19 avril. Kerman. Visite du complexe safavide de Ganj Ali Khan. Le magnifique iwan à dominante bleue avec saturation de motifs géométriques floraux. Cour carrée avec quatre iwan, ce qui donne à l’ensemble une forme cruciforme. Les motifs de la céramique aux murs et ceux des tapis se répondent intimement. Beauté du coufique géométrique —comme des circuits imprimés.
Le formidable répertoire de la brique, de ses possibilités quasi-illimitées à partir d’un alphabet simple. Visite du bazar. Beauté de la palette des épices. Devant ces produits de la nature, comme devant un arbre ou une source dans le désert, on croit en Lui sans retenue et on Le remercie. Le bazar de Kerman réputé pour ses épices est l’un des plus beaux d’Iran. Visite du complexe safavide de Ganj Ali Khan puis du complexe Vakil et son hammam, l’un des plus beaux du pays. Sobriété, stucs blancs réticulés, plinthes en céramique émaillée d’une extraordinaire densité décorative à dominante bleue. Partout la présence de l’octogone : bassins et lanternons qui se répondent. Des filets de céramique de couleur soulignent les nervures des voûtes. Au cours de ces dernières décennies, de nombreux hammam ont été convertis en maisons de thé. On joue des airs cristallins et entraînants avec un santur (cithare sur table classée dans les instruments à cordes frappées) qu’accompagne un large daf (tambour sur cadre lié à la tradition persane, comme le zarb) et une voix scandée. Et tout en les écoutant les yeux mi-clos, légèrement enivré par la fatigue du voyage, je vois des cavaliers mèdes et parthes évoluer dans des immensités arides et soulever dans leur galop des nuages de poussière jusqu’à une hauteur considérable.
Sur la route. Départ de Kerman. A nouveau de formidables formations géologiques et des champs de figuiers strictement alignés. Sur la route de Yazd, Yazd entre deux déserts, le Dasht-e Kevir et le Dasht-e Lut ; Yazd à mi-chemin entre Ispahan et Kerman ; Yazd ville-étape sur l’axe caravanier (aujourd’hui routier) qui conduit à l’Afghanistan et au Pakistan. Contrairement à tant d’autres villes d’Iran, Yazd a été épargné par les hordes mongoles de Genghis Khân, au XIIIe siècle, puis par celles de Tamerlan, au XIVe siècle. Mais l’invasion afghane, au XVIIIe siècle, mettra fin à sa prospérité. Un Iranien me présente les Bahaïstes comme des agents d’Israël. Il déclare qu’Israël est un loup mais qu’il y a pire qu’Israël : l’Arabie saoudite et le wahhabisme, ‟une caricature de l’islam”. Tiens, tiens…
Le ciel se couvre et l’espace n’est plus que poussière. Habitat parcimonieux et pauvre. Brique, parpaing et pisé. Pleuvra-t-il ? On aperçoit parfois au bord de la route la carcasse d’une voiture installée sur un piédestal en béton. Il pourrait s’agir d’un monument commémoratif érigé par les parents du défunt — et je pense aux animitas de carreteras, au Chili, expression d’une religiosité populaire — ou d’un avertissement aux conducteurs (la route est très meurtrière en Iran) ou les deux à la fois. Au loin, rapides, des volutes de poussière. La plaine de plus en plus plate, de plus en plus grise, comme de la cendre déposée par une éruption volcanique. L’horizon couleur de plomb avec, par endroits, une colonne torse de poussière jaunâtre. Yazd, cent quinze kilomètres. Un caravansérail du XVIIe siècle à l’abandon. Ci-joint, un excellent lien de La Revue de Téhéran (N° 25, déc. 2007) intitulé ‟L’histoire des caravansérails et des relais de poste en Iran” :
http://www.teheran.ir/spip.php?article90
Nuit dans le caravansérail safavide de Zein-od Din (XVIIe siècle). Je ne pouvais espérer meilleur cadre pour rêver, une fois encore, au Désert des Tartares.
Le caravansérail de Zein-od Din, de forme circulaire.
Longue marche dans une plaine poussiéreuse et caillouteuse, parfaitement plate et parsemée de petites touffes d’herbe desséchée. A l’horizon, des chaînes montagneuses ébréchées. Les températures ici peuvent être insupportables ; pour l’heure, un vent frais m’enveloppe et le ciel a par endroits des douceurs armoricaines. En marchant vers le soleil couchant, je pense aux magnifiques pages descriptives d’Eugène Fromentin dans ‟Un été dans le Sahara” et ‟Une année dans le Sahel”. J’ai toujours lu Eugène Fromentin avec un immense plaisir. C’est en première année universitaire que je l’ai découvert, par ‟Dominique”, un roman à l’ambiance étouffante dans lequel je m’étais durablement identifié à Olivier d’Orsel. Je me retourne : le caravansérail (de la brique) dessine à présent un rectangle clair dans la lumière couchante. Derrière lui, une montagne dont les nuances s’effacent les unes après les autres ; je la vois à présent comme une vague gigantesque prête à tout engloutir. La lumière se fait aquatique et les derniers rayons poudrent de vert les montagnes.
M’informer sur le système du qanat sans lequel l’Iran ne serait pas ce qu’il est ; mieux que la muraille de Chine, ces réalisations représentent d’après les spécialistes la plus formidable somme de travail de l’histoire de l’humanité. A ce sujet, de nombreux et excellents liens ont été mis en ligne ; j’ai choisi le suivant, très synthétique et intitulé : ‟The Qanats of Iran” (activer Fig. 1 à Fig. 9) :
http://users.bart.nl/~leenders/txt/qanats.html
20 avril. Six heures du matin, sur la terrasse du caravansérail. Le jour ne s’est pas encore levé. La circulation des camions est ininterrompue ; c’est un serpent de lumières à perte de vue. Une demi-lune brille. Le caravansérail est circulaire avec quatre tours à moitié engagées dans une structure trapue. On m’a laissé entendre qu’il s’agissait du seul caravansérail circulaire du pays. Il est vrai que tous ceux que j’ai pu visiter ou apercevoir des fenêtres de l’autocar sont rectangulaires. La distribution intérieure de cette construction est remarquablement pensée, s’organisant autour de deux cours circulaires : une petite cour d’entrée conduit à la grande cour ; sur les côtés de cette première cour et en symétrie, des espaces en arcs-de-cercles étaient réservés aux animaux de trait et de bât. Autour de la cour principale s’organisent les chambres et le réfectoire. Au centre de cette cour s’élève un piédestal hexagonal (une figure particulièrement présente dans l’architecture iranienne) sur lequel on dressait une yourte au temps des caravanes.
Vers Yazd. Arrêt au bord de la route pour y étudier des qanats et leurs techniques d’entretien. Ils sont visibles d’assez loin, avec leurs remblais circulaires disposés autour de leur ouverture (au ras du sol). Ce qanat a été construit dans les années 1750. Son débit est de quatre-vingts litres à la seconde. Longueur d’origine, soixante kilomètres ! Son point le plus profond est situé à une quarantaine de mètres. Sur la route. Des hauteurs d’une pureté géologique me font accéder tout naturellement à la rêverie astrophysique. Ici, la terre souffre, avec ces poussées tectoniques et telluriques, horizontales, diagonales, verticales… Et le manque d’eau contraint l’homme à des travaux hors du commun.
Visite de deux tours du silence, à Yazd. Les Zoroastriens considèrent que les cadavres ne doivent souiller ni l’eau, ni le feu, ni la terre, autant d’éléments fondamentaux et sacrés ; aussi les plaçaient-ils dans les tours du silence afin que les vautours les dépècent, ce qui était vite fait. Les ossements nettoyés et séchés par le soleil étaient ensuite poussés dans un puits placé au centre de ces tours. Avec la croissance urbaine ce rite a été interdit et les Zoroastriens doivent inhumer leurs morts car les rapaces ayant déserté les tours, les corps exposés à l’air libre pourrissaient et viciaient l’air. De fait, du haut de l’une des tours, je puis voir le nouveau cimetière zoroastrien et ses tombes. A présent, la ville de Yazd compte environ six cent mille habitants et s’étend en limite des tours qui, à ce rythme, ne tarderont pas à être englobées dans la masse urbaine.
Les tours du silence de Yazd. La plus élevée était réservée aux femmes, l’autre aux hommes. L’édifice bulbeux flanqué de tours de vent (badgir) était destiné aux morts avant qu’ils ne soient transportés vers les tours du silence.
http://www.dailymotion.com/video/x38p83_iran-lieux-de-culte-zoroastrien-a-y_travel
Le gardien des lieux, un vieil homme à la peau desséchée, est un zoroastrien. Je caresse son âne avant de monter la rampe pour pénétrer dans l’enceinte pour hommes. J’en mesure le diamètre, une trentaine de mètres. L’enceinte est en pisé. Le sol est grossièrement dallé. Le puits central est partiellement comblé.
Visite d’un atelier-moulin à henné. L’espace dans ses moindres recoins est recouvert d’une fine poussière d’un beau vert antique. Elle sature l’air, ce que révèlent des lances de lumière venues d’un puits de jour. Deux antiques meules tournent, actionnées par un moteur. Des ouvriers assis en tailleur cousent des petits sacs encore bien blancs remplis de henné.
Visite du Temple du Feu, à Yazd. La construction date des années 1930. Transférée dans ce temple vers 1940, la flamme sacrée brûlerait depuis 470. Des prêtres l’alimentent avec du bois d’arbres fruitiers. On peut la voir derrière une large vitrine, dans un gros chaudron en cuivre. Au fronton de ce petit édifice de plain-pied et harmonieux, Ahura Mazda. Le bassin ovale. L’ensemble est soigné et bien arboré avec essentiellement des pins et des cyprès.
Marche dans Yazd, maisons basses en pisé, rues souvent arborées, rythme provincial. Yazd serait l’une des plus anciennes villes du monde. C’est aussi la grande ville d’Iran qui supporte le climat le plus aride ; c’est pourquoi chaque arbre est aimé et regardé comme un miracle, un don de Dieu. Visite de la mosquée Jameh (XIIe siècle – XIVe siècle) ; son iwan est le plus haut d’Iran. Une fois encore, mon regard analyse les structures des géométries, s’éprend de tonalités, savoureuses (certaines me mettent véritablement l’eau à la bouche) ou rafraîchissantes comme celles de ce merveilleux marbre opalin. Repos dans une pâtisserie du centre-ville, l’une des meilleures d’Iran, fondée en 1916 ; les douceurs y sont agencées avec un savoir-faire d’architecte et d’orfèvre. Ce lien conduira le lecteur vers le Haj Kalifeh Ali Rahbar & Partners Official Homepage :
http://www.yazd.com/features/hajikhalifeh/Hajikhalifeh.htm
Bagh-e Dolat Abad (Jardin du Gouverneur, à Yazd). Il est ceint d’un mur en pisé. Une tour d’enceinte est décorée d’un simple jeu de briques, comme dans l’art mudéjar. Un long plan d’eau que rythment des jets d’eau constitue la colonne vertébrale de cet ensemble. Le bassin est bordé de hauts pins aux troncs droits. Ce vaste quadrilatère est recouvert d’une herbe digne d’un pâturage normand. La tour de vent est remarquable. De fait, c’est la plus belle que j’ai pu voir dans le pays. J’en étudie le fonctionnement, à l’intérieur de la pièce où elle s’ouvre : au plafond, un octogone ajouré et cloisonné en huit triangles fortement isocèles qui s’élèvent jusqu’à plus de trente mètres. A une certaine hauteur, les côtés extérieurs de ces triangles s’ajourent suivant de minces verticales afin de capter l’air qui s’y engouffre et qui, parvenu en bas, atteint une telle force qu’en fermant les yeux on se croirait au bord de l’océan. Un bassin lui aussi octogonal répond exactement à l’octogone du plafond. Ci-joint, un article synthétique sur les tours de vent (bâd-jîr) d’Iran. Il est extrait du N° 24 (nov. 2007) de La Revue de Téhéran :
http://www.teheran.ir/spip.php?article112
Dans le Bagh-e Dolat Abad, à Yazd. On remarquera la haute tour de vent.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis