Article écrit dans un café de Tel Aviv, à l’angle de la rue David Ben Gourion et de l’avenue Meir Dizengoff, par une journée de pluie battante et de vent violent.
Tout d’abord ce lien Akadem, une initiation à la richesse du sionisme avec Vladimir Jabotinsky, Martin Buber et David Ben Gourion :
http://www.akadem.org/sommaire/themes/histoire/2/1/module_6205.php
Et Pierre Itzhak Lurçat rend compte de la parution en France de l’autobiographie de Vladimir Jabotinsky :
Vladimir Jabotinsky (1880-1940)
Jabotinsky est probablement l’un des hommes politiques qui, aujourd’hui encore, plus de soixante-dix ans après sa mort, doit endurer les pires préjugés. Je ne suis en rien un spécialiste du sionisme et de Jabotinsky mais l’irritation (voire la haine) que suffisent à provoquer le mot ‟sionisme” et ses dérivés m’a très tôt convaincu qu’il me fallait étudier ce mouvement avec une attention particulière, en réaction contre l’ignorance et ses formidables prétentions.
L’œuvre de Jabotinsky est considérable ; aussi vais-je me limiter à un aspect précis et central de sa pensée avec le concept de nation.
Avant la Première Guerre mondiale, Jabotinsky consacra beaucoup de temps à l’étude de notions telles que le nationalisme, la race, l’État et autres sujets apparentés. Dans la Russie de sa jeunesse, ces questions étaient considérées comme vitales ; en effet, dans l’Empire des tsars vivaient de nombreuses nations d’importance diverse. Pour Jabotinsky, les Juifs des communautés d’Europe se tenaient à l’écart de la grande route où les nations s’avançaient majestueusement vers leurs destinés — je reprends le style de l’époque qui nous paraît aujourd’hui si emphatique. Il les a décrits comme des mendiants qui demandaient l’aumône et dans différentes langues… jusqu’à ce que paraisse Theodor Herzl, qui leur donna une conscience nationale. Ses appels enthousiasmèrent le Ghetto et constituèrent les premières victoires du sionisme qui, avec celles du Bund, apporteront l’espérance. En avril 1903, le pogrom de Kishinev alors capitale de Bessarabie accéléra cette prise de conscience du peuple juif.
En novembre 1906, à Helsingfors (Helsinski), se tint le Troisième Congrès sioniste russe au cours duquel furent acceptés sept principes fondamentaux. Grosso modo, ces principes réclamaient l’autonomie des peuples et des droits pour les minorités nationales de l’Empire russe, et pas seulement pour les Juifs. Plus généralement, Jabotinsky espérait que ce congrès aiderait tous les peuples (pas seulement ceux de l’Empire russe) à se libérer. Par ailleurs, une précision fut ajoutée, à savoir que tout Juif était de nationalité juive aussi longtemps qu’il n’avait pas (volontairement) prononcé son retrait de la nation juive. Jabotinsky fut l’un des maîtres-d’œuvre de ce congrès, il avait à vingt-six ans. Il en gardera une certaine fierté toute de sa vie.
Jabotinsky précisa sa conception de la nation et du sentiment qu’elle impliquait, à l’occasion de ses voyages : en Italie, en Suisse et plus encore à Vienne (en 1907), alors capitale de l’Empire austro-hongrois. A ces voyages s’ajoutèrent ses observations relatives à l’Empire ottoman dont la Palestine formait alors une province.
Le jeune Parti social-démocrate soutenait les revendications des nations de l’Empire austro-hongrois. Parmi les membres de ce parti, le Dr. Karl Renner, de loin le plus influent. En 1902, sous le pseudonyme de Rudolf Springer, il publia une étude intitulée : ‟Der Kampf der oesterreichischen Nationen um den Staat”, une édition augmentée du programme qu’il avait soumis à la Conférence du Parti social-démocrate, à Brünn (Moravie), en 1899. Cette publication aura une grande influence sur les Juifs de la diaspora, sur Jabotinsky particulièrement qui en approfondira les propositions.
Jabotinsky ne cherche pas à prouver que les Juifs constituent une nation — et ainsi justifier le sionisme — car c’est pour lui un fait acquis : il existe bien une nation juive, un peuple juif. Jabotinsky s’interroge sur la question de la nation en général. Il est d’accord avec Rudolf Herrmann von Herrnritt, ce n’est pas la loi qui peut répondre à la question : qu’est-ce qu’une nationalité ? Car ceux qui élaborent la loi sont partie prenante et ne peuvent prétendre à l’objectivité ; or, Jabotinsky s’efforce vers l’objectivité.
Jabotinsky n’a écrit aucun livre sur cette question. Aussi faut-il lire ses écrits pour rassembler des éléments susceptibles de traduire sa vision. Tout d’abord, il envisage le concept de ‟nation” et ses dérivés d’un point de vue ‟scientifique”, ‟ethnique”, sans aucun rapport avec le passeport qui définit la citoyenneté (citizenship). Selon cette vision ‟scientifique”, on parlera de nationalité anglaise, écossaise ou galloise et de citoyenneté britannique (British citizenship).
Avant de répondre à la question : qu’est-ce qu’une nation ? Jabotinsky expose deux théories destinées à cerner le concept : la théorie de l’origine (extraction) et celle du langage. Lors de son séjour à Vienne, il remarque que la théorie de l’origine ne peut suffire à définir une nation. La théorie du langage semble plus ‟scientifique”. Jabotinsky y prête beaucoup d’attention et cite à l’appui Rudolf Herrmann von Herrnrit, Karl Renner et Georg Jellinek. Il aurait également pu citer Max Nordau. Mais il ne s’arrête pas non plus à cette deuxième théorie, bien qu’il juge le langage comme fondamental pour définir une nation. Il remarque que des minorités sont amenées à parler la langue dominante, comme les Roumains de Hongrie. La langue vernaculaire (Umgangssprache) ne peut donc servir de critère. Il est fréquent que les membres d’une même famille utilisent entre eux une langue vernaculaire et à l’extérieur la langue véhiculaire (Mehrheitssprache). Il remarque que la plupart des familles tchèques de Vienne parlent le tchèque à la maison et l’allemand dans la rue, que la plupart des familles serbes de Trieste parlent le serbe à la maison et l’italien dans la rue. Où est donc le ‟colloquial language” ? se demande Jabotinsky.
Le critère des origines et celui du langage ne sont pas suffisants pour définir d’une manière ‟scientifique” ce qu’est une nation. Ces critères ne peuvent être négligés mais on ne peut s’en contenter. Il existe bien d’autres critères : la foi, les coutumes, les lois, etc. qui, pris ensemble, ne suffisent pourtant toujours pas à définir ce qu’est une nation. Jabotinsky ne se livre pas à un classement par ordre d’importance, il souligne simplement que tous ces critères nécessitent un territoire national pour s’accomplir. Autrement dit, une nation doit avoir son propre État pour vivre en tant que nation. Et Jabotinsky ajoute qu’une nation qui n’a pas son propre État ne cessera de l’espérer. En attendant, la nation créera des ‟États” artificiels (des sortes d’enclaves) en fonction des circonstances. Ainsi la nation juive élève-t-elle une barrière destinée à protéger sa vie religieuse, se constitue-t-elle en ghettos ou s’installe-t-elle dans un ‟East End”. Même cas de figure avec les Français et les Britanniques à Shanghai. Sur ce point précis, Jabotinsky s’accorde avec la théorie de Karl Renner, volontiers jugée par les intellectuels juifs comme une Personalitätstheorie : il suffit qu’un individu se considère de son plein gré comme membre d’une nation pour qu’il le devienne. Karl Renner insiste par ailleurs sur l’importance du centre (Kern), un territoire qu’une nation soit seule à occuper ou, tout au moins, sur lequel elle soit majoritaire.
Jabotinsky refuse cette opinion selon laquelle il n’y a pas de nationalité sans État. L’État n’est pas un but en soi ; il n’en divinise pas la nature. La raison d’être de l’État est de permettre de rassembler les attributs d’une nation. Désireux de cerner au plus près le concept de nation, Jabotinsky observe les deux écoles dominantes de son temps : celle de Hegel et celle de Marx. Il s’accorde avec Hegel pour reconnaître à chaque nation une psyché particulière, unique mais, une fois encore, il refuse toute déification de l’État et la totale subordination des individus ou des nations à l’État. De même, il refuse le principe du dictateur par lequel se manifeste l’esprit du monde, selon Hegel. Jabotinsky considère que tout homme est prince et roi et qu’il dépasse le citoyen. Les prérogatives de l’État doivent être strictement limitées. A l’instar de son professeur Maffeo Pantaleoni, Jabotinsky critique le marxisme mais avec le sérieux que mérite un classique. Il attaque le dogme majeur du matérialisme historique qui peut se résumer de la manière suivante : le facteur central du progrès est l’état des moyens de production dans une société donnée à un moment donné. Jabotinsky juge que cette remarque n’est pas fausse mais qu’elle reste insuffisante comme l’analyse marxiste qui, par exemple, n’a jamais pris en compte les facteurs naturels participant au développement d’une société, des facteurs que Friedrich Engel, lui, n’a pas ignorés.
Mais au-delà de ces insuffisances de l’analyse marxiste, il y a la psyché que Jabotinsky juge autrement plus importante que l’ensemble des moyens de production. Il affirme que tout le prolétariat du monde et de tous les temps n’a pas exercé une influence comparable à celle d’individus qui se sont appliqués à penser des questions telles que l’extraction des matières premières, leur transformation et la distribution des produits manufacturés dont ils procèdent. Faut-il voir là l’influence de Benedetto Croce ? Jabotinsky ‟psycho-marxiste” ?
Après s’être positionné par rapport à Hegel et Marx, Jabotinsky expose sa perception du développement de l’histoire sur le principe suivant : tout organisme vivant s’emploie sans cesse à satisfaire un besoin dans lequel on peut distinguer deux vecteurs tout à fait indépendants l’un de l’autre : la Nécessité (Necessity) et le Jeu (Play). Selon Jabotinsky, la Nécessité a une fonction défensive. Le stimulus est physique et ne peut être satisfait qu’à l’aide de choses tangibles. Quant au Jeu, il ne suppose dans ce cas aucune frivolité car il désigne l’effort qui tend vers autre chose que la simple survie biologique. Jabotinsky note que plus une société est évoluée, plus elle tend à positionner ses efforts sur ce deuxième vecteur. Ces deux vecteurs sont volontiers en contact et l’un peut cacher l’autre. Par exemple, la Grande Jacquerie, la révolte de Pougatchev ou la Révolution bolchévique ne s’expliquent pas seulement par la faim et la misère, on y trouve maints indices psychiques, un irrésistible désir de vérité et de justice. Il arrive qu’au cours de l’histoire la Nécessité soit sacrifiée au profit du ‟luxe”, du pas-vraiment-vital. Et Jabotinsky prend pour exemple les Indépendantistes irlandais allant à l’encontre de leurs intérêts tangibles et immédiats en soutenant Éamon de Valera. Plus caractéristique est l’histoire des Juifs qui sacrifièrent au long des siècles des intérêts matériels afin de ne pas trahir des principes spirituels. Pour Jabotinsky, c’est bien l’intellect ou la psyché qui influe le plus sûrement sur l’évolution historique. Il envisage les nations par le biais du psychic apparatus (soul) et du racial spectrum (body). Précisons que Jabotinsky rejette catégoriquement toute notion de race ‟pure”. Il considère cependant la race comme un facteur fondamental dans l’histoire du monde et des civilisations. Il existe des races bien qu’aucune ne soit ‟pure” ; toutes sont le produit de mélanges divers dans des proportions diverses. Le racial spectrum (ou racial recipe) : un dosage commun à la moyenne des membres d’une nation donnée. Inclus dans le ‟psycho physical parallelism”, la psyche et le racial spectrum, parallèles l’un à l’autre. Ce dernier détermine une mentalité particulière, la psychologie d’un peuple qui se laisse lire derrière la multiplicité des psychologies individuelles.
Dans son ouvrage ‟Race and Nationality”, Jabotinsky s’efforce de définir ce qu’est pour lui la nation absolue, un cas de figure. Il écrit : ‟Cette nation devrait vivre depuis des temps immémoriaux sur un territoire aux frontières précises, une île de préférence, capable d’accueillir tous les membres d’une nation, sans exception. Il serait par ailleurs préférable qu’il n’y ait aucune minorité à l’intérieur de ces frontières. Cette nation parlerait une langue radicalement différente de celle des nations frontalières. Mieux encore, une langue radicalement différente de celle de toutes les nations du monde, une langue issue de cette nation elle-même, une langue qui reflèterait toutes les étapes de ses pensées et de ses émotions. Cette nation pratiquerait une religion nationale, non empruntée, comme l’islam en Iran mais issue d’elle depuis les temps les plus anciens comme le bouddhisme en Inde ou le judaïsme des Juifs. Enfin, cette nation serait en possession d’une tradition ininterrompue partagée par tous ses membres depuis la plus haute Antiquité”. Jabotinsky ne perd jamais de vue qu’il s’en tient à un cas de figure, à un ‟idéal” de nation, mais il n’en affirme pas moins que ce que nous pouvons observer se rapproche plus ou moins de ce type ‟idéal”.
Une telle conception de la nation peut être qualifiée d’occidentale. Pour Jabotinski, les réponses d’Ernest Renan et de Pasquale Stanislao Mancini (voir ‟Della nazionalità come fondamento del diritto delle genti”) sont les meilleures. Jabotinsky ne suit pas cette tendance XIXe siècle qui personnalise la nation ; il ne le fait qu’occasionnellement pour des raisons esthétiques car ce qu’il nomme ‟nation” n’est en rien fixe et nettement circonscrit. C’est une notion hautement subjective que ne suffisent à définir ni une langue ni une origine ni un territoire. Par ailleurs, le sentiment qui définit ce qu’est une nation ne peut en aucun cas contraindre l’individu ; celui-ci est libre de joindre un peuple donné ou de s’en séparer. Cependant, une fois qu’il l’a rejoint de son plein gré, sa décision doit être entérinée officiellement, solennellement même par la nation choisie, une procédure nécessaire dans la mesure où l’appartenance à une nation implique des droits mais aussi des devoirs. Jabotinsky insiste sur le nécessaire sentiment d’appartenance à une nation car ce sentiment est porteur d’un idéal commun à promouvoir et à défendre. Et Jabotinsky rejoint une fois encore Karl Renner, lorsqu’il déclare qu’un individu peut à tout moment quitter la nation qu’il a décidé d’intégrer. Jabotinsky insiste toutefois sur un point : la décision d’intégrer un peuple doit être parfaitement honnête, il ne s’agit pas de jouer sur plusieurs tableaux, de manger à plusieurs râteliers en continuant à servir ceux dont on s’est détaché. Un tel choix doit être envisagé aussi sérieusement qu’une conversion religieuse. Dans tous les cas, une autorité compétente doit le ratifier et l’accompagner.
Pour Jabotinsky, les Juifs sont de par leur substance et leurs attributs l’archétype de la nation, un peuple à la recherche d’un État depuis des millénaires, un peuple dispersé qui plus que tout autre s’est efforcé de maintenir vivant un message en s’isolant dans des ghettos ou des ‟East Ends”. Jabotinsky est l’un des penseurs les plus méconnus du sionisme et il endure de ce fait les pires préjugés. Jabotinsky doit être redécouvert. Sa conception originale de la nation en général — et de la nation juive en particulier — mérite notre attention, à l’heure où l’idée de nation est considérée comme une vieillerie, une insanité même lorsqu’elle se rapporte à Israël, la nation archétype.
Afin d’amplifier ce texte, je recommande un excellent article mis en ligne par le Mouvement des étudiants sionistes, “Tugar de France”, qui replace Jabotinsky dans l’immense diversité du mouvement sioniste :
http://betar.free.fr/tagar/textesjabo.php?ID=11
Enfin, un extrait des souvenirs de Jabotinsky a été mis en ligne par le blog ‟Vu de Jérusalem” : ‟Jabotinsky, les Juifs sépharades et la civilisation occidentale” :
Vladimir Jabotinsky, plus connu sous son nom hébraïque de Zeev Jabotinsky
C’est vrai, j’aurais pu signaler son prénom, Zeev, au moins une fois. C’est une négligence de ma part. Merci de l’avoir rappelé, Ami Artsi.