Tableau 1
En 1914, Julián Juderías élabore le concept de leyenda negra, une expression qui suscite encore une polémique très active. Julián Juderías définit la leyenda negra comme un ensemble de préjugés anti-espagnols, une sorte de caricature – soit un grossissement des défauts ou supposés défauts – de ce peuple tant au niveau individuel que collectif, avec ignorance – ou refus – de tout ce qui pourrait être en sa faveur. Bref, il s’agit d’un amalgame de toutes les accusations lancées contre l’Espagne, des accusations généralement fondées sur des interprétations erronées, des ragots amplifiés notamment par des publications étrangères dans lesquelles ce pays est présenté comme une honte pour l’Europe, un pays qui ne serait que fanatisme, ignorance crasse, hostilité radicale au progrès, avec l’Inquisition en figure de proue. La leyenda negra commence à se propager au XVIe siècle, avec la Réforme. Elle s’inscrit dans une propagande anti-espagnole dont la recherche historique contemporaine a montré l’ineptie en commençant par circonscrire ses origines. En dépit de ces travaux, l’expression a encore la faveur de ceux qui se préoccupent plus de propagande que de vérité historique.
Don Julián Juderías (1877-1918)
La leyenda negra est présentée selon deux versants distincts : l’Europe et le Nouveau Monde. Le lien entre ces deux versants n’est pas aussi direct qu’on le croit généralement. Aucune des sources à partir desquelles s’est constituée la leyenda negra ne fait allusion au Nouveau Monde, soit aux conquêtes espagnoles sur le continent américain. Par ailleurs, les auteurs directement impliqués dans la diffusion de la leyenda negra relative au Nouveau Monde ne font pas la moindre allusion à son versant européen.
Les premières manifestations de cette légende remontent à la fin du XIIIe siècle, lorsque la Couronne d’Aragon s’empare de la Sicile, de la Sardaigne et de Naples, des conquêtes qui contrarient les intérêts d’autres pays de la région et qui avivent la rivalité entre commerçants italiens et catalans. Le sac de Rome en 1527-1528 par les troupes de Carlos V (Charles Quint) avive les sentiments anti-espagnols. La présence espagnole en Italie est systématiquement présentée comme oppression, injustice et déclin économique ; et le Vatican favorise ces sentiments. La littérature italienne s’emploie à présenter les Espagnols d’une manière particulièrement négative, en insistant tout particulièrement sur le fait qu’ils sont de mauvais chrétiens car mâtinés de sang musulman et juif… L’historien suédois Sverker Arnoldsson (1908-1959) s’est attaché aux origines italiennes de la leyenda negra.
Le pape Paul IV exprime ce qu’éprouvent de nombreux Italiens de la classe supérieure au cours de la Renaissance, à savoir que leur prestigieux pays est dominé par un peuple considéré comme inférieur, tant par la culture que par la religion et la race. En Allemagne, l’hispanophobie se structure au cours de la guerre dite de la Liga de Esmalcalda ou Schmalkaldischer Bund (1546-1547). Dans ce pays la leyenda negra procède d’un fort nationalisme, d’un sentiment anti-juif et anti-papal. Les Espagnols y sont considérés comme racialement inférieurs. En France, la leyenda negra trouve un terrain favorable avec la menace que représentent Carlos V et son successeur Felipe II, l’Espagne étant alors la grande puissance mondiale. Idem avec l’Angleterre qui se heurte à la puissance espagnole à partir de la seconde moitié du XVIe siècle. La victoire sur l’Invincible Armada (1588) active l’hispanophobie qui perdure au siècle suivant, plus particulièrement sous Cromwell. Les Pays-Bas ont un rôle très important dans l’élaboration et la consolidation de la leyenda negra, considérant sa volonté (compréhensible) de chasser l’Espagnol. Le principal propagateur de la leyenda negra est Guillaume d’Orange, avec son écrit « Apologie de Guillaume de Nassau, prince d’Orange, contre l’édit de proscription » (1580), l’un des livres les plus diffusés à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Ce faisant, il gagne à lui les Protestants et les faveurs de la France inquiète de la puissance espagnole. Autre écrit qui contribue à la propagation de la leyenda negra, « Relaciónes » d’Antonio Pérez. D’une manière générale, les rivalités politiques, religieuses et économiques en Europe lui servent de vecteur.
Le traité de Bartolomé de Las Casas, « Brevísima relación de la destrucción de las Indias », marque l’Espagne du sceau de la cupidité et de la cruauté alors que l’auteur ne tend en rien vers ce but. De fait, Bartolomé de Las Casas ne sait pas que par cet écrit il offre une arme redoutable aux prétentions des principales puissances européennes. Ainsi les rivaux de l’Espagne s’empressent de montrer au monde que, considérant leur comportement, les Espagnols ne peuvent prétendre maintenir leurs droits sur leurs possessions. Ce n’est pas un hasard si la première traduction de ce traité est hollandaise, publiée en 1578 alors que le pays lutte pour son indépendance. La première édition française est de 1579 et exprime ouvertement son intention de soutenir la cause hollandaise. L’édition en latin de 1598 est l’une des plus significatives : elle est accompagnée d’illustrations de Théodore de Bry qui décrivent les atrocités commises par les Espagnols, des illustrations qui seront reprises dans d’autres éditions étrangères et qui elles aussi auront un rôle fondamental dans la diffusion de la leyenda negra. Redisons-le, la rivalité coloniale et la volonté de certaines puissances européennes d’affaiblir la puissance espagnole expliquent pour l’essentiel ce succès éditorial.
Concernant l’Espagne, presqu’un siècle sépare la première édition (1552, Séville) de la seconde édition (1646, Barcelone), une édition qui coïncide avec la rébellion catalane. En 1659, cet ouvrage est interdit par l’Inquisition en Aragon, une interdiction qui finit par s’étendre à toute la péninsule et à l’empire. Bartolomé de Las Casas est accusé sans tarder d’être à l’origine de la leyenda negra et de sa propagation, une accusation qui se maintient au cours des siècles suivants. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, avec Marcelino Menéndez y Pelayo puis au XXe siècle avec Julián Juderías. Quant à l’Argentin Rómulo D. Carbia, il accuse l’auteur d’avoir falsifié des documents afin d’apporter une crédibilité à ses accusations. Plus récemment encore, Ramón Menéndez Pidal accuse Bartolomé de Las Casas d’être un dangereux paranoïaque. Ces dénonciations et d’autres sont à leur tour dénoncées.
Parmi ceux qui se revendiquent de Bartolomé de Las Casas, l’historien américain Lewis Hanke. Il n’est pas pour autant un apologiste de la leyenda negra, un paradoxe qui n’est qu’apparent et que souligne Benjamin Keen qui fait remarquer que les ennemis de Bartolomé de Las Casas se sont contentés d’opposer à la leyenda negra une leyenda blanca (altruisme, tolérance, etc.). Les partisans de ce Dominicain, dont Lewis Hanke, tendent à l’exonérer de toute responsabilité quant à la formation de la leyenda negra et ils invitent le lecteur à s’efforcer de distinguer dans ce traité le vrai du faux, des outrances probablement rédigées sous le coup de l’émotion. Ils craignent par ailleurs que d’autres leyendas negras ne se forment autour du nom de Bartolomé de Las Casas, activées par des nationalismes exaltés. Bref, les sympathisants de l’auteur de ce traité reconnaissent sa sincérité, son absence de toute volonté de porter préjudice à son pays, l’Espagne. Ils reconnaissent aussi que cette leyenda negra à ses limites mais qu’il ne faut pas pour autant lui opposer une leyenda blanca.
Mais il y a plus. Les dénonciations de Bartolomé de Las Casas ont été à l’occasion détournées. « Brevísima relación de la destrucción de las Indias » a été conçue comme une arme défensive, une arme destinée à protéger les Indiens, et non comme une arme offensive tournée contre l’Espagne et maniée à plaisir par les rivaux européens de ce pays. Cet écrit de Bartolomé de Las Casas n’est pas le seul à avoir alimenté la leyenda negra. Citons en priorité « Historia del Nuevo Mundo » de l’Italien Girolamo Benzoni qui rend compte de ses voyages au Venezuela, en Équateur, en Amérique centrale et aux Antilles et qui fulmine contre tout ce qui est espagnol. Cet écrit a connu un grand nombre d’éditions dans divers pays d’Europe, soit ceux qui étaient en concurrence avec l’Espagne ou la redoutaient.
L’appréciation d’Ángel Losada dans son introduction à « Los Tesoros del Perú » de Bartolomé de Las Casas me semble particulièrement sage. Il écrit (je traduis) : « Pour contrecarrer les mensonges et les calomnies de notre leyenda negra, on s’est jusqu’à présent en Espagne égaré : qualifier de menteur Bartolomé de Las Casas et souligner ses exagérations et inexactitudes. Peut-être est-ce bien ; mais selon moi, le meilleur moyen d’en finir avec la leyenda negra n’est pas de la nier mais, pardonnez-moi le paradoxe, de l’affirmer. Admettre que notre conquête a été quant à la cruauté plus ou moins comparable aux autres cruautés de l’époque… »
Olivier Ypsilantis