21 avril. Petit-matin jaune à Yazd. Tôt le matin, dans le hall kitsch de l’hôtel avec ses plafonds extraordinairement compliqués ; le mobilier est pachydermique. Il y aurait un reportage à faire sur le kitsch iranien. Je lis ‟Introduction to the Holy Gâthâs” d’Ebrahim Poure Davoud (traduit de l’iranien par D. J. Irani), un reprint de 1927. Dans la préface, on peut lire : ‟Not one of the writers and authors of Iran ever thought of making researches regarding the ancient faith of their country, although such researches are of vital importance in the cause of philology, in the cause of our literature and history of Iran. In the Arabic and Persian books which have come down to us and which have happened to make mention to the ancient faith of Iran, yo will find nothing but imaginary, biassed and impassioned statements. For instance, the dictionaries call the Avesta the sacred book of Abraham ! In historical works Persian authors expressed joy and rendered thanks to the Almighty of the fact that the hostile Arab hordes overran Iran and pillaged and made desolate that prosperous land of our forefathers, and took the ladies of our Royal House of Sassan into captivity, and bought and sold them as slaves in the market-place of Medina. They expressed joy at the extinction to the ways and customs of our forefathers whom they called « fire worshipping geubres » !” Deux remarques : les études sur les Zoroastriens ont heureusement avancé depuis la rédaction de ce texte ; de nombreuses fantaisies circulent néanmoins à leur sujet. Ce passage souligne ce qu’a représenté l’invasion arabe, à partir de 637. Elle fut particulièrement terrible pour les Zoroastriens considérés comme des païens, des adorateurs du feu.
Le lien suivant, ‟L’Iran sous la domination arabe (637-874)” de Jean-Paul Roux (un nom incontournable pour ceux qui s’intéressent à la Perse, à l’Iran) rend compte de l’importance du chiisme pour l’Iran, une religion dissidente, née au sein du monde arabe, rappelons-le, mais ultra-minoritaire et dont les Perses se saisiront pour affirmer leur esprit national :
http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/l_iran_sous_la_domination_arabe_637-874.asp
Vaincus militairement, les Perses, supérieurs aux Arabes en tout, se devaient d’affirmer leur spécificité, ce qu’ils feront.
Un Iranien, sourire aux lèvres et voix douce : ‟L’embargo nous oblige à bouger, à faire fonctionner notre imagination, à faire preuve de créativité. Regardez les pays arabes, ils vivent des rentes du pétrole et ne créent rien. Certes, l’embargo a des inconvénients mais il nous fortifie ; et la place laissée vacante par les Occidentaux — vous les Français, en particulier — est vite prise par d’autres, à commencer par les Chinois”.
Désert salé du Dasht-e Kevir. Ispahan est à trois cents kilomètres. Au pied d’une montagne, une oasis ; je suis bien en Asie avec ce vertige géologique, ce silence de pierre et de poussière. Un petit aqueduc. Arrêt dans un champ de pistachiers. Le pistachier m’évoque le figuier avec le graphisme de son tronc et de son branchage d’un gris métallique. Les canaux d’irrigation (acequias dirait l’Espagnol) sont pleins à ras bord, ils débordent même. On y entend l’eau couler. Je suis d’autant plus ému que l’Espagne les a abandonnés pour le goutte-à-goutte (goteo).
Kharanaq (province de Yazd), village fortifié en adobe et pisé partiellement abandonné. Des carrés de cultures dans un paysage lunaire. Un jardin sauvage dans lequel prospèrent des grenadiers. Je marche le long d’un canal d’irrigation où l’eau murmure. Des paysans retournent la terre de leurs parcelles à gestes lents et larges. Dans ces ruines, je pousse des portes, passe la tête par des ouvertures, me glisse, surprend un détail ou un élément d’architecture. Les briques disposées sur chant donnent un aspect nervuré aux coupoles et aux voûtes en plein-cintre. J’aime ce règne du minéral, j’y respire à pleins poumons. Fini l’asthme et l’angoisse à la nuit tombante dans les vallonnements humides de France. Outre cette partie en ruine encore habitée il y a peu, Kharanaq comprend un quartier neuf mais sans intérêt. En déambulant dans ce village fantôme, je pense à Belchite, en Aragon, à ce village détruit au cours de l’été 1937 ; ci-joint une suite de photographies montrent Belchite tel qu’il est aujourd’hui :
http://www.kuriositas.com/2010/08/belchite-ghostly-reminder-of-spanish.html
Une vue du village abandonné, en adobe et pisé, de Kharanaq.
Sur la route. En observant ces structures géologiques et leurs coloris, on devine d’immenses richesses. Là-bas, des strates verdâtres, comme de l’olivine ou de la serpentine. Partout des strates ondoyantes, fracturées, basculées, dispersées et parfois illisibles tant elles ont été brouillées.
Chak-Chak, grotte et sanctuaire de Pir-e Sabz, le plus important lieu de pèlerinage zoroastrien au monde. Ci-joint, un lien (en anglais) à la très riche iconographie donnera au lecteur une vision précise de ce site, guère remarquable en tant que tel mais implanté dans un paysage d’une écrasante beauté :
http://www.heritageinstitute.com/zoroastrianism/worship/piresabz.htm
Ce lieu de culte est surmonté par une paroi rocheuse plutôt inquiétante dans cette région sismique, d’autant plus qu’une partie de cette paroi a tendance à se rabattre comme une vague. Tout en imaginant le pire, je goûte un peu de fraîcheur à l’ombre d’un bel arbre sorti du rocher. Une légende se rattache à ce haut lieu du zoroastrisme et explique la ferveur dont il jouit. Selon cette légende, c’est à Chak-Chak que Nikbanou, la deuxième fille du dernier souverain pré-islamique (l’empereur sassanide Yazdgard III), acculée par l’envahisseur arabe, se mit sous la protection d’Ahura Mazda. La montagne s’entrouvrit et Nikbanou put ainsi échapper à ses poursuivants. Rappelons que Yazdgard III régna sur la Perse de 632 à 651. Il fut défait à deux reprises par les Arabes : à Qadisiya (en 637), au sud de Bagdad ; à Nehavend (en 642), en Iran, dans la province du Hamadan, une défaite qui marqua la fin de l’Empire sassanide. Yazdgard III se réfugia à Merv (aujourd’hui au Turkménistan) où il fut assassiné.
Vertige : un parfum d’encens venu du sanctuaire me replace en Inde et à Mauritius, dans ces temples où j’entrais d’abord pour la fraîcheur. Je pense aux Parsis d’Inde, ces Zoroastriens qui choisirent de fuir l’invasion arabe. Ci-joint, un article rend compte de leur déclin démographique :
Le sanctuaire offre peu d’intérêt mais il est frais et odorant. En moi-même j’adresse une prière à Ahura Mazda, aux tenants de cette religion antique entre toutes qui s’efforcèrent de résister aux envahisseurs musulmans. Ce parfum d’encens me fait entrer dans une sorte de syncope où les temps fusionnent. Au mur, dans un cadre, une reproduction de la tombe de Cyrus II l’Achéménide, à Pasargades. Sur la porte en métal doré et à double battants, des Immortels comme on en voit sur la rampe qui mène à l’Apadana de Persépolis.
La route. Des montagnes avec toutes les nuances de l’ocre rouge ardent à l’ocre jaune ardent, avec des rehauts vert antique dans les replis. Comment encore aimer les paysages mous et gras où sévissent l’asthme et les rhumatismes après avoir contemplé de tels espaces ? Du sable à l’assaut d’une montagne, une immense vague ; puis des étendues parfaitement plates couvertes d’un cailloutis gris, comme après une éruption volcanique. Des carrières d’argile puis des briqueteries sur des hectares et des hectares. Deux tours du silence.
Arrivée à Meybod, une petite ville d’environ soixante mille habitants dans la province de Yazd. Le long d’une avenue et plantées à intervalles réguliers sur le terre-plein central, des représentations de tulipes au centre desquelles figurent les portraits des Martyrs — tel est le nom donné à ceux qui tombèrent par centaines de milliers au cours de la guerre Irak-Iran, de septembre 1980 à août 1988. Visite de la forteresse de Narin Qaleh. Vue panoramique sur la ville. Une homogénéité d’ensemble avec cette tonalité dominante : le brun clair du pisé. Petit air Art déco des tours de vent avec leurs minces et longues ouvertures verticales. Des jardinets où pousse le grenadier. Ici, les tours de vent sont plus nombreuses que les minarets ; à Téhéran, les banques sont plus nombreuses que les mosquées. Les mosquées de Meyrod sont repérables à leurs coupoles recouvertes de faïence bleue, autant de points de fraîcheur dans ces ocres assoiffés. Visite d’une glacière du XVIIe siècle : vestige d’un complexe caravanier, cette immense coupole conique partie du sol et toute en briques abrite une cuve conique légèrement tronquée dont les dimensions sont proches de celles de la coupole. Contenance de cette cuve à glace : plus de trois cent trente mètres cubes. Le soir, démonstration de zurkhaneh, un sport iranien millénaire. Pour les curieux, de nombreuses vidéos sont consultables en ligne. Ci-joint, un aperçu non formel tourné dans une maison de la force, à Téhéran :
https://www.youtube.com/watch?v=7LUwjD2PpCQ
(à suivre)
Olivier Ypsilantis