“Chacun est immortel, mais non comme individu. Il ne périt pas mais est élevé.
Ce qui me préoccupe plutôt depuis longtemps, c’est la question du passage : une coupe de terre est transformée en or, puis en lumière. Dans ce processus, une seule chose inquiète : savoir si l’on a encore connaissance de cette élévation, si l’on en prend conscience.” Ernst Jünger, “Sous le signe de Halley” (1)
Cet article est une version de mon précédent article dédié à Ernst Jünger. Il a été publié en 1994, du vivant d’Ernst Jünger donc (décédé en 1998). J’y ai apporté de très légères modifications relatives à la forme. Je n’ai rien à changer quant au fond.
C’est par la colère que je commencerai, une colère sur laquelle j’aimerais ne pas m’attarder. Un journaliste désinvolte ou hargneux écrit : “La vraie question est là : si Ernst Jünger méprisait ses chefs nazis (…) était-ce à cause de leur monstruosité ou seulement de leur vulgarité ?” Sait-il que par cette “vraie question”, il ne fait que donner un coup d’épée dans l’eau ? Ignore-t-il que la vulgarité est monstrueuse, qu’elle est la seule monstruosité ? Le nazisme n’aura été que l’expression d’une vulgarité paroxysmique.
L’antisémitisme est vulgaire, toujours. Et il n’y a pas la plus légère trace d’antisémitisme dans toute l’œuvre d’Ernst Jünger, n’en déplaise à ceux qui aimeraient mettre au pilori cet homme décidément irréductible. “J’estime qu’il est plus méritoire d’écrire un seul bon vers que de représenter soixante mille sots”, c’est en ces termes qu’Ernst Jünger repoussa les avances des nazis et des communistes. Le grand individualiste échappe à tous les poncifs, à tous les pouvoirs. L’anarque irrite et subjugue. L’anarque, j’y reviendrai.
Le 13 novembre 1941, Ernst Jünger écrit : “Conversation, spécialement avec Grüninger, sur l’obéissance militaire et son rapport avec la monarchie absolue ou même constitutionnelle. Cette vertu continue à agir plus tard à la façon d’un instinct désormais nuisible à ceux qui l’habite, car il fait d’eux l’instrument de forces sans scrupules. Il entre, avant tout, en conflit avec l’honneur, qui est l’autre pilier de l’esprit chevaleresque. Vertu plus fragile, l’honneur est détruit le premier ; il ne reste plus, alors, qu’une sorte d’automate, serviteur sans maître véritable, souteneur même, pour finir. Aux époques comme celle-ci, les meilleurs caractères connaissent le naufrage, les intelligences les plus subtiles passent à la politique. Si la chance le veut, il se trouvera un général de vieille souche patricienne qui se rira de ses prétendus maîtres et qui les renverra à leur place, à la pourriture.”
Le 23 février 1942, suite à une entrevue avec le général Otto von Stülpnagel, il ajoute : “C’est en ces généraux que se révèle l’impuissance de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Ils ont assez de jugement pour voir clair dans la marche des événements, mais il leur manque la force et les moyens nécessaires pour affronter des esprits qui ne connaissent d’autres principes que la violence. Les nouveaux maîtres se servent d’eux comme de gardes champêtres. Mais qu’adviendra-t-il quand ces derniers champions de la modération seront tombés ? Le règne de plomb d’une formidable terreur dans le style de la Tcheka s’étendra alors sur les divers pays.”
Les “Journaux de guerre” d’Ernst Jünger offrent aux historiens des axes de recherche qui, à ma connaissance, n’ont été que superficiellement explorés. Rendons justice à la résistance allemande qui fut la plus menacée de toutes les résistances ! A-t-on suffisamment étudié la lutte menée par des Allemands contre l’Ambassade et le Parti en France ? Elle visait en particulier à sauver des otages.
Ernst Jünger (1895-1998) et son fils Ernstel tué à l’âge de dix-huit ans, le 29 novembre 1944
En avril 1942, Himmler obtient de Hitler que les pouvoirs de police en France passent des militaires au général Karl Oberg, « chef supérieur de la SS et de la Police » pour la France. La Gestapo absorbe alors les services militaires de la police secrète de campagne et à ses mille cinq cents policiers allemands, elle adjoint plus de quarante mille auxiliaires français ! Ernst Jünger notait déjà le 8 février 1942 : “Il faut aussi que l’on sache que nombre de Français approuvent de tels projets et sont avides de prendre du service comme bourreaux”. Cette inquiétude du militaire devant la puissance toujours augmentée du Parti est perceptible dans les “Journaux de guerre”. Elle est d’autant plus précise et justifiée qu’Ernst Jünger était chargé de travailler sur des archives secrètes.
Au plus fort de l’action, par la blessure qu’il pense fatale – “cette fois-ci mon compte est bon” –, il rejoint les arcanes du rêve, sa vie dans sa structure la plus secrète, dans ses innervations les plus fines : “Tandis que je m’écroulais pesamment sur le sol de la tranchée, j’avais la certitude d’être irrévocablement perdu. Et, chose étrange, ce moment a été l’un des très rares dont je puisse dire qu’ils ont été vraiment heureux.” Dans les toutes dernières lignes d’“Orages d’acier” (2), il écrit : “Tandis que les infirmières défendaient ma vie, je restais étendu, en proie à ces rêves fiévreux qui souvent sont pleins de gaieté”. Le récit tout entier se contracte dans cette remarque. “Orages d’acier”, né de notes éparses prises sur le champ de bataille, gagne à force de réalisme la zone du rêve. Et le lecteur referme ce livre en se passant une main sur le front : “Ne serait-ce qu’un rêve ? ” se demande-t-il.
Le soldat de vingt ans sent la main de la mort le serrer et il se voit porté vers des hauteurs d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire cessent d’être perçus contradictoirement. La syncope est vécue comme réconciliation. Ernst Jünger énumère ses blessures : “Abstraction faite de bobos comme les contusions ou les estafilades, j’avais attrapé au total un minimum de quatorze blessures, soit cinq balles de fusil, deux éclats d’obus, une balle de shrapnell, quatre éclats de grenades et deux éclats de balles de fusil, qui m’avait laissé, compte tenu des trous d’entrée et de sortie, une somme exacte de vingt cicatrices”. Toutes ces incursions de la mort dans le corps de l’écrivain donnent un surcroît de force à ce qu’il écrit. Le prestige de la mort est tel qu’un mendiant mort en impose plus qu’un empereur vivant.
Ses blessures qui le firent tomber dans la boue des champs de bataille et l’ensanglantèrent, il les vécut de loin. Il avait déjà pris cette vraie distance envers un corps qui ne devait pas échapper à la loi commune mais s’articuler dans un dispositif technique qui fait qu’un cadavre en uniforme est moins impressionnant qu’un cadavre en civil. De cette expérience guerrière naîtra “Le Travailleur”, l’homo technicus, une puissance métaphysique qui n’entretient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des classes.
Par la guerre, Ernst Jünger participe à la naissance d’un monde nouveau ; il obéit à ce qui peut être nommé la force des choses. “L’état de fait, nous dit Julien Hervier, a quelque chose d’atroce, mais il n’est pas sans issue. Il suscite une attente à la fois épouvantée et émerveillée de ce qui va advenir.”
Ernst Jünger refusera toujours d’adhérer à un parti. Il refusera leur militarisation, leurs milices armées. Le militaire méprise et redoute le paramilitaire. Il est d’ailleurs permis d’imaginer que si la bombe de Claus von Stauffenberg avait tué Hitler, une guerre civile s’en serait suivie entre l’Armée et le Parti, l’Aristocratie contre la Plèbe (3). “La Paix” fut écrit dans le ventre même du Léviathan et caché dans un coffre-fort de l’Hôtel Majestic, un lieu où suintait la haine et la suspicion entre le militaire et le politique. Cet essai fut attentivement lu par les conjurés de l’opération Walkyrie et par Rommel.
Ernst Jünger ne pouvait qu’être étranger aux nazis, à leur mystique de classes moyennes et inférieures qui, dépossédées, se fabriquèrent une mystique en se saisissant du mot “irrationalisme” pour vulgariser l’irrationnel, pour libérer les imbéciles et les méchants des disciplines de la raison.
Les nazis furent des monstres de vulgarité. Thomas Mann (4) et Ernst Jünger nous l’ont dit, chacun avec sa voix. Thomas Mann opta pour la démocratie ; Ernst Jünger, plus pessimiste, ne croyait pas que le politique puisse influer véritablement sur l’essence du monde moderne.
Je ne cesse de lire Ernst Jünger que Georg Lukács (5) considère comme un représentant typique de l’irrationalisme allemand et de l’impérialisme militaire prussien – mais le problème de ce philosophe marxiste n’est pas le mien. Ernst Jünger trace de grands axes de lumière où les contradictions sont prises dans un même flux qu’elles intensifient. Et combien je préfère l’homme des contradictions et de la complexité vivante aux créateurs de systèmes – des constructions toujours dérisoires sous un ciel trop vaste ! Ernst Jünger n’énonce aucune idée qui ne soit imprégnée d’un sentiment. Avec lui, la sensibilité se saisit de l’intelligence pour l’entraîner bien au-delà d’elle-même. Si l’œuvre d’Ernst Jünger est si émouvante, c’est aussi parce qu’il n’a jamais voulu choquer ou donner des leçons comme l’ont fait, par exemple, les Surréalistes dont les nombreuses références (comme le Romantisme allemand) apparaissent avec du recul comme autant d’éléments rapportés. Avec Ernst Jünger, l’esprit de Novalis et celui de Hölderlin vivent encore.
Chez Ernst Jünger, l’œil domine tous les autres sens. Il provoque le vertige et les plus hautes révélations. La musique, elle, le trouve méfiant : “Terribles malentendus auxquels prête la musique, langage plus pénétrant peut-être mais plus imprécis que tout autre”. Et il s’étonne que le peuple allemand si cultivé en musique ait un sens plastique si peu développé. Son jugement me semble hâtif et il est d’autant plus surprenant que durant sa jeunesse, Der Blaue Reiter, Die Brücke et le Bauhaus comptaient parmi les mouvements les plus novateurs en Europe.
L’œil précède et redouble le plaisir des autres sens. Le 19 novembre 1941, place Saint-Michel, sa description de belons présentés sur de la glace et du varech laisse supposer qu’il eut au moins autant de plaisir à les regarder puis à les décrire qu’à les porter à sa bouche. L’écriture redouble la jouissance venue de l’observation. Il goûte le bon vin par le palais puis par l’écriture. Les passages descriptifs des “Journaux” sont peints, paysages ou bouquets de fleurs – voir ce bouquet de glaïeuls, le 16 juillet 1942.
Acuité visuelle au combat comme au repos : Ernst Jünger avait mis au point une forme de progression sous le feu ennemi. Et entre deux assauts, il étudiait la situation tactique ou lisait “Tristram Shandy” de Laurence Sterne (6), glissé dans son porte-cartes. Au cœur des orages d’acier, ses soldats le suivaient aveuglément, certains d’être protégés par un homme qui possédait des dons de seconde vue hérités de ses aïeux de Westphalie, région où ces phénomènes sont fréquemment observés (voir ce qu’en dit la poétesse Annette von Droste-Hülshoff). Le 1er mars 1940, alors qu’il traverse la campagne et songe distraitement “Voilà qui serait un endroit pour un pic mar”, cet animal comme né de sa pensée lui apparaît pour la seconde fois de sa vie. “Cela me sembla presque un miracle, comme une création.” Il en conclut : “Où que nous éprouvions avec force le sentiment de l’harmonie, les détails s’empressent magiquement, comme appliqués par un dernier coup de pinceau.” Le 26 juin 1941, Ernst Jünger a une conversation avec Leopold Ziegler dont la femme a hérité de ce don : “Celle-ci avait vu l’incendie du dirigeable Graf Zeppelin, trois heures avant que la radio l’eût annoncé ; elle a eu d’autres visions du même genre.”
Ernst Jünger m’apparaît à cette hauteur précise où l’attention se glisse dans le grand flux qui ne néglige rien, qui unit l’astre et l’insecte, le rêve et l’éveil et agit sur la transformation des sociétés. Son regard qui est effort de la volonté autant que don – ne voit pas qui veut voir – s’exerce sur le quotidien, notre bien le plus précieux, le point de passage obligé vers les autres temps. Il se saisit d’un moment et graduellement le fait tendre vers l’intemporel. Il nous entraîne du particulier au général auquel il donne volontiers la forme de l’aphorisme : “Les compartiments de non-fumeurs sont toujours moins garnis que les autres : un ascétisme même inférieur procure de l’espace aux hommes. Lorsque nous vivons en saints, l’infini nous tient compagnie.” Dans un mouvement d’élargissement qui lui est propre, Ernst Jünger pousse des portes. L’infime lui désigne l’infini et le présent d’autres temps, souvent mythiques. Tout au long de son immense journal les aphorismes sont amenés par l’observation intense. Une remarque du 29 avril 1939 est digne d’un Chamfort : “On pourrait par exemple poser de façon toute générale l’axiome que l’ordre visible doit se renforcer dans la mesure où l’harmonie intérieure se perd. C’est ainsi que le nombre de médecins augmente dans la mesure où diminue le pouvoir de guérir.” Autre aphorisme, l’un des plus beaux : “La véritable mesure de notre valeur : les progrès des autres, dus au pouvoir de notre amour.”
Le vertige qui me prend lorsque je lis Ernst Jünger tient aussi à la puissance synthétique de ses jugements ; ils ont eux aussi la vigueur de l’aphorisme. Il dit d’Oswald Spengler (7) : “Cet auteur est plus important par ses erreurs que ses adversaires par leurs vérités.” Il serait savoureux de collectionner au fil des “Journaux” ses comptes rendus de lectures, autant de petits chefs-d’œuvre où en quelques lignes Ernst Jünger saisit l’esprit d’une œuvre – voir ce qu’il écrit le 3 juin 1941 sur Anatole France, le 23 octobre 1941 sur Joris-Karl Huysmans, le 15 septembre 1942 sur Maurice de Guérin).
Ernst Jünger précise que cette forme d’écriture qu’est le journal exige beaucoup moins de travail qu’un roman. Il n’est pas nécessaire d’agir selon un concept organisateur, il suffit de prendre ou de ne pas prendre note. Dans cette mosaïque qui se compose un peu malgré soi, sans idée préconçue, l’unité procède de la tonalité. La stature d’un écrivain se mesure aussi à son aptitude à se porter d’un coup dans des régions fort éloignées les unes des autres et à les mettre en contact par la seule assurance de son mouvement.
Le prestigieux soldat de la Première Guerre mondiale vécut la Deuxième Guerre mondiale en retrait. Lui et sa compagnie ne furent pas directement engagés durant la campagne de France et il passa la guerre au grand État-Major de Paris. Son séjour parisien ne fut interrompu que par une courte mission au Caucase (automne 1942). L’homme tout d’acuité ne rongeait pas son frein dans cette relative inaction. Il savait qu’écrire exige une réflexion plus aiguë que celle qui conduit des régiments au combat, une appréciation qui n’a rien de gratuit de la part d’un officier qui a maintes fois frôlé la mort.
Ernst Jünger redit le rôle pédagogique de l’écrivain et de l’artiste, une volonté affirmée chez les Allemands. Il propose au lecteur une promenade fraternelle, dangereuse et lumineuse. A nous de le suivre ou, forts de certains préjugés, de refuser l’invitation – car les préjugés sont nombreux au sujet de cet écrivain. Ernst Jünger et Georges Perec sont des pédagogues, chacun à leur manière. Il faut lire l’invitation de ce dernier dans “L’infra-ordinaire”, “Approches de quoi ?” L’un et l’autre ne cessent de nous dire : “Regardez !”
Ernst Jünger a un dégoût total pour l’emphase et les superlatifs. Les nazis en firent grand usage. Pour mieux affronter nos temps de démesure, il nous invite à la mesure, à un aristocratisme, c’est-à-dire à la juste distance envers nous-mêmes. Il nous invite également à nous défier d’une sensiblerie toujours prête à tout obscurcir. Dans ce combat pour la défense de l’individu, le langage doit se resserrer jusqu’à acquérir une densité et une pureté minérales.
Les dénonciations et les invitations d’Ernst Jünger ne diffèrent guère de celles d’Armand Robin. L’attaque contre les consciences passe par une attaque contre le langage, elles se confondent. Cette vigilance au quotidien doit s’exercer non seulement en dictature mais aussi en démocratie, un mot lui-même menacé : la démocratie populaire ne présage rien de bon ; le mot socialisme entre dans la composition du mot nazi (nationalsozialismus), et ainsi de suite. La bête n’est plus seulement brune, noire ou rouge, ses techniques de camouflage ne cessent de s’affiner. L’intérêt que porte Ernst Jünger à la langue des artisans (le lexique des métiers) tient à sa précision. Les gens cultivés n’adhèrent pas aux mots qu’ils emploient : “On a trop souvent le sentiment de voir manier les mots comme des jetons”. Dans “La fausse parole”, Armand Robin est plus féroce : “Certes, il existe des catégories d’hommes prêtes pour l’abattoir mental. En premier lieu, les intellectuels : étant le contraire des hommes de pensée, étant idolâtres de tout exercice cérébral impliquant promesse de domination sur d’autres consciences, ils sont tout désignés pour être les premiers servants d’une entreprise inédite tendant à séparer toute pensée du réel et à la contraindre à tourner en rond indéfiniment dans un même cercle, réduite à un ensemble de rouages dérisoires mus de loin.”
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Je me suis efforcé de réduire ces notes au minimum car je n’ai pas tardé à comprendre qu’elles menaçaient d’être bien plus longues que l’article lui-même.
(1) Carnets d’un voyage en Malaisie, avril-mai 1986.
(2) Hitler, André Gide, Jorge Luis Borges ainsi que les anciens combattants de l’association des “Casques d’acier” admiraient “Orages d’acier”, ce livre où l’écrivain ne relate que des faits, ne propose ni opinion ni idéologie.
(3) Quelque temps après avoir écrit ces lignes, je compris combien j’avais cédé à la simplification ou, plus exactement, à une sorte de théâtralisation. Je voulais oublier qu’il y avait eu des aristocrates dans les hauts rangs de la SS. Tous ne furent pas de la trempe d’un Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen (lire “Tagebuch eines Verzweifelten”) et d’autres, nombreux. Une information relevée dans Le Serment de mai-juin 1997 est venue bousculer ma mise en scène, si je puis dire : parmi les bourreaux de Buchenwald, on trouve Josias Fürst, prince zu Waldeck und Pyrmont, Gruppenführer SS et chef de la police de Weimar de 1933 à 1945. Hermann Rauschning note : “Ce n’était pas un beau spectacle que de voir la vieille noblesse prussienne s’abaisser jusqu’à jouer les comparses de ces gangsters.” De même, si la Milice était dans son ensemble franchement plébéienne, quelques noms de la noblesse figurent parmi ses membres, comme Victor de Ghaisne de Bourmont, Jean de Vaugelas ou Jacques Dugé de Bernonville.
Sans chercher à alléger la responsabilité allemande, j’affirme que le Crime a été européen ; et c’est probablement ce sentiment confus d’une complicité qui aide en partie à la construction de l’Europe. Une mauvaise conscience partagée peut laisser envisager une communauté de destin…
(4) “Appels aux Allemands” de Thomas Mann (Éditions Balland/Martin Flinker) regroupe les messages radiodiffusés que le prix Nobel adressa aux Allemands de 1940 à 1945. Dans l’introduction critique, Edmond Vermeil n’hésite pas à présenter le nazisme comme le rameau le plus grossier du bolchevisme. Il faut lire le journal de Gœbbels des années 1920 et 1930 pour comprendre combien cette remarque est fondée. L’étude du Parti nazi à ses débuts montre bien une parenté avec le communisme. Hitler suivait d’ailleurs avec inquiétude les manœuvres de Gœbbels et des frères Otto et Gregor Strasser qui développaient dans le nord du pays une tendance radicale et prolétarienne au sein du Parti nazi. Le 30 juin 1934, la “Nuit des longs couteaux” mit fin aux tensions internes et fit taire définitivement Ernst Rœhm qui ne cessait de réclamer “la seconde révolution”. Par ailleurs, Hitler confia à Hermann Rauschning : “Il existe entre nous et les bolchevistes plus de points communs que de divergences, et tout d’abord le véritable esprit révolutionnaire. J’ai toujours tenu compte de cette vérité et c’est pourquoi j’ai donné l’ordre d’accepter immédiatement dans le parti tous les ex-communistes.” Hitler proclamait qu’il était “le réalisateur du marxisme”, un marxisme débarrassé des Juifs ergoteurs, des talmudistes, des coupeurs de cheveux en quatre, “des entraves stupides et artificielles d’un soi-disant ordre démocratique”. Ce n’est pas l’aspect théorique du marxisme qui retenait son intérêt mais ses méthodes. Hitler affirmait avoir trouvé en elles l’instrument qu’il lui fallait pour développer son mouvement et le porter au pouvoir.
Hitler était fasciné par ce qu’il se proposait d’anéantir : l’Église, le marxisme (ou le bolchevisme) et le Juif. Pour mettre fin à l’ère de la chrétienté, il emploierait les méthodes qu’employa l’Église pour s’imposer aux païens : “L’Église catholique, c’est une grande chose. Ce n’est pas rien pour une institution d’avoir pu tenir pendant plus de deux mille ans. Nous avons là une leçon à apprendre. Une telle longévité implique de l’intelligence et une grande connaissance des hommes.” Sa haine des Juifs se nourrissait des “Protocoles des Sages de Sion”. Il battrait les Juifs en adoptant leurs méthodes exposées dans ce faux diabolique. Il emprunterait aux marxistes leur technique révolutionnaire en faisant fi du salmigondis idéologique. Il s’inspirerait de la hiérarchie de l’Église catholique, l’ordre des Jésuites en particulier, ainsi que de l’organisation maçonnique, la puissance magique de ses symboles, ses secrets et ses rites initiatiques.
Hitler aurait confié à Martin Bormann : “Le bolchevisme est un enfant illégitime du christianisme. L’un et l’autre sont des inventions du Juif.” Le 30 septembre 1938, lorsqu’il s’adressa aux dirigeants de la Radio Catholique Belge, le pape Pie XI ne fit que prendre la défense de son Église : “L’antisémitisme est incompatible avec le christianisme… Nous sommes spirituellement des sémites.” Il pressentait que la destruction des Juifs annonçait celle de l’Église et de la Chrétienté toute entière.
Norman Cohn écrit : “La croyance nazie en une conspiration mondiale juive n’était que la transposition, sous une forme sécularisée, de certaines croyances apocalyptiques qui jadis furent partie intégrante de la vision chrétienne du monde.”
J’en reviens à Edmond Vermeil et souscris avec réticence à sa déclaration. N’est-elle pas un peu commode ? On peut gagner à tout mettre dans le même sac, on peut perdre aussi beaucoup en effaçant la spécificité des partis en présence. Si Staline n’est pas né de rien, le lien qui va de Lénine et les vieux bolcheviques à Staline n’est pas si net. N’est-ce pas faire la part trop belle à Staline que d’établir un lien entre Lénine, Kamenev, Zinoviev, Trotski et le nazisme ? N’oublions pas toutefois que Zinoviev et Kamenev s’étaient unis à Staline pour constituer la “Troïka” et qu’ils tentèrent (en vain) de manœuvrer ce dernier pour éliminer Trotski. Mais Staline finira par les lâcher et ils s’allieront avec celui qu’ils avaient essayé d’éliminer. Dans son “Mémoire pour la réhabilitation de Zinoviev”, Gérard Rosenthal note : “Après la mort de Lénine, il (Zinoviev) avait introduit, contre Léon Trotski, les procédés de lutte intérieure que Staline devait, par la suite, développer contre tous ses adversaires et contre Zinoviev lui-même.”
(5) Voir ce qu’il confie à Leo Kofler sur l’irrationalisme allemand dans un entretien à Budapest (“Entretiens avec Georg Lukács”, Cahiers libres 160 – François Maspero).
(6) Laurence Sterne (1713-1768), auteur de “Tristram Shandy” et de “A sentimental journey through France and Italy”, est l’un des écrivains favoris d’Ernst Jünger. “C’est à sa façon un écrivain qui tient un journal”. Le shandéisme peut être défini comme une bonne recette pour s’accommoder des maléfices du temps et des imperfections de la condition humaine.
(7) Oswald Spengler (1880-1936). La seconde crise marocaine, en 1911, qui lui fait pressentir un conflit européen imminent, donne une impulsion décisive à sa pensée. “Der Untergang des Abendlandes” (Le déclin de l’Occident) connaît un immense succès. Ses ouvrages de publiciste politique où il attaque violemment la démocratie, le parlementarisme et le socialisme d’inspiration marxiste ne trouvent pas une large audience. “Jahre der Entscheidung” (Années décisives) dont la parution coïncide avec l’arrivée de Hitler au pouvoir vaut à son auteur d’être accusé par les nazis de pessimisme systématique. Oswald Spengler qui peut être considéré comme un précurseur de l’idéologie nationale-socialiste se refuse néanmoins à considérer Hitler comme l’authentique héros dont le mouvement national a besoin. Dans “Le déclin de l’Occident”, il refuse le “sens général de l’histoire” : les seules unités historiques réelles sont les cultures, organismes vivants radicalement refermés sur eux-mêmes et mus par une nécessité immanente, leur “destin”. Cette vision n’épargne rien. Il promeut ainsi le relativisme historique au point d’affirmer qu’il ne saurait y avoir d’histoire générale des mathématiques. Ses développements sur l’âme apollinienne (la culture antique) et l’âme faustienne (la culture occidentale) représentent le meilleur de son œuvre. Probablement ont-ils fait le bonheur d’Ernst Jünger.
Olivier Ypsilantis