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Une suite espagnole – 7/10

 

Tableau 8

La tuerie d’Atocha, 24 janvier 1977, 22 h 30. Atocha… Il ne s’agit pas des attentats du 11 mars 2004 (les plus meurtriers perpétrés en Europe) mais d’un autre attentat, un attentat de l’immédiat post-franquisme, une période violente, avec assassinats politiques perpétrés non seulement par l’E.T.A. mais aussi par des groupuscules d’extrême-droite et d’extrême-gauche. Je tenais à rappeler très brièvement ce que fut cet attentat qui a coûté la vie à cinq personnes auxquelles s’ajoutent quatre blessés graves, un attentat qui a eu lieu au n° 55 calle de Atocha, au troisième étage, à Madrid, attentat perpétré par un commando de trois hommes d’extrême-droite, un attentat aux conséquences politiques importantes et relativement inattendues.

Une fois dans les bureaux, ces trois hommes font aligner neuf employés de ce cabinet d’avocats, mains en l’air, avant de leur tirer dessus au pistolet. Les tueurs n’ont pas agi par hasard ; ils ont attaqué un collectif qui dénonce le franquisme, en particulier son système juridique que ces avocats connaissent dans tous ses détails.

Au début des années 1970, le régime franquiste commence à être préoccupé par algunos colegios profesionales, en particulier le Colegio de Abogados de Madrid, qui analysent son système juridique, des avocats liés au Partido Comunista de España (P.C.E.) mais aussi des Catholiques. Ces jeunes universitaires arrivés dans le monde professionnel au début des années 1970 ont eu à affronter en tant que juristes le carcan franquiste. Ils ont notamment étudié de près les mécanismes juridiques du régime franquiste dans le monde du travail. Au cours des années 1960-1970, la lutte contre le ce régime conduit des avocats à affronter le Tribunal de Orden Público (T.O.P.) et les magistraturas de trabajo où ils prennent note des questions relatives à la répression des grèves et aux licenciements, des combats souvent perdus d’avance et pour les raisons très simples : sans entrer dans les détails, on peut tout d’abord noter que les avocats démocrates se voient contraints de défendre leurs clients dans le cadre d’une juridiction franquiste ; par ailleurs, ils ne peuvent avoir accès avant le procès à des documents indispensable afin de préparer la défense de leurs clients.

 

Les six avocats assassinés à Atocha en 1977

 

A la fin des années 1970, un groupe d’avocats démocrates apporte son soutien à des avocats communistes. Ils parviennent à se faire une place au Colegio de Abogados de Madrid. En 1969, ce collège professionnel, corporatiste et classique, sous l’impulsion du démocrate-chrétien Joaquín Ruiz-Giménez, parvient à organiser une réunion avec présence massive d’avocats conservateurs mais aussi d’avocats diversement opposés au régime – et ces derniers sont de plus en plus nombreux. A l’issue de cette réunion, une lettre est envoyée au gouvernement dans laquelle il lui est demandé de supprimer les T.O.P. ainsi que le tribunal spécialisé dans le jugement des « vagos y maleantes », soit les misérables de l’après-guerre civile, les prostituées et les homosexuels. Il n’atteint par son objectif mais récolte un grand nombre de signatures de juristes. Peu après, au cours d’un congrès organisé en 1970, à León, les avocats se mettent d’accord pour que soient acceptés le statut de prisonnier politique, la suppression des juridictions militaires, l’abolition de la peine de mort et une amnistie générale pour les prisonniers (politiques). Ainsi, des avocats et plus généralement des juristes constituent-ils le fer de lance de l’opposition au franquisme.

Les tués et les blessés en ce 24 janvier 1977, au n° 55 calle de Atocha, sont membres d’une organisation qui a une grande influence dans toute l’Espagne et surtout à Madrid, le Partido Comunista de España (P.C.E.). En 1977, cinq cabinets d’avocats et leurs treize employés travaillent à la défense de celles et de ceux qui s’opposent au régime ou qui sont victimes de leurs employeurs et du syndicalisme vertical (sindicato vertical), soit le corporatisme. Ces avocats s’occupent par ailleurs des plus modestes, notamment dans les banlieues de Madrid. Ces abogados laboralistas aussi des abogados de barrio.

Cette tuerie a pour effet de mettre en avant le P.C.E., le parti le plus détesté par le régime franquiste, le plus puissant et organisé des partis de l’opposition à ce régime, un parti clandestin. Les communistes dominent en sous-main la Asociación de la Prensa de Madrid. Ils sont d’autant plus actifs et efficaces que la presse franquiste est pleine de journalistes désabusés-désenchantés et discrètement hostiles au régime dont ils dépendent pourtant. Parmi ces journalistes, d’assez nombreux Falangistas, soit des membres de l’extrême-droite.

Le 25 janvier 1977, à sept heures du matin, au lendemain de la tuerie d’Atocha, des graffitis peints en rouge apparaissent dans tout Madrid, appelant à une grève générale. Les partis et les syndicats de l’opposition appellent à cette grève ainsi qu’à des manifestations dans tout le pays. Ceux qui aimeraient s’opposer à ce mot d’ordre préfèrent toutefois se taire. Le mot d’ordre est de garder son calme et de ne pas répondre aux provocations. Les forces de gauche se mettent implicitement aux ordres du P.C.E. qui assurera le service d’ordre au cours des funérailles des avocats assassinés. Le service d’ordre du P.C.E. et de Comisiones Obreras (CC.OO.) se tiennent par le bras afin d’éviter tout débordement et toute infiltration. Il s’agit pour ce parti (surtout pour ce parti) et ce syndicat de montrer à tout le pays qu’ils sauront empêcher toute violence au cours de cet acte solennel, le plus important depuis la mort du dictateur. Le P.C.E. et les CC.OO. refusent les propositions de collaboration venues d’autres partis et syndicats car ils entendent montrer leur force et leur discipline, soit rassurer – et les victimes de ces attentats sont toutes proches du P.C.E., force dominante de l’opposition et qui entend bien saisir cette occasion pour le montrer.

Ces funérailles sont aussi pour le P.C.E. l’occasion de sortir de la clandestinité, de se présenter comme une force incontournable sans laquelle la Transición ne pourra se faire. Bref, le P.C.E. prépare sa légalisation, un processus qu’accélère sa collaboration avec la police qui enquête sur ces assassinats, une enquête qui se révélera efficace. Santiago Carrillo peut être satisfait. Il n’est pas question de reprendre la lutte armée contrairement à ce qu’aimeraient faire quelques irréductibles de son parti. Il estime qu’il lui faut agir dans le cadre démocratique (que dessine notamment Adolfo Suárez) afin de permettre au P.C.E. de se conforter. Ce constat est d’autant plus important que les attentats politiques sanglants sont nombreux dans l’Espagne de cette deuxième moitié des années 1970, des attentats qui ne sont pas le seul fait de l’E.T.A., une violence perpétrée par des groupes d’extrême-gauche et d’extrême-droite, des groupes auxquels je consacrerai probablement quelques pages.

Le calme dans lequel se déroulent les funérailles impressionne jusqu’aux anti-communistes qui sentent que quelque chose est peut-être en train de changer, que la légalisation du P.C.E. (qui est alors le plus important des partis de l’opposition) n’est plus qu’une question de temps et que sans cette légalisation il est difficile de vraiment parler de démocratie dans le sens où ce mot s’entend communément en Europe occidentale, cette Europe à laquelle appartient l’Espagne. Des membres de groupes de la gauche radicale dont le F.R.A.P. sont impressionnés par la capacité de mobilisation du P.C.E. ainsi que par sa capacité à imposer une forte discipline. Les membres du G.R.A.P.O., les plus fanatiques et de loin, ne s’en laissent pas conter.

La Semaine Noire, la Semana Negra, une semaine de janvier 1977 au cours de laquelle le terrorisme frappe encore avec les plus déterminés de tous ces groupes, les Grupos de Resistencia Antifascista Primero de Octubre, plus connus sous leur acronyme, G.R.A.P.O. Ils se situent (très) à la gauche du P.C.E. qui les considère avec méfiance, grande méfiance. Les G.R.A.P.O. naissent officiellement le 1er octobre 1975, plaza de Oriente, à Madrid, au cours du dernier bain de foule organisé par Franco qui mourra le 20 novembre de cette même année. Le 1er octobre 1975 donc, des membres du G.R.A.P.O. commettent leur premier attentat (d’où le nom) contre quatre membres de la Policía Armada. Lorsqu’ils sont arrêtés, les auteurs de cet attentat se présentent comme des membres du Partido Comunista Reconstruido ayant agi pour venger les cinq derniers exécutés par le régime franquiste, soit trois membres du Frente Revolucionario Antifascista y Patriota (F.R.A.P.) et deux membres de l’E.T.A. L’indignation avait été internationale et des drapeaux espagnols avaient été brûlés à Paris et Lisbonne. Les procès s’étaient tenus dans des casernes, des procès sommaires, expéditifs, tronqués, à la mode franquiste, une habitude depuis le golpe du 17 juillet 1936. Ces procès ont fortement renforcé l’opposition au régime et cet attentat n’arrange pas vraiment l’opposition, à commencer par le P.C.E. qui s’efforce de suivre la voie légale ainsi que nous l’avons dit. Le P.C.E. est d’autant plus nerveux à ce sujet qu’un certain nombre de partis politiques en Espagne proviennent d’une scission au sein du P.C.E. Lorsque l’un de ces partis passe à l’action violente, le P.C.E. est sur ses gardes et l’accuse de recruter des provocateurs au service du régime franquiste.

Au cours de la dernière semaine de janvier 1977, le 28, soit deux jours après les funérailles des victimes du n° 55 calle de Atocha, des funérailles dignes et encadrées par un P.C.E. à la recherche de légalisation, les G.R.A.P.O. assassinent deux autres policiers et un membre de la Guardia Civil. L’un des policiers est assassiné à coups de marteau.

Olivier Ypsilantis   

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