L’Empire espagnol a été l’un des plus considérables de l’histoire. Selon les mots de Francisco Ugarte de Hermosa formulés en 1655, le soleil jamais ne se couchait sur cet empire. La puissance espagnole a dominé la vie politique européenne durant plus d’un siècle. Ce rang de grande puissance a bien sûr suscité une forte hostilité de la part des autres puissances européennes, une hostilité qui s’est cristallisée dans la leyenda negra.
Le mot « empire » doit être employé avec prudence. Les historiens espagnols ont affirmé unanimement que par l’acquisition de territoires en Italie, en Afrique et dans le Nouveau Monde, Fernando II el Católico initie une immense période. Antonio de Nebrija accorde à son pays le titre d’« empire ». La notion d’empire suppose conquête et occupation, ce qui dans le cas qui nous occupe ne concerne que les expéditions africaines. Les possessions de Navarre, de Naples et de Sicile n’entrent pas dans la catégorie de territoires conquis, d’annexions ou d’unions ; elles poursuivent leur existence au sein de la monarchie, comme le fait l’Aragon. La phase décisive conduisant à l’empire date de l’héritage des Habsbourg passé à Carlos V (1516-19).
Au début du XVIème siècle, l’Espagne n’exerce pas sur cet héritage plus d’autorité qu’elle n’en exerçait avant 1516 et elle reste en paix avec les autres pays. L’Espagne ne participe aux guerres qu’en tant qu’auxiliaire et contre la France des Valois. L’Espagne apparaît alors comme une monarchie, soit une association d’unités autonomes avec, par exemple, des parlements souverains comme aux Pays-Bas, à Naples ou en Sicile, simplement unis par l’obéissance à un même souverain. Sous Carlos V la puissance espagnole se fonde sur une conception fraternelle de la monarchie, avec une forte opposition interne à toute idée d’empire. Toutefois l’idée d’empire ne va pas tarder à s’imposer. Vers la fin du XVIème siècle, Pedro Salazar de Mendoza déclare que le mot monarchie (monarquía) n’est pas approprié étant entendu que l’Empire espagnol est vingt fois plus étendu que l’Empire romain. Juan de Salazar (en 1619) reprend l’argument en déclarant que l’Empire espagnol est à juste titre appelé monarchie parce qu’ainsi on suppose que cette monarchie dirige la quasi-totalité du monde.
Par la campagne de Gonzalo Fernández de Córdoba, le Gran Capitán, et la prise d’Oran par le cardinal Cisneros (en 1509), l’Espagne de Fernando et Isabel montre sa force. La conquête de l’Amérique sera plus le fait de conquistadores que d’une entreprise militaire planifiée par un pouvoir central. Autres entreprises espagnoles à l’international, la victoire de Pavie et la prise de Tunis, des entreprises dans lesquelles les non-Espagnols sont toujours majoritaires. Sous Carlos V, la politique étrangère n’est qu’un petit aspect de la politique de cet empereur et elle n’est en rien centrale. Certes, l’Espagne aide activement l’empereur (avec notamment des détachements castillans commandés par le duc d’Albe) mais cette aide reste discrète ; autrement dit, elle n’est pas déterminante.
L’essor de l’Espagne en tant que puissance navale et militaire se fait à la fin du XVIème siècle. L’Espagne a une population réduite et une économie bien faible ; elle n’a donc pas les moyens d’assurer un statut de grande puissance ; mais elle est à la tête d’une alliance dynastique de dix-sept couronnes auprès de laquelle elle va trouver une aide précieuse en échange des nombreux bénéfices que ses entreprises sont supposées apporter à toutes les classes sociales de ces royaumes.
La puissance espagnole a été portée par l’expérience navale et la force militaire des Génois et des Napolitains, l’armement des Milanais et des Liégeois, les capacités financières d’Anvers, les tercios de Castille. Sans ces appuis, l’Espagne n’aurait jamais combattu dans les Pays-Bas, remporté la victoire de Lépante et mis sur pied l’Invincible Armada. La présence des non-Espagnols est prépondérante dans la victoire de Saint-Quentin (1557) mais aussi dans la défaite de Rocroi (1643). C’est la nature internationale de la monarchie espagnole qui fait sa puissance, sur terre comme sur mer. Carlos V ne dispose pas de forces navales régulières en Méditerranée, jusqu’à ce que la flotte génoise se joigne à lui en 1528 ; et par la suite, les Italiens resteront la colonne vertébrale de la puissance maritime espagnole sur cette mer. A Lépante, en 1571, ils fournissent les deux-tiers des vaisseaux et des hommes. Avec l’appui de ses alliés, vers 1560, l’Espagne va devenir une puissance mondiale implantée sur trois continents. Mais cette particularité la conduira aussi au désastre. Les verdicts concernant la chute de l’Empire espagnol sont nombreux et très divers. L’un d’eux mérite que l’on s’y arrête ; il émane de l’ambassadeur de Venise qui en 1559 déclare que la politique de Felipe II consistant à ne pas étendre la guerre afin d’augmenter son empire mais à favoriser la paix pour le conserver est bien la cause de sa chute. Cette politique défensive est pourtant devenue politique d’agression sous la pression des événements – voir notamment l’invasion de la France en 1590. Cette politique active un chauvinisme castillan qui irrite et inquiète un certain nombre de pays, à commencer par l’Angleterre protestante. Sous le règne de Felipe II, aucun territoire n’est annexé, pas même le Portugal (1580) : Felipe II en est l’héritier légitime, sa candidature est approuvée par le Parlement portugais et l’empereur s’engage à conserver une stricte séparation entre le gouvernement portugais et le gouvernement espagnol.
Le siècle de l’Espagne, le siècle impérial (1560-1660), a absorbé le gros des revenus de l’État, avec les remboursements de prêts visant à soutenir l’effort de guerre : vers la fin du règne de Carlos V, en 1556, environ 68% des revenus de la Castille ; en 1565, 84% des revenus de la Castille ; à la fin du règne de Felipe II, en 1598, le total de la dette s’élève à presque huit fois les revenus annuels de la Castille. De fait, la puissance espagnole aura eu une influence décisive – et négative – sur le développement de l’économie du pays. Il existe de nombreuses études de qualité sur la situation financière de l’Espagne impériale. La question des mécanismes de l’impérialisme espagnol reste moins étudiée, notamment sur le recrutement, la formation des officiers et l’administration des forces espagnoles. A quand dater le déclin ? Et comment est-il arrivé ? Même question concernant la puissance navale. On dispose de vues d’ensemble, mais le détail manque.
La part de l’Espagne n’a probablement pas été considérable dans l’industrie de l’armement ; et il n’y a rien de surprenant, l’Espagne menant des guerres loin de son territoire. Les Pays-Bas et Liège étant plus industrialisés que l’Espagne, l’armée des Flandres doit compter sur ces possessions. Idem avec l’armée de Milan. La péninsule ibérique si facilement envahie au cours de la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) n’était pas mieux défendue un siècle auparavant. Il faut plutôt évoquer a failure que a decline (pour reprendre les mots de Henry Kamen) dans cette tentative de défendre cette péninsule. Le rôle de Milan, et plus généralement de l’Italie dans sa participation à la puissance espagnole, n’est évoqué que marginalement.
Carlos V offre Milan à son fils Felipe II en 1540 ; ce faisant il lui assure son règne et pour trois raisons (et je reprends les arguments de Henry Kamen exposés dans « Golden Age Spain ») : Milan domine l’Italie du Nord et, ainsi, limite les prétentions vénitiennes, papales et françaises ; il garantit deux routes essentielles vers le nord de l’Europe ; il fournit un important appoint en hommes, en armes et en ressources financières, sans oublier les capacités navales de Gênes. De fait, le contrôle naval du Nord de l’Italie aura été la principale priorité de la politique de l’Espagne impériale, ce qui conduira à l’intervention de la France au début du XVIIème siècle.
Bien que non explicitement expansionniste, l’Espagne se trouve dans l’obligation de protéger ses intérêts, il est donc injuste de considérer sa politique comme exclusivement agressive. Par ailleurs, et contrairement à une idée répandue, les priorités de cette politique n’ont jamais été exclusivement idéologiques ; l’Espagne a rarement agi comme le bras séculier de la Contre-Réforme. Les objectifs politiques de Felipe II n’ont jamais coïncidé avec ceux du pape. Certes, le caractère espagnol si soucieux de honor et de reputación irritait le reste de l’Europe, y compris de ses alliés comme les Italiens et les Belges, ce qui facilitera la propagation de la Leyenda Negra, une propagande réductrice (comme toutes les propagandes) qui ne rendait pas compte de la diversité d’opinion et de caractère chez les Espagnols. Cette histoire a été trop souvent simplifiée, avec d’un côté les « faucons » et de l’autre les « colombes », les « faucons » dirigés par le duc d’Albe et les « colombes » par Rui Gomes da Silva. Comme tout militaire professionnel, le duc d’Albe espérait une solution rapide sur le terrain et il jugeait qu’un tel but pouvait être atteint dans les Flandres. Rui Gomes da Silva jugeait qu’une invasion de l’Angleterre était trop risquée, et il s’opposa à ceux qui appuyaient ce projet, parmi lesquels le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle. L’Espagne était lasse de la guerre. La révolte des Pays-Bas (ou guerre de Quatre-Vingts Ans, 1568-1648) a été comparée à un Vietnam espagnol ; elle aussi a suscité un débat national, considérant son coût humain et financier. L’indépendance des Pays-Bas (1648) suscitera un désenchantement quant à l’idée d’empire et favorisera l’émergence d’une littérature de la désillusion reprise par de nombreux commentateurs.
Le parti de la paix est influent à Madrid, sous le duc de Lerma, mais les diplomates espagnols mettent l’accent sur la menace permanente que les Hollandais font peser sur les intérêts de l’Espagne, les Hollandais avec leur flotte et leurs agents. L’expiration de la trêve de 1621 s’inscrit dans cette conflagration européenne, la guerre de Trente Ans. De fait, la première phase de cette guerre (jusqu’en 1630) et ses événements les plus marquants tournent autour de la guerre contre les Pays-Bas (ou Provinces Unies) et l’Espagne. Bien qu’encore en possession de territoires considérables, on peut affirmer qu’après 1660, l’Espagne a perdu toute capacité à maintenir sa position internationale et qu’elle est entrée en déclin. La puissance de l’Espagne impériale a donc été rendue possible par les forces conjuguées de plusieurs pays, des pays qui n’ont pas tardé à contester le poids que faisait peser sur eux cette Espagne. Ce mécontentement s’était déjà exprimé sous Charles V, avec le coût de la guerre menée en Allemagne et en Méditerranée. Dans les Pays-Bas, les impôts spéciaux augmentèrent graduellement entre les années 1530 et 1560. Considérant l’importance stratégique et économique de ce pays pour l’Espagne, la répression lui sembla la seule option, une répression qui absorbera les ressources militaires du pays durant trois-quarts de siècle. Rébellion à Naples (1647) et à Messine (1674), sans oublier les rébellions péninsulaires de 1640, autant d’événements qui montrèrent que l’Empire espagnol faisait peser des charges inégales sur ses royaumes. Les Pays-Bas, la Belgique, Naples et d’autres royaumes cherchèrent à couper les liens qui les maintenaient à l’Empire – au royaume – espagnol ; idem avec les Catalans et les Portugais sans parler des complots avortés en Andalousie et en Aragon. Toutefois des Castillans comme Pedro Fernández de Navarrete et le conde-duque de Olivares virent le problème sous un autre angle. Pour eux la faiblesse de la monarchie espagnole résidait dans l’excessive autonomie des royaumes qui la constituaient et dans le fait que la seule Castille avait supporté le poids que supposait l’Empire espagnol au cours des deux générations précédentes. Ces deux points de vue avaient leurs raisons. Naples, les Pays-Bas et le Portugal étaient alors des États souverains à part entière ; ils n’avaient en commun qu’un même souverain et ne pouvaient admettre que leurs intérêts soient systématiquement subordonnés à ceux de la Castille. La volonté du conde-duque de Olivares de faire fusionner les ressources de cette fédération d’États avait elle aussi ses raisons. Tommaso Campanella l’Italien (qui avait séjourné vingt ans dans les prisons espagnoles de Naples) avait sur cette question une même appréciation que le conde-duque de Olivares.
Le déclin de l’Empire espagnol a toutefois d’autres raisons que ce manque le lien entre les États de la Couronne espagnole. Comme nous l’avons dit, une donnée fondamentale est à prendre en compte, la faiblesse démographique et des ressources industrielles de la Castille qui rendent impossible un programme impérial sur le long terme, des faiblesses qui obligent la Castille de Felipe II à payer des factures à des alliés qui fournissent hommes et matériel. Mais le terrible endettement de l’État rend cette situation intenable. De plus, les engagements impériaux entraînent l’Espagne à s’impliquer toujours plus. Au cours de la guerre de Trente Ans, le pays a des unités combattantes engagées en Bohême, Allemagne, Belgique et Italie, avec des forces navales en Amérique, y compris au Brésil, ainsi que des unités de défense en Afrique du Nord, au Portugal et en Espagne. En fin de compte, la pression constante des forces ennemies (principalement hollandaises, jusqu’en 1648, et françaises après la déclaration de guerre en 1635) va peser d’un poids intolérable sur les capacités militaires de l’Espagne. Au moment de la guerre de Succession d’Espagne (1702-1713), l’incapacité du gouvernement à mener une guerre victorieuse en Espagne même met plus encore en évidence la dépendance de ce pays en matière militaire, principalement envers la France, tant en hommes qu’en armement et autres fournitures militaires, dont les uniformes. La volonté de se débarrasser de l’héritage des Habsbourg s’affirme toujours plus. Les Pays-Bas espagnols sont placés et avec empressement entre les mains des Français.
La faiblesse militaire espagnole n’est toutefois pas plus marquée en 1705 qu’en 1605, il est donc peu pertinent d’évoquer un déclin. Le problème est qu’entre ces deux dates l’Espagne n’a presque rien fait pour augmenter ses capacités industrielles (poudre, munitions, etc.) et s’est contentée de tirer ses ressources des royaumes de son empire. L’Espagne s’appuie toujours sur les tercios (des unités qui ont longtemps dominé le champ de bataille et jusqu’au début du XVIIème siècle) mais sans s’adapter aux nouvelles armes et techniques. Par ailleurs, l’Espagne qui s’est montrée capable d’organiser d’énormes armadas en cas d’urgence n’a jamais su maintenir une force navale conséquente. Au cours du XVIIème siècle, l’Espagne va subir sur mer une série de graves revers.
La conquête du Nouveau Monde a été parmi les accomplissements les plus célébrés du peuple espagnol ; mais, une fois encore, rappelons qu’aucune force navale et terrestre organisées n’ont participé à cette conquête, au début du XVIème siècle, et que cette conquête a été essentiellement le fait de groupes d’aventuriers, que les grandes civilisations indigènes se sont effondrées plus à cause de leur faiblesse interne que sous la pression de ces groupes d’aventuriers, ce qui est plus vrai dans le cas des Aztèques que des Incas. Durant un certain temps, le Nouveau Monde expédiera d’énormes richesses vers la métropole, ce qui stimulera son industrie et agriculture sans qu’elle n’ait à envoyer de capitaux et de force militaire, étant entendu que les conquistadores maintenaient l’ordre eux-mêmes et assuraient leur propre défense. Mais au bout de compte, le Nouveau Monde aura peu contribué à la puissance impériale espagnole : les coûts liés à la marine n’auront cessé d’augmenter, avec notamment la défense des Caraïbes.
Olivier Ypsilantis