16 avril. Chiraz, province du Fârs, une province considérée comme le foyer de l’identité iranienne (Fârs a donné fârsi, la langue officielle du pays). C’est dans cette province que se trouvent Pasargades (voir le tombeau de Cyrus II), Persépolis et la nécropole de Naqsh-e-Rostam à laquelle je reviendrai. Le Fârs est la plus iranienne des provinces d’Iran. La fondation de la ville de Chiraz remonte aux Achéménides. Bien qu’épargnée par les hordes de Genghis Khân puis de Tamerlan (ses princes ayant préféré se soumettre d’emblée), la plupart de ses monuments ne datent que du XVIIIe siècle. Chiraz est aussi la patrie de deux poètes chers entre tous aux Iraniens : Saâdi et Hâfez. Ci-joint, deux liens de La Revue de Teheran (mensuel culturel iranien en langue française) dédiés respectivement à ces deux poètes majeurs :
http://www.teheran.ir/spip.php?article702
http://www.teheran.ir/spip.php?article448
A ce propos, deux livres m’ont été conseillés, excellemment traduits et commentés : ‟Le Divân” de Hâfez (Éditions Verdier poche) et ‟Le Jardin des Roses” de Saâdi (Éditions Albin Michel ou Éditions Robert Laffont).
Le mausolée de Hâfez, à Chiraz.
Marche dans Chiraz. La rivière Khoshk presqu’à sec. Je pense à des rivières d’Espagne, à des barrancos. La citadelle de Karim Khân, un énorme quadrilatère en briques avec tour cylindrique et trapue à chacun de ses angles. Les tours sont sobrement décorées suivant ce principe briques en retrait/ briques saillantes que l’art mudéjar a généreusement appliqué en Espagne, notamment à Teruel ou Zaragoza. La mosquée du Régent (Vakil), titre que s’accorda Kharim Khân lorsqu’il monta sur le trône. Vakil, un titre plus modeste que celui de Shâh, plus courant.
L’une de mes intuitions se vérifie avec ce voyage : l’islam (chiite en l’occurrence) n’est qu’un élément de la vie iranienne. Le passé pré-islamique n’est pas poussé en coin ou tout simplement gommé. Les passés achéménide et sassanide — un empire qui dura jusqu’en 651, année de l’invasion musulmane — sont cultivés. Le nationalisme iranien est décrié. Il faudrait commencer par étudier l’histoire de l’Iran, plus particulièrement son histoire aux XIXe et XXe siècles, pour en comprendre la spécificité. Le nationalisme peut avoir des effets bénéfiques : par exemple, il peut être un excellent contre-feux au djihadisme et au rêve de Grand Califat. Le nationalisme iranien pourrait s’avérer être une pièce maîtresse dans cette lutte. Pour l’heure, le Hezbollah, ennemi juré d’Israël et bras armé de l’Iran en Syrie et au Liban, est un hachoir à djihadistes. Mais la situation est si embrouillée et si mobile que je me garde de toute prédiction à ce sujet. J’observe.
Je reste convaincu que l’avenir de la région et du monde passera par l’Iran et Israël, par une entente entre ces deux pays si dissemblables et si méconnus, deux pays vilipendés par l’Union européenne qui penche toujours plus du côté arabe, pour cause de pétrole et parce que l’antisémitisme/antisionisme taraude les esprits et les cœurs.
Chiraz-Persépolis, soit une soixantaine de kilomètres en autocar. Sur les routes d’Espagne, je me dis souvent : ‟Je pourrais être en Iran” ; à présent, sur les routes d’Iran, je me dis souvent : ‟Je pourrais être en Espagne”. Même amplitude de l’espace. Et sur les marchés, on trouve généralement les mêmes produits.
Persépolis. Je ne cesse de penser à Mycènes tout en parcourant ce site ; non tant pour le site que pour les hauteurs qui l’entourent. Je ne vais pas me livrer à un descriptif des lieux tant il a été fait. Je note simplement que la base de certaines colonnes m’évoque une fleur de lotus inversée. Je note également l’omniprésence du cyprès, symbole iranien de l’Au-delà et de l’Éternité. Je crois surprendre ici et là une discrète influence égyptienne — l’Égypte, la mère de toutes les grandes religions. Darius le zoroastrien demanda que son empire soit préservé de la haine et des ennemis, du mensonge et de la sécheresse. Du mensonge…
Permettez-moi de refaire l’histoire, d’exprimer un vœu rétrospectif : si les Iraniens et les Romains/Byzantins ne s’étaient pas ainsi épuisés en luttes, on peut supposer que les Arabes (et leur religion) n’auraient pas rencontré un tel succès, que bien des pays n’auraient pas basculé dans l’islam, que le vieux fond perse aurait donné au monde une énergie incomparable et ouvertement lumineuse. La guerre entre Rome et l’Iran (parthe et sassanide) fut l’une des plus longues guerres régionales. Les deux empires en sortirent épuisés, d’où le succès fulgurant de l’islam. Les Arabes auraient été broyés dès le premier affrontement par ces descendants de Parthes. Ci-joint, un excellent lien sur l’Empire parthe et le conflit avec Rome :
http://miltiade.pagesperso-orange.fr/les_parthes.html
Et une présentation sommaire du cataphractaire :
http://schnucks0.free.fr/les%20cataphractaires.htm
Naqsh-e-Rostam. Sur la Kaaba de Zoroastre, un lieu de pèlerinage zoroastrien mais un édifice dont l’origine reste mystérieuse. Ne s’agirait-il pas d’une construction destinée à recevoir provisoirement les corps des Grands Rois en attendant l’achèvement de leur tombeau, en face ? Cette construction qui remonte à Darius I est remarquablement conservée et n’a subi aucune transformation au cours des siècles. Remarquables (et étranges) sont ses fausses fenêtres. Par ailleurs, sept bas-reliefs de la période sassante ont été sculptés dans le rocher : l’investiture d’Ardachêr I (considéré comme le fondateur de l’Empire sassanide) qui reçoit l’anneau de la royauté d’Ahuri Mazda ; la victoire de Bahrâm II ; le triomphe de Châhpûhr I (de loin le plus grand et le plus beau de ces bas-reliefs) qui montre sa victoire sur deux empereurs romains : Valérien et Philippe l’Arabe ; le relief équestre d’Hormizd II qui montre le souverain attaquant un ennemi (peut-être le roi d’Arménie, Tiridate II) ; deux bas-reliefs équestres de Bahrâm II ; l’investiture de Narsès (le souverain reçoit-il l’anneau de la royauté de la divinité Aredvi Sura Anāhītā ou d’une parente, la reine Shapurdokhtak ?) ; enfin, un bas-relief très endommagé qui pourrait représenté Châhpûhr II.
Les tombeaux royaux à Naqsh-e-Rostam.
Retour à Chiraz. Des étendues fertiles et, au loin, une formidable barrière géologique derrière laquelle, une fois encore, j’imagine le Désert des Tartares et la forteresse de l’Attente. Arrêt devant la tombe de Saâdi qu’entoure un jardin fleuri et parfumé. Autour d’elle, de nombreux jeunes, garçons et filles. Beaucoup nous sourient, nous saluent, nous interpellent : ‟Where do you come from ?” Des fleurs et des fontaines partout. Beaucoup de rires et de sourires autour de cette tombe. Un ami iranien nous lit des passages du ‟Jardin des Roses” dans l’édition Albin Michel. Des Iraniens et des Iraniennes font cercle autour de nous et tendent l’oreille ; puis quelques-uns et quelques-unes nous adressent des formules de politesse en français et en anglais.
Sur la tombe de Hâfez, l’autre grand poète national. Même ambiance mais dans un jardin et une architecture encore plus beaux. Le parfum de l’azahar, comme en Espagne, une fois encore. La tombe du poète est taillée dans ce merveilleux marbre aux tonalités opalines.
17 avril. Chiraz-Kerman. Le lac salé de Chiraz dont le sel est exploité par la Société nationale de l’industrie pétrochimique. Des amandiers et des oliviers. Visite du palais sassanide de Sarvestan (province de Sarvestan), à une centaine de kilomètres au sud-est de Chiraz. Il date du Ve siècle av. J.-C. et a été construit par Bahramgur. La dénomination ‟palais” semble surfaite pour désigner cette construction plutôt modeste. Il pourrait s’agir d’un ancien pavillon de chasse. Le passage du carré au cercle (coupole) par les trompes d’angles. Murs en pierres et coupoles en briques (plus légères). Je contemple les lointains. A présent, la masse des montagnes est telle que je quitte la dimension européenne et entre dans la dimension asiatique. Et, de fait, je commence tout juste à penser : ‟Je suis en Asie”. Nous nous dirigeons vers les grands déserts centraux iraniens, vers l’Afghanistan.
L’immense passé pré-islamique explique en partie la souplesse iranienne. L’islam n’est pas né chez eux mais chez des frustes qui ont imposé cette idéologie politico-religieuse à des peuples infiniment plus évolués qu’eux, à commencer par les Perses.
Des plaines fertiles aux verts vifs bordés de puissantes hauteurs arides et formidablement travaillées par l’érosion. L’érosion révèle des strates qui ont subi des basculements et en tous sens. Cette terre est torturée par des poussées telluriques. Je pense soudainement au Commandant Massoud et à la vallée du Panshir. De vastes étendues de jeunes figuiers (un mètre de hauteur environ) très ramifiés dès la base. Des figuiers encore mais plus grands. Leur feuillage printanier. L’autocar longe une immense vallée plantée elle aussi de figuiers dont le feuillage ne cache pas encore le graphisme — le figuier est l’un des arbres dont le branchage a le graphisme le plus nerveux et le plus dense ; c’est un branchage-idéogramme. Au bord de la route, des amoncellements d’amandes et de figues séchées — un camaïeu de fresque antique. Ces figues sont brun clair, très petites et comme cartonnées ; autant dire qu’elles ne sont guère appétissantes ; pourtant, il suffit de deux-trois coups de dents pour obtenir une pâte onctueuse.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis