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Variations sur Ernst Jünger – 2/2

L’œuvre d’Ernst Jünger, une palpitation immense de l’analyse à la synthèse, de la synthèse à l’analyse, une plongée dans les féeries de l’observation. L’œil et l’esprit fervents, il rêve l’organisation spirituelle de la société. Il affirme que l’intérêt porté aux très petits, aux insectes par exemple, fait que le monde devient immense, une pensée chinoise à sa manière.

Dans l’instant créateur, quelque chose se produit qui ne peut être annulé : la présence de l’instant qui est tout le passé et tout l’à-venir. Le temps n’est plus linéaire, avec au bout le trou du néant au-dessus duquel se penchent les intellectuels. L’œil vide, ils susurrent le Rien parce qu’ils partent de la rationalité, parce qu’il y a en eux une baisse tout simplement vertigineuse de l’instinct et de l’intuition, une anémie. Pour Ernst Jünger, l’au-delà est sensation et non déduction ou pari pascalien. Sa croyance en une vie après la mort n’est pas apprise, elle n’est pas le fait d’une religion, elle lui vient une fois encore de l’attention la plus haute. Par l’attention et en l’attention, il se produit quelque chose qui ne peut être annulé, quelque chose qui nourrit le rêve et qui en retour se nourrit de lui. Ernst Jünger considère la mort dans l’apaisement. Jamais il ne la retourne contre la vie. Il ne cultive pas le pessimisme, il ne pose pas, il prend note de l’ambivalence des symboles : dans la forêt, la vie et la mort sont inextricablement liées.

Ernst Jünger et Andrei Tarkovski : une communauté d’ambiance. En 1918, alors que gravement blessé il s’enfonce dans un demi-sommeil, un rêve le pacifie et lui délivre la confiance : il est étendu avec sa mère dans une prairie qui se fait couverture ; sa mère l’en couvre.

“Je suis un homme qui, hors du cadre militaire, ne pourra jamais s’insérer dans une collectivité”, écrit-il. Le cadre militaire est un cadre a priori neutre, hors du champ politique. A Paris, Ernst Jünger eut tout loisir d’observer les rapports entre le militaire et le politique puisqu’il fut chargé par le général Carl-Heinrich von Stülpnagel de consigner les rapports entre le Parti et la Wehrmacht – des documents aujourd’hui détruits. L’armée politique exige de l’homme bien plus qu’une discipline, qu’une participation à des dispositifs techniques, elle exige son âme. Chacun de ses éléments devient le tenant d’une idéologie, le représentant d’un parti. Et pour Ernst Jünger, seul compte l’individu. L’individu est d’abord un observateur et c’est sa liberté qui le fait tel.

Ernst Jünger définit ainsi l’anarque au cours d’un entretien avec Julien Hervier : l’anarque n’est pas un anarchiste, il n’en a pas les intentions et il est beaucoup plus affermi en lui-même. Il rend compte de son état d’anarque par cette belle remarque : “Je préfère dessiner une carte géographique plutôt que de jouer le rôle de poteau indicateur.”

Il y a chez Ernst Jünger une incapacité à la haine, une hauteur naturelle qui laisse les idéologies sans prise, qui place la densité événementielle au-dessus de la réalité politique. C’est sur cette densité que s’appuient les jugements et les généralisations. Peu d’écrivains auront mieux perçu ces assassins qui, dans notre siècle, rêvèrent de meurtres de masse et avancèrent “sous le capuchon des idées.” Ordre noir ou ordre rouge, ils n’auront fait que remplir des fosses de cadavres.

La lecture de “L’Unique et sa propriété” (Der Einzige und sein Eigentum) de Max Stirner (8) laisse entrevoir la figure de l’anarque : “L’anarque peut revêtir tous les déguisements. Il reste en n’importe quel endroit où il se trouve bien, mais si cela ne lui convient plus, il s’en va. Il peut, par exemple, travailler tranquillement derrière un guichet ou dans un bureau. Mais quand il le quitte le soir, il joue un tout autre rôle. Persuadé de sa propre indépendance intérieure, il peut même montrer une certaine bienveillance à l’égard du pouvoir en place. Il est comme Max Stirner, c’est un homme qui, à l’occasion, peut faire partie d’un groupe, entrer dans des liens de communauté avec une chose concrète ; fort peu avec des idées. L’anarchiste est souvent idéaliste ; lui, au contraire est pragmatique. Il voit ce qui peut lui servir, à lui et au bien commun, mais il est fermé aux excès idéologiques. C’est en ce sens que je définis la position de l’anarque comme une attitude tout à fait naturelle.” Ce credo, le capitaine Ernst Jünger le vit pleinement. Il observe, il prend note, il accomplit consciencieusement et sans passion son service, il vient en aide à des écrivains, à des Juifs, il soulage en prenant garde de ne pas se faire trop remarquer.

La langue reste pour Ernst Jünger l’un des rares moyens d’accéder au sacré. L’univers est constitué de signes qu’il lui faut déchiffrer. Le poète remplit une fonction cultuelle confirmée par le rêve. “Sur les falaises de marbre” est né d’un rêve, d’une aura, non d’une opinion ou d’un mot d’ordre. Il dit volontiers à sa femme : “Prie le ciel pour qu’il ne me vienne pas d’idée !” Le Grand Forestier pourrait aussi bien être Staline comme il le précise. L’élaboration de l’œuvre peut exiger des mois de travail et l’énergie primordiale du rêve ne cesse de se propager et d’activer l’œuvre. De très nombreux rêves sont insérés dans la mosaïque des “Journaux”. Ernst Jünger accorde tant de prestige au rêve qu’il se permet de réfuter Rivarol lorsqu’il écrit : “L’homme qui dort, c’est l’homme diminué.”

Je relis cet article de Jean-Paul Enthoven où des perfidies sont lâchées, l’air de rien. La hargne sourd sous le voile de l’ironie. Il est vrai que l’anarque a de quoi exaspérer, on s’y casse les dents. Des journalistes et des historiens négligent des détails parce qu’ils veulent leurs récits édifiants, parce que ces détails risqueraient de briser la ligne générale, d’altérer l’imagerie. Ils négligent un fait au profit d’un autre, ils l’isolent et le placent dans un éclairage sans nuance. Mais l’homme et son histoire ne se laissent pas ainsi réduire. Ce journaliste au Nouvel Observateur (titre terriblement prétentieux) écrit qu’Ernst Jünger s’est rendu chez un collectionneur antisémite. L’information est apparemment neutre mais la tonalité générale de l’article laisse accroire qu’Ernst Jünger est antisémite. Or, il n’y a pas dans son œuvre immense un seul relent d’antisémitisme. J’aimerais à ce propos entendre la voix de Jeanne Cardot – Cohen de son vrai nom – qui tenait une librairie avenue Kléber, à quelques pas de l’Hôtel Majestic. Dans sa vitrine était exposé un exemplaire de “Jardins et routes” dont elle admirait l’auteur.

L’optimisme procéderait-il de la bêtise et le pessimisme de l’intelligence ? Les intellectualistes qui ne cessent de tâter leur chair promise au désastre l’insinuent. Parfois brillants, ils savent provoquer quelques petits frissons. Mais le grand frisson, l’optimisme bouleversant, révélateur – cette étendue qui étreint comme au sortir d’un rêve –, ce sont des penseurs comme Novalis, Hölderlin ou Ernst Jünger qui me l’offrent.

Je m’endors en rêvant à l’État universel, à la désintégration du concept de nation tel qu’il a été instauré par la Révolution française, un concept dont aujourd’hui encore on mesure les méfaits aux quatre coins du monde. Avec Ernst Jünger, je rêve à des empires et à des peuples dans un État universel. Nous vivons une période de transition ; des valeurs meurent, d’autres préparent leur règne. L’évolution technique est encore jeune, elle court vers une spiritualisation toujours plus grande. Le prochain millénaire verra-t-il enfin l’effacement des idéologies et des nations au profit des cultures ?

En 1986, Ernst Jünger se rend en Malaisie pour surprendre la comète de Halley et faire de l’entomologie. Soixante-seize ans auparavant, à Rehburg, alors qu’il contemplait cette même comète en compagnie de ses parents et de ses frères et sœurs, son père lui avait dit : “Entre vous tous, peut-être Wolfgang verra-t-il la comète encore une fois.” Mais Wolfgang fut le premier des enfants à mourir. A Kuala Lumpur, d’où il contemple le ciel, Ernst Jünger écrit : “Si quelque chose manqua à la rencontre, ce fut le petit-fils que j’aurais pu charger de transmettre à Halley ce salut du souvenir – le prochain retour aura lieu, si j’ai bien compté, en l’an 2062.” Ernst Jünger est aujourd’hui presque centenaire.  

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8. Max Stirner (1806-1856) s’élève contre la suprématie de l’Esprit marqué du sceau de la transcendance et lui oppose “mon esprit” qui vit dans un monde concret. Il s’élève contre l’Homme feuerbachien et l’État libéral qui tous deux aliènent le Moi. Il s’attaque à la vision qu’a Hegel de l’État et au “Connais-toi toi-même” car c’est au nom de la loi absolue de l’Esprit hégélien que tu te juges. Le Moi doit se séparer de la société (ce nouvel “Être suprême”), de l’Esprit et des formes innombrables qui en dérivent pour retrouver sa totalité. Il importe que nous échappions à la dépossession de nous-mêmes, un danger toujours présent du fait que nous sommes condamnés à nous “objectiver”, à créer des forces qui ne cessent de se retourner contre nous.

Ernst Jünger juge que les marxistes ne se distinguent guère des nazis car, pour eux, le cas particulier n’est rien devant l’aspect scientifique de la question, le schéma d’ensemble, la perspective ou la ligne générale, etc. “Ce n’est pas dans les systèmes, mais dans l’homme que doit germer le nouveau fruit”, conclut l’écrivain.

Olivier Ypsilantis

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