Sur l’avenue Luísa Todi, un discret monument est dédié à l’artiste. Il a été inauguré en 1933, à l’occasion du centenaire de sa mort. Le buste est de Leopoldo de Almeida. Le style années 1930 se laisse deviner dans le piédestal et ses redans. Retour au Mercado do Livramento dont j’admire une fois encore les proportions et la belle rigueur. Le répertoire décoratif années 1930 est essentiellement constitué de redans, verticaux et horizontaux. Dans les deux passages, en façade, de monumentaux azulejos célèbrent les produits de la mer et de la terre ainsi que le travail des femmes et des hommes. Sur certaines de ces compositions, des cheminées d’usines, des conserveries exclusivement.
Sur cette même avenue, un Monumento à Resistência Antifascista, à Liberdade e à Democracia, œuvre de José Aurélio (avec référence au 25 avril). C’est un monument particulièrement écrasant. Il est constitué d’un empilement de trois tétrapodes anti-houle pour digue en béton. Plus j’observe ce colossal monument, plus j’y perçois un ready-made et moins j’en perçois le « message » – Monumento à Resistência Antifascista, à Liberdade e à Democracia ?
Dans un faubourg de Setúbal, une maison en ruine sur laquelle a été apposée en 1953 une plaque en marbre, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Luísa Todi. Elle serait née ici, le 9 janvier 1753, « conforme a tradicão oral ».
Marche vers la forteresse São Filipe. Temps couvert, vent frais, ce qui aide la marche. Tout en marchant, des pensées plutôt tristes me viennent, des pensées liées au terrible encombrement de l’espace mondial, un phénomène qui ne cesse de s’amplifier et qui s’apparente bien au cancer. Et cette natalité effrénée dans certains pays, l’Afrique où la population a quadruplé en un demi-siècle. L’Égypte, l’Algérie, des phénomènes terrifiants. J’ai longtemps été malthusien ; puis j’ai quelque peu oublié cet essai qui m’avait tant impressionné lorsque j’étais jeune, « An Essay on the Principle of Population ». A présent, il me revient dans toute sa force, dans toute sa pertinence alors que je marche dans ce parc d’Arrábida. La bombe D (démographique), une expression moins utilisée mais qui n’a rien perdu de sa pertinence. Et de fil en aiguille, des souvenirs de lectures de Gaston Bouthoul (très lu dans les années 1970 et quelque peu oublié) me reviennent. Il faut que je relise Gaston Bouthoul.
Fort de São Filipe, un colosse. Je m’efforce de concevoir la somme des travaux qu’il a exigée, mais je dois en oublier. Magnifique vue d’ensemble sur Setúbal. Les vieux quartiers sont bien modestes en comparaison des quartiers modernes qui les entourent. La ligne de verdure de l’avenue Luísa Todi. Dans l’épaisseur des murailles, une chapelle estilo joanino, avec voûte en plein-cintre entièrement recouverte d’azulejos dont la palette se limite au bleu, un camaïeu bleu. On y relate la vie de São Filipe, des scènes que souligne un répertoire du Baroque, avec guirlandes de fleurs et médaillons. Je détaille longuement les mouvements du pinceau, la gestuelle de l’artiste – ou des artistes ? Le retable en bois doré (de 1736), riche de ses colonnes salomoniques, sent bon le bois, l’atelier d’ébénisterie. Au plafond, les armoiries royales. Le ciel s’est dégagé et, à présent, je distingue sur une mer bleue de larges nappes de sable très lumineuses. Là-bas, la presqu’île de Tróia et toute la profondeur de l’estuaire du Sado. Cette énorme forteresse du XVIe siècle a été construite sur ordre de Filipe I (1527-1598) et sur les plans de l’architecte Filipe Terzi ; après la mort de ce dernier, Francisco Turriano a pris sa suite. Les travaux commencèrent en 1582, en présence du roi. Plan irrégulier (considérant la topographie) en étoile à six branches.
Les Portugais expliquent leur relative facilité pour les langues (comparativement aux Espagnols) par le fait qu’au Portugal tous les films (cinéma et télévision) sont présentés dans la langue d’origine contrairement à l’Espagne, experte en doublage. J’insiste, pour les Portugais c’est la principale raison de leur meilleur rapport aux langues. Je ne remets pas en question leur conclusion, mais je ne suis pas certain qu’elle explique tout ni même qu’elle soit la principale raison. Il me semble qu’il y en a bien d’autres, et certaines plus importantes. Les sonorités du portugais sont plus subtiles que celles de l’espagnol, tout au moins sont-elles plus assourdies, ce qui oblige à tendre l’oreille. Et ce n’est pas un hasard si l’Espagnol supporte beaucoup mieux le bruit que le Portugais et qu’il chante généralement moins bien que ce dernier. Au Portugal, j’ai écouté des chorales de villages qui m’ont mis les larmes aux yeux ; rien de tel en Espagne où la voix est généralement trop poussée. Je n’en aime pas moins immensément le castillan.
Assisté au match Portugal-Uruguay dans une taverne du vieux Setúbal. La patronne, très maternelle. Si le Portugal gagne, il n’y aura que quelques coups de klaxons dans la minute qui suit le résultat ; rien à voir avec l’Espagne qui peut faire la fête toute la nuit et plus. J’aime le Portugal mais il m’arrive de regretter l’Espagne. Je suis donc ce match. Le Portugal marque un but ; la patronne tape une fois dans ses mains et regagne sa cuisine. Je suis vraiment au Portugal. La rue est calme. La télévision ne couvre pas le cri des mouettes. Étrange pays, vraiment, tout au moins comparativement à l’Espagne.
L’Uruguay, l’une de mes prochaines destinations, peut-être. Le monde s’encombre, et assez affreusement. Il n’y a pas autant à voir en Uruguay qu’en Italie ou qu’au Mexique, mais qu’importe ! C’est même mieux ainsi. La transhumance internationale me fatigue. Je cherche l’espace. La pampa d’Argentine et d’Uruguay, les steppes de l’Asie centrale et j’allais ajouter la Mongolie ; mais la Mongolie devient elle aussi touristique. Tout s’encombre. Et si j’en suis venu à préférer Setúbal à la proche Lisbonne, c’est d’abord parce que le Portugal y est plus perceptible. Lisbonne, Airbnb, les espaces de coworking, les low costs, les valises à roulettes sur le pavé, les smartphones… Dans Lisbonne centre, il m’arrive de chercher les Portugais.
1er juillet. Ciel voilé, vent frais. De très nombreuses habitations de la veille ville sont à l’abandon, certaines trop abîmées pour être restaurées. Certes, il y a le « romantisme des ruines », une tendance à laquelle ne sont pas étrangers Giovanni Battista Paranesi ou Hubert Robert, d’admirables artistes, pour ne citer qu’eux. Mais dans mon cas, ce romantisme s’impose des limites, d’autant plus aisément que le flambant neuf termine sans tarder dans la désuétude ou la décrépitude. Lorsqu’on marche dans les grandes villes du Portugal, on peut s’exercer au jeu suivant : savoir si telle construction (maison ou immeuble) est inhabitée ou non. Ainsi, hier, de ma fenêtre, ai-je découvert qu’un certain nombre de constructions que je croyais abandonnées étaient habitées. J’ai eu la surprise de voir du linge sécher à plusieurs fenêtres.
Setúbal, rues et ruelles vides. Quelques passants sur l’avenue Luísa Todi. Je finis par trouver un petit restaurant dans une ruelle. J’écoute les mouettes et les sonorités du portugais devant un verre de muscat de Setúbal.
Un bouquiniste, probablement le seul de la ville. En vitrine, une surprise : « Lutei até ao fim », sous-titré « Memórias dum voluntário espanhol na guerra de 1939-1945 », de Miguel Ezquerra Sánchez (1913-1984), un livre dont j’ai lu la version espagnole il y a quelques années. Il a d’abord été édité au Portugal, en 1947, à Lisbonne, où l’auteur s’était réfugié afin de s’éloigner de l’Espagne franquiste qui l’ennuyait et le tracassait. L’Espagne d’alors, soucieuse de faire oublier ses sympathies pour les régimes de l’Axe et de ne pas déplaire aux vainqueurs, n’envisageait pas de publier les souvenirs d’un homme qui s’était engagé chez ceux qui allaient être vaincus. Aussi la version espagnole ne paraîtra qu’en 1975, juste après la mort de Franco, sous le titre « Berlín, a vida o muerte ». A ce propos, les divergences au sein de la droite espagnole au cours des années 1930, de la Guerre Civile et jusqu’à la mort de Franco et au-delà ne sont pas moins intéressantes à étudier qu’au sein de la gauche espagnole. La version espagnole de ce livre a été retouchée mais je ne sais jusqu’à quel point car je n’en ai pas lu la version originale, portugaise donc. L’histoire de la División Azul et celle de la Legión Española de Voluntarios (L.E.V.) ont été et restent étudiées mais très peu d’historiens savent qu’un groupe de combattants espagnols sous les ordres de Miguel Ezquerra Sánchez était présent à Berlin, aux abords de la Chancellerie. Dans « Berlin: The Downfall 1945 », Anthony Beevor ne signale pas la Unidad Ezquerra. Lorsque Miguel Ezquerra Sánchez publia ses souvenirs en Espagne (Ediciones Acervo, Barcelona, 1975), des témoins des événements rapportés étaient encore en vie. Ils ont admis le sérieux du récit dans ses grandes lignes même s’ils jugent que certaines séquences (fantaisistes) pourraient y avoir été insérées.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis