2 juillet. J’ouvre le volume 35 (janvier 2002) de la revue Archives Juives (Revue d’histoire des Juifs de France), dégotée il y a peu dans l’amoncellement d’un bouquiniste de Lisbonne. Je m’arrête sur un article intitulé de « Ratisbonne à Lustiger » de Frédéric Gugelot, un article qui s’attache à la figure du converti, particulièrement présente de la fin XVIIIe siècle aux années 1960-1970, une figure qui procède de la reconnaissance de l’égalité civile des Juifs. Deux types de conversion : pour des raisons pragmatiques (mariage, assimilation, promotion, etc.) ou spirituelles. Figures de proue parmi ces derniers : les frères Ratisbonne (Alphonse et Théodore) et les frères jumeaux Lémann (Joseph et Augustin). Ce phénomène reste très limité en France. Un point qui mérite d’être souligné (pas vraiment surprenant à bien y penser) : la majorité des convertis d’origine juive viennent de milieux fortement sécularisés. Ces convertis rendent compte de l’absence de tradition religieuse chez leurs parents. Alphonse Ratisbonne juge que le judaïsme est désuet, formaliste et vide de toute substance, ce que dit également René Schwob qui va jusqu’à déclarer que le judaïsme n’est plus une religion (contrairement au catholicisme) mais une philosophie. De fait, c’est plus l’acculturation ou l’intégration que la conversion qui menace alors le judaïsme. Les convertis sont des cas extrêmes, des cas qui ont tendance à occulter leur conversion. La conversion peut être une réaction à la sécularisation. Alphonse Ratisbonne écrit dans une lettre à sa sœur Éliza Cerf Beer : « J’aime encore mieux être chrétien, bon catholique que de voir ma famille, mes frères et mes sœurs, leurs enfants, vivre sans aucun sentiment religieux ». Les frères Lémann exigent quant à eux la ségrégation des Juifs et leur exclusion de toute fonction d’autorité. Il faut lire « L’entrée des Israélites dans la société française et les États chrétiens », 1886, de l’abbé Joseph Lémann. Pour les frères Lémann, le destin d’Israël est d’achever le christianisme en commençant par la conversion des Juifs. L’abbé Joseph Lémann transfère l’élection juive à la France. La conversion est envisagée comme l’étape finale d’une intégration déjà bien engagée. Pour Pierre Hirsch, qui se convertit au cours de la Grande Guerre, la conversion représente l’absolu de l’intégration. Certains de ces convertis rentrent dans les ordres. Parmi eux, les frères Ratisbonne et les frères Lémann, déjà cités, mais aussi Jean-Marie de Menasce, Max Jacob (qui célèbre la beauté des processions dans sa Bretagne natale), Samuel Stehman, Jean-Marie Lustiger, Bruno Hussar. Dans la famille de Jean-Marie Lustiger, le judaïsme est considéré comme une vieillerie mais l’identité juive (la judéité) est respectée. Jean-Marie Lustiger : « Enfant, je ne percevais mon judaïsme que comme une identité sociale, puisque toute l’éducation que j’avais reçue était essentiellement laïque », une remarque centrale car elle découple judaïsme et judéité ; autrement dit, la conversion fait quitter le judaïsme mais n’efface pas la judéité, elle peut même accentuer sa présence – et c’est le cas pour Jean-Marie Lustiger.
Marie-Alphonse Ratisbonne (1814-1884)
Du rôle central de la Vierge Marie dans nombre de conversions de Juifs. Voir Alphonse Ratisbonne qui comme bien d’autres convertis prend le prénom de Marie lors de son baptême. Le choix du prénom Jean-Marie (voir Jean-Marie de Menasce et Jean-Marie Lustiger) n’est pas un hasard : Jean est le disciple préféré de Jésus et c’est à lui qu’il confie sa mère, Marie, avant de mourir ; et Marie est… Israël.
Afin de justifier leur conversion, Alphonse Ratisbonne et les frères Lémann n’hésitent pas à reprendre les arguments essentiels de l’antijudaïsme séculaire : la trahison de Judas (voir Alphonse Ratisbonne), le catholicisme (l’Église), et plus généralement le christianisme, comme aboutissement du judaïsme, de la tige à la fleur… Il y a une même exaltation chez Paul de Loewengard et chez les frères Lémann qui voient l’Église comme juive dans sa vie profonde. C’est là un argument essentiel : en insistant ainsi sur la judéité de l’Église, on laisse sous-entendre que la conversion n’est pas une trahison…
Dans le récit de sa conversion, et tout en repoussant le judaïsme sans ménagement et en appelant à la conversion, René Schwob revendique sa judéité. Jean-Jacques Bernard suit une dialectique comparable lorsqu’il déclare que la conversion d’un Juif au christianisme « n’a été qu’une synthèse, et ceux qui se croyaient détachés, l’eau du baptême les a faits juifs en même temps ». Étrange dialectique qui me met mal à l’aise. Je n’éprouve aucune sympathie (euphémisme) pour ces pirouettes dialectiques. Jean-Jacques Bernard écrit également cette stupidité dont seuls sont capables les convertis : « Un juif qui devient chrétien parachève à lui seul une évolution, rachète dans une certaine mesure l’aveuglement de ceux qui n’ont pas reconnu le Dieu annoncé. Et cela postule que, comme juif devenu chrétien, devenu Christ sur terre, il sera inlassablement crucifié par ses frères encore égarés ». Suite à cette « brillante » considération, je me permets d’ajouter que quand un Juif est con, il est vraiment con…
Sur la Praça de Bocage, une grande pâtisserie dont l’intérieur, et sur deux niveaux, s’orne de portraits et d’écrits du poète dont la place porte le nom et au centre de laquelle se dresse sa statue. Des passages de ses écrits ont été imprimés sur des panneaux de plexiglas.
Praça de Bocage, Setúbal, avec au centre la statue de Bocage.
3 juillet. Ciel couvert et vent frais. Combien d’habitations et de commerces à l’abandon ? Sur la petit place où je suis assis, je pourrais m’essayer à une « Tentative d’épuisement d’un lieu stubalense » ; mais le mouvement y est plutôt rare et, en conséquence, cet exercice risquerait de traîner indéfiniment. Rien à voir avec la place Saint-Sulpice, à Paris, le poste d’observation de Georges Perec, ou la place du Capitole, à Toulouse, mon poste d’observation. J’observe le va-et-vient d’une colonne de fourmis entre des pavés tout en écoutant le susurrement des pneumatiques sur le pavé.
Marche dans Setúbal, dans le Bairro do Troino, le plus populaire des quartiers de la vieille ville. Un monument colossal, une tête de femme aux yeux bandés de très mauvaise facture. Il m’intrigue néanmoins et je me penche sur la légende qui l’accompagne. Il commémore le 13 mars 1911, soit « os fuzilamentos de Setúbal », la répression menée contre les ouvrières et ouvriers de l’industrie de la conserverie qui réclamaient une augmentation des salaires, une manifestation au cours de laquelle furent tués sur l’avenue Luísa Todi, Mariana Torres et António Mendes. Ce monument a été inauguré le 8 mars 2016, à l’occasion de la Journée internationale des femmes.
Bairro do Troino. Je m’arrête pour lire un poème peint sur un mur. Une femme qui passe le balai sur le trottoir me demande si j’aime la poésie. Je lui réponds que je l’aime et qu’afin d’améliorer mon portugais je me promène pour l’heure avec une édition des « Sonetos » de Florbela Espanca. Elle oublie son balai, j’oublie le poème peint et la suis dans sa bodega, une vaste salle aux volumes amples et simples où la structure de la toiture est bien visible, avec d’épais murs en pierre. Et, au fond, des vins de la région au tonneau. Je suis dans la Taberna do Fernando dos Jornais, rua Paulino de Oliveira, 30-32. La patronne me propose ses beignets à la morue, os melhores pasteis de bacalhau da região, et elle m’explique avec application comment les confectionner. Petites tables en bois et tabourets assortis, années 1950 ou 1960. Pas un touriste. La patronne et son mari s’asseyent à une table voisine pour le déjeuner, de la morue, encore, qu’ils prennent dans une casserole en fer émaillé. La patronne dénonce ces horribles graisses saturées qui pourrissent la moitié de l’humanité et ces sucres industriels qui pourrissent l’autre. Elle vante les vins au tonneau, les plus naturels, et dénonce les alcools distillés qui eux aussi abîment les organismes. Nous sommes bien d’accord. A ce propos, son petit vin rouge du pays est délicieux et donne de la gaîté. Au mur, un portrait kitsch de Bocage ; on ne peut qu’apprécier la présence d’un poète dans une bodega. Tout en buvant un deuxième verre, j’en viens à penser que la pratique d’une langue étrangère est le seul vrai dépaysement, surtout à l’heure de la transhumance toujours plus massive des masses, à l’heure où le voyage n’est plus que déplacement. Nous terminons sur de délicieuses galettes craquantes offertes par la patronne, une production artisanale de la Pastelaria Bolacha Piedade (Av. Luísa Todi, 502) à base de graines d’erva doce comme on le dit couramment au Portugal pour désigner la Pimpinella anisum. Elle se ramasse dans le parc naturel voisin d’Arrábida.
António Baldaque da Silva (1852-1915)
Visite du petit musée d’archéologie et d’ethnographie de Setúbal. Partie dédiée à l’archéologie. Toujours la même émotion devant les pierres taillées, des choppers aux « feuilles de saules » et aux « feuilles de laurier », une émotion d’enfant. Même émotion devant ces fragments d’argile aux incisions décoratives bien primitives, certaines faites à l’aide de coquillages, ce qui permet d’imprimer sans effort des motifs parfaitement réguliers. Néolithique final, les idoles-plaques en schiste (xisto) avec agencements gravés d’alignements de triangles (remplis de hachures finement entrecroisées) et de lignes brisées. Le diagramme du Dr. Hans-Heinrich Herlemann, avec structure des coûts de la production agricole. Un élément de collier en os avec deux lapins (coelhos) cul contre cul, symbole de la fertilité. Les Phéniciens dans l’estuaire du Sado. Chercher de plus amples informations sur Abul et la Ilha de Pessegueiro, au large de Porto Covo. Partie dédiée à l’ethnologie. De très belles maquettes de bateaux dont j’admire les lignes autant que les couleurs. Les gens de la mer ont décidément un sens de la couleur que n’ont pas les gens de la terre. Parmi ces maquettes, une muleta do Barreiro e Seixal au gréement d’une invraisemblable complexité, une embarcation remplacée vers la fin du XIXe siècle par le batel do Barreiro e Seixal, au gréement simplifié. L’exploitation du sel dans l’estuaire du Sado, à partir du XIIIe siècle. Une maquette du iate do sal. Différents types de casiers (covos) pour la pêche à la langouste, à l’anguille, etc. Les gravures didactiques d’António Baldaque da Silva (1852-1915), officier océanographe et hydrographe, auteur d’un classique : « Estado actual das pescas em Portugal » (1891). Sur un pan de mur sont exposés les ustensiles qu’emportait le berger de l’Alentejo (pastor alentejano), avec large emploi du liège (cortiça extraite du sobreiro), un produit qui commença à acquérir une valeur économique au XIVe siècle, sous le règne de D. Dinis. Sur un autre pan de mur est exposé tout le matériel nécessaire au tirador de cortiça. Le manque de sardines en Bretagne profita à Setúbal qui devint un important centre de la conserverie de poisson. En 1897, il y avait vingt-six conserveries à Setúbal. Dans la salle du fond qui fleure le parquet ciré, une crèche XIXe siècle (presépio), grande tradition portugaise. Le paysage rocailleux dans lequel elle s’insère est suggéré par un agencement de morceaux de liège, peints par endroits, et sur lesquels a été coulé ici et là un peu de plâtre, lui aussi peint. Il faut regarder de près pour ne pas croire à de la terre cuite.
Olivier Ypsilantis