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Une suite espagnole – 6/10

 

Tableau 7

Nous sommes en été, l’été 1936. Passons brièvement de l’autre côté, dans la zone tenue par les militaires rebelles (sublevados) conduits par Franco. La documentation relative à la « terreur blanche » durant cette période est peu abondante.

Ce que l’on sait sur cette période, côté nationaliste, on le sait généralement indirectement et subsidiairement. Ainsi apprend-on la disparition d’un grand nombre d’individus mais sans savoir vraiment qui est responsable de leur disparition. Dans cette recherche, les témoins oraux (avec les limitations et les problèmes que pose ce genre d’enquête) restent le seul moyen d’espérer savoir au moins un peu ce qui est arrivé. On parvient éventuellement recueillir le témoignage de personnes ayant participé à la répression sur le terrain sans pour autant entrevoir ceux qui donnaient les ordres et les transmettaient.

Toutefois, l’étude des archives judiciaires militaires permet de pénétrer dans des zones obscures et d’observer le fonctionnement de la justice militaire franquiste, de percevoir l’ampleur des disparitions cachées sous divers prétextes et dénominations dont ceux de « bandos de guerra ». Les frictions et tensions de tout ordre au sein des forces de répression sont à l’origine de documents qui laissent entrevoir ce qu’a été le deuxième semestre de l’année 1936 au cours duquel la rébellion militaire s’est imposée sans même avoir à combattre. Ces documents ne sont guère nombreux dans la masse des archives judiciaires militaires mais ils sont particulièrement importants pour qui veut étudier avec rigueur cette entreprise de terreur qui précéda l’échec des forces franquistes devant Madrid, début novembre 1936, et le passage du coup d’État du 17 juillet 1936 à la guerre civile. Il faut consulter ces documents générés par la répression franquiste et son langage pour commencer à pénétrer une mentalité particulière. A ce propos me reviennent les travaux de Victor Klemperer (auquel j’ai consacré un article sur ce blog), en particulier « LTI – Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen ».

 

 

José María García Márquez propose une vue d’ensemble de ce monde de terreur. Il a répertorié les fonds judiciaires relatifs à Huelva et une partie de ceux de Sevilla avec l’Archivo del Tribunal Militar Territorial Segundo. Son étude insérée dans l’ouvrage collectif « Violencia Roja y Azul. España, 1936-1950 » et intitulée « El triunfo del golpe militar : el terror en la zona ocupada » est remarquable.

Les militaires rebelles ont cherché à occulter les crimes qu’ils ont commis dans leur zone en appliquant à tout-va l’accusation de « bandos de guerra », une expression qui laisse entendre que ces morts ont été tués les armes à la main alors qu’il n’en a rien été durant les semaines qui ont suivi le golpe. Ainsi, afin de mieux appréhender l’ampleur de la répression – du crime –, l’historien doit s’en remettre (hormis d’éventuels témoignages oraux, avec leurs limitations) au Registro Civil et aux registres d’inhumations tenus par les cimetières. Ces sources peuvent néanmoins s’avérer décevantes car : les victimes n’ont pas été nécessairement inscrites sur ces registres ; la cause de leur mort peut avoir été déguisée ; l’identité des corps placés dans les fosses communes peut ne pas avoir été relevée. Bref, nombre de ces conditions permettant de retracer ce qui s’est vraiment passé sont rarement respectées.

Quelques éléments concernant la première enquête sur la répression menée à Sevilla du 18 juillet au 31 décembre 1936. Entre ces deux dates, 2 971 corps ont été placés dans les fosses commune sans la moindre donnée sur leur identité. Voir l’étude « Sevilla 1936. Sublevación fascista y represión » de Francisco Espinosa. Un an plus tard, autre enquête sur cette répression dans le Registro Civil de Sevilla. Seuls 97 cas sur les 2 971 y sont inscrits pour l’année 1936. Mais une seconde lecture laisse entendre que sur ces 97 inscrits, 44 sont déclarés avoir appartenu à une colonne de mineurs détenue le 19 juillet 1936. Cette colonne reste connue sous le nom de columna minera de Riotinto, soit des combattants volontaires qui s’organisèrent dans les zones minières de la province de Huelva. Ces hommes furent jugés en conseil de guerre et publiquement, avec exécutions en plein jour et en différents endroits de la capitale andalouse, avec ample couverture médiatique, ce qui donna à l’affaire un air respectable ou, disons, officiel, d’où l’inscription des condamnés et exécutés au Registro Civil. Bref rappel des faits. 68 mineurs sont jugés et 67 sont condamnés à mort et exécutés. 23 sont fusillés à La Pañoleta et inscrits dans le Registro Civil correspondant à la localité de Camas (provincia de Sevilla), les 44 autres sont fusillés à Sevilla même.

Non inscription sur les Registros Civiles mais aussi occultation de la cause de la mort qui est masquée autant que possible, les victimes étant présentées comme ayant été tuées les armes à la main. De fait, il s’agit de masquer une multitude d’actes authentiquement criminels. Donc, une mort correctement enregistrée (chose rare) voit ses circonstances truquées. Quant aux registres d’inhumations, ils ne disent pas grand-chose sur les mouvements opérés dans les fosses communes. En l’état des recherches, il y a une douzaine d’années, sur les cent un villages que comptait alors la province de Sevilla, il n’est fait référence qu’à trois d’entre eux. Quant aux Archivos municipales, le panorama est désolant. Dans quelques-unes de ces archives, des documents en rapport avec cette période ont été conservés ; et ils sont d’autant plus précieux qu’ils ne sont guère nombreux ; pour le reste, il y eut un véritable saccage, et les chercheurs locaux sont généralement condamnés à tourner en rond. La pauvreté des Archivos municipales quant à la Guerre Civile d’Espagne contraint les historiens à s’en remettre aux archives judiciaires militaires, la principale source (et peut-être la seule source) sérieuse pour l’étude de la répression militaire au cours du deuxième semestre 1936. L’occultation des crimes est essentiellement couverte par la désignation « bandos de guerra », j’y reviendrai.

 

 

Un exemple entre mille, dix mille, cent mille même. Le 26 octobre 1936, des forces de la Guardia Civil organisent une battue dans les environs de Guillena (province de Sevilla). Elles sont appuyées par des sympathisants du golpe. Vingt-deux hommes sont abattus par cette équipe. Dans le rapport il n’est pas spécifié si les victimes portaient des armes, mais simplement que l’une d’elles avait 53,45 pesetas en poche. C’est la remise aux autorités militaires de cette somme qui génère un document spécifiant qu’elle vient d’un « marxista muerto ». Je profite de cette affaire pour redire combien le régime franquiste a usé et abusé du mot « marxista », un mot de propagande asséné dans les archives, les publications et les discours du régime franquiste, sans oublier les plaques de marbre, souvent placées à l’intérieur d’édifices religieux. Je rapporte cette affaire, ce fait divers dans cette grande tuerie espagnole, car sans ces quelques pesetas personne n’aurait jamais su que vingt-deux hommes avaient été assassinés le 26 octobre 1936, quelque part dans les environs de Guillena. Il n’en reste pas moins que ces morts ne figurent nulle part et que leurs corps n’ont jamais été retrouvés.

Dans un premier temps la Auditoría de Guerra fonctionne comme avant le golpe du 17 juillet 1936. Les procès (soit mille quatre cent quatre-vingt-six du 18 juillet au 31 décembre 1936) sont fondamentaux pour reconstituer les assassinats de l’été 1936 sous le prétexte de « bandos de guerra ». La raison de l’existence de ces archives exceptionnelles tient au nombre considérable de personnes détenues dans les premiers temps de cette guerre civile par les forces franquistes et jugées par la Auditoría de Guerra. Peu après et par décision expresse des responsables militaires et de la Delegación de Orden Público il est décidé d’éliminer physiquement la plupart des détenus. Ainsi, et contrairement à nombre d’assassinés, reste-t-il une trace de leur disparition : données personnelles, déclarations et, dans bien des cas, dates de leur mort ?

L’occultation des assassinats de femmes est encore plus marquée. Les femmes assassinées au cours de l’été et de l’automne 1936 et inscrites dans les registres civils de cette même année sont extrêmement rares. Pourtant, des recherches minutieuses permettent d’en savoir plus.

Il y a une douzaine d’années, des recherches locales comptabilisaient quatre cent soixante-dix-sept femmes tuées dans la province de Sevilla. Tuées mais comment ? Les armes à la main ? La rage accusatrice touchant leurs proches a permis d’en savoir plus, et je ne prendrai qu’un exemple choisi au hasard tant ils sont nombreux. Amalia Ortíz Navarro l’assassinée, originaire de San Jerónimo (Sevilla), nous est connue par un document de la Guardia Civil précisant que sa sœur « s’est vue condamnée pour bando de guerra car étant l’une des principales instigatrices de la révolution ». Révolution ? Ainsi, un regard attentif peut-il débusquer ce qui relève bien de l’assassinat dans les accusations minutieusement formulées des militaires, guardias civiles, policiers, falangistas, sans oublier les déclarations faites au cours de procès.

Mais comment cacher tant de crimes ? Comment faire disparaître tant de corps ? La principale technique consiste alors à dispatcher les corps dans les fosses communes de cimetières municipaux. Parfois, les archives judiciaires militaires donnent des indices sur l’emplacement de fosses communes dispersées dans des champs, des mines, des fossés, etc. Il est à l’occasion possible de découvrir le lieu de leur inhumation par recoupements, des déclarations faites pour d’autres motifs et qui ont été consignées par l’appareil judiciaire des militaires rebelles.

 

 

Les inhumations in situ ont été généralisées. Mais il est certain que les autorités locales franquistes ont volontiers donné des instructions pour que les corps inhumés en divers endroits proches des villages soient regroupés dans des fosses communes improvisées dans leurs cimetières. Autre pratique courante : transporter d’un village à un autre les condamnés. Dans la zone tenue par les militaires rebelles, juste après le 17 juillet 1936, les condamnés ont été le plus souvent transportés des villages vers la capitale, Sevilla notamment. La raison de ce procédé : brouiller les pistes, notamment vis-à-vis des proches des victimes, à commencer par leurs familles, soit rendre imprécises les causes et les circonstances de leur mort et l’identification de leurs assassins, de haut en bas et de bas en haut de l’échelle des responsabilités. Un exemple entre mille : des habitants d’Aznalcóllar furent assassinés à Sanlúcar la Mayor, Espartinas, Umbrete et Sevilla, sans oublier divers endroits des proches sierras. La dispersion des corps des assassinés se fit dans tout l’ouest de la province de Sevilla. Par ailleurs, l’envoi massif de condamnés vers la capitale Sevilla permit aux assassins de déclarer qu’il ne s’était rien passé dans leurs villages et que la faute en revenait à la capitale. Par ailleurs, il n’est pas difficile de comprendre que les hommes qui formaient les pelotons d’exécution (piquetes de la muerte) voulaient préserver leur réputation, si je puis dire, mais aussi ne pas se retrouver en face de quelqu’un de leur village. Et il fallait éviter au maximum les cris, les pleurs, les supplications, les coups de feu, ce que les partisans de l’ordre et de la limpieza n’auraient guère supporté à leurs portes.

Les assassinats commis au cours des premiers temps qui firent suite au golpe, soit cette période qui précéda la guerre civile à proprement dit (de la mi-juillet au début novembre 1936), ont été menés suivant un plan prémédité et relativement minutieux. Outre les archives, peu nombreuses, des informations nous sont données par ceux qui ont pu s’échapper alors qu’ils allaient être assassinés : des blessés considérés comme morts et abandonnés par le peloton d’exécution, ceux qui sautèrent du camion qui les conduisait vers le lieu du supplice et s’enfuirent à la faveur de l’obscurité, etc. Des dizaines de ces cas ont laissé des traces dans les archives judiciaires militaires. Ces témoignages venus de rescapés sont particulièrement précieux pour mieux comprendre ce système répressif, ce système de terreur. De plus, ces rescapés évoquent des victimes qui ne figurent nulle part ailleurs. Des rescapés parviennent à se rendre en zone républicaine et leurs témoignages figurent dans la presse d’alors, journaux de Madrid ou de Málaga par exemple.

Dès le début, les militaires rebelles ont conscience qu’il leur sera impossible de justifier leurs méthodes ; aussi prennent-ils soin de les masquer et de diverses manières. Cette dissimulation se maintiendra tout au long de la guerre civile et après.

Les recherches sur cette période de l’été et de l’automne 1936 avancent mais de manière indirecte, latérale si je puis dire, par recoupements et déductions. Elles sont certes parcellaires mais permettent comme autant de coups de sonde de mesurer la profondeur du crime.

Un détail (et je pourrais en revenir à Victor Klemperer et à son œuvre majeure) : lorsque la justice des militaires rebelles condamne à mort, elle note simplement sur le dossier du condamné : X-2, au crayon rouge ou bleu. Cette justice n’aura été qu’une farce sanglante, qu’un écran derrière lequel perpétrer des crimes en toute impunité. X-2 / 26-1-1937, soit : exécuté le 26-1-1937 por aplicación del bando de guerra. Ainsi fonctionna une vaste organisation criminelle, avec à sa tête le général Gonzalo Queipo de Llano et ses acolytes.

Olivier Ypsilantis

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