélation affecte Israël mais aussi l’humanité. Les Hébreux avaient accepté l’Alliance de la Torah sous la contrainte de la Révélation, une contrainte qui cessa au temps d’Assuérus, de Mardochée donc. Précisons que la Révélation selon la Bible se manifestait par la parole et par l’événement. La Révélation a eu une portée universelle et, en conséquence, son interruption a eu une portée non moindre. Pourquoi ? Nous allons tenter une synthèse à partir de la tradition juive.
Cette notion de l’universalité de la Révélation s’appuie sur le fait que (voir les Midrashim qui s’y rapportent) tous les peuples via leurs élites participaient diversement à la Révélation dont les événements ont centralement concerné Israël. Parmi tant de manifestations de la Révélation, citons-en deux : La Révélation (par la parole) de la Torah au Sinaï, et la Révélation (par l’événement) avec le passage de la mer Rouge. La Révélation de la Torah au Sinaï se fit dans les soixante-dix langues des nations, « pendant qu’Israël la reçut et l’entendit dans sa langue propre ». Tous les peuples ont donc entendu la Torah mais ils n’en ont retenu que ce qui s’accordait avec ce qu’ils étaient, d’où « les sagesses antiques ». Et c’est précisément contre ces dernières que le philosophe (qui n’était pas issu du peuple d’Israël) prit ses distances et au moment précis où toute révélation ayant cessé la mythologie (« les sagesses antiques ») devint hermétique à ses propres adeptes. Le Sage grec qui avait gardé la raison ne put qu’être philosophe, à la recherche d’une sagesse hors de la Révélation, de sa révélation qui n’était que mythologie. On voit donc que son aventure ne pouvait avoir aucun objet pour Israël dans la mesure où étaient perpétués les contenus de la parole biblique. Il ne peut donc y avoir de philosophie « juive » tant que la Bible est comprise et que s’opère le passage du souvenir au savoir par le Talmud et la Kabbale. Le philosophe juif ne peut être que révolté ou ignorant de sa Tradition. Et que signifie la Révélation (par l’événement) avec le passage de la mer Rouge ? Elle signifie que lorsque Dieu intervient et bouleverse un ordre naturel, donné, c’est universellement que cet ordre se trouve bouleversé ; et lorsqu’Il cesse d’intervenir, c’est universellement que le monde physique prend un aspect auquel le philosophe sera exclusivement sensible, d’où l’émergence de la pensée philosophique comme corollaire de la conscience philosophique. « Mais doit-on s’étonner de ce que l’homme de Judée, dans la lucidité d’une mémoire perpétuellement renouvelée par l’étude d’une parole qui n’est hermétique qu’à l’ignorant, ait gardé du monde une vision autre, plus ample, plus totale ? Que, capable de réflexion, sa sagesse “s’accorde” cependant avec l’univers spirituel de la Bible ; que, capable de science, sa doctrine se développe hors des étroites limites d’un scientisme superficiel, qu’il soit épicurien ou positiviste ; que capable d’affectivité religieuse, il n’accepte point pour autant de croire à n’importe quoi ? »
Il y a une philosophie juive avec la Torah qui explique l’histoire et enseigne l’ordre du comportement, le Talmud avec la morale, la Kabbale avec la métaphysique, avec une continuité du savoir et, surtout, le dévoilement de la compréhension. Et lorsque le Juif, au contact comme tout homme de la problématique de la pensée universelle et de l’état de son développement, s’adresse à la communauté universelle par sa propre communauté, il trouve le philosophe juif : Maïmonide, Juda Halévy ou le Maharal de Prague pour ne citer qu’eux.
Olivier Ypsilantis