Un lecteur me signale cette hypothèse selon laquelle le monothéisme juif aurait à voir avec l’Égypte. J’y ai souvent pensé, sans pour autant apporter une réponse précise. L’Égypte aurait-elle élaboré un proto-monothéisme ? Que cette hypothèse soit vraie ou fausse ne change rien à la splendeur de la Révélation au Mont Sinaï. Et, après tout, pourquoi la refuser ? Aucun peuple ne procède exclusivement de lui-même, le peuple juif pas plus que les autres, ce qui ne retire rien, je le redis, à singularité de son apport à l’humanité. J’ai toujours regardé l’Égypte comme la grande matrice, avec l’Inde. La Grèce elle aussi doit probablement beaucoup à l’Égypte.
Cette hypothèse fait dire de bien étranges choses à Simone Weil. Jugez-en. Brièvement, elle affirme que les Juifs — les Hébreux — avant Moïse ‟ne connaissaient de Dieu que l’attribut de puissance, et non le bien qui est Dieu même” et que ‟connaître la divinité seulement comme puissance et non comme bien, c’est l’idolâtrie, et peu importe alors qu’on ait un Dieu ou plusieurs”. Moïse a imposé des commandements d’ordre moral parce qu’il aurait été instruit dans la sagesse égyptienne. Platon l’aurait également été ou, sinon lui, Pythagore et bien d’autres sans doute. Pourquoi pas ? Les Hébreux — comme les Grecs et les autres peuples — ont une hérédité spirituelle ; ils ne procèdent pas d’eux-mêmes. Il n’y a pas d’hermaphrodite dans le monde de l’esprit.
Simone Weil poursuit : ‟Le silence si mystérieux d’Hérodote concernant Israël s’explique peut-être, si Israël était un objet de scandale pour les anciens à cause de ce refus des connaissances égyptiennes concernant la médiation et la passion divines”. Je soupçonne cette grande dame (l’admiration que j’éprouve pour elle n’a d’égale que l’irritation qu’elle sait provoquer en moi) d’avoir succombé aux ragots colportés par les propagandistes dont il est question dans mon article ‟Archéologie de l’antisémitisme”, à commencer par Manetho et autres Gréco-égyptiens d’Alexandrie. Mais pourquoi ? Je ne vais pas resservir au lecteur Der jüdische Selbsthaß, trop simple et lassant à la fin ! Simone Weil aimait la Grèce et l’Inde, elle n’aimait pas Israël et Rome.
Bernard-Marie Dupont note très justement dans un article intitulé ‟Simone Weil, une mystique laïque” : ‟Cette quête acharnée de la vérité repose sur l’idée qu’il y a un ordre du monde qu’il convient de découvrir. Cet ordre du monde, elle en trouve l’image parfaite dans la symbolique de la géométrie et du nombre grecs : amour des mathématiques qu’il conviendrait sans doute d’analyser comme une autre manière de dialoguer avec son frère André, aîné de trois ans et mathématicien mondialement connu (il sera l’un des fondateurs du groupe Bourbaki). Son amour de la Grèce, elle veut le faire passer dans tous les champs de sa réflexion, allant même jusqu’à « jouer » sa culture d’origine, la culture juive, contre le monde idéal qui serait le monde grec. C’est sans doute le point faible de sa pensée, comme aveuglée par un modèle, le modèle grec, supérieur selon elle à tout ce que nous aurions connu depuis : « L’origine de notre civilisation est grecque. Nous n’avons reçu des Latins que la notion d’État, et l’usage que nous en faisons donne à penser que c’est un mauvais héritage. »” Cette femme est admirable. Son intelligence, sa puissance de travail et son courage font que je me sens tout petit en face d’elle. Mais il y a un point faible dans sa pensée, et il m’est vite apparu : elle a ‟joué” sa culture d’origine, la culture juive ; et, de fait, je perçois bien des manques et bien des légèretés dans son texte ‟Israël et les Gentils”, un texte retrouvé dans ses papiers et probablement écrit à Marseille, entre octobre 1940 et mai 1942.
Dans ‟Israël et les Gentils”, Simone Weil écrit : ‟La notion même de peuple élu est incompatible avec la connaissance du vrai Dieu. C’est de l’idolâtrie sociale, la pire idolâtrie”. Mais à ce qu’il me semble, les Juifs ne se considèrent comme choisis, élus, que pour augmenter les exigences envers eux-mêmes et montrer l’exemple. Que des Juifs ne soient pas à la hauteur est une autre affaire. Le peuple juif ne s’est jamais auto-déifié. Il n’a fait qu’exiger de lui-même en espérant répondre à Ses exigences. Les commandements noachiques, avec leur moindre degré d’exigence, ont été offerts aux non-Juifs pour les élever sans pour autant les charger d’un fardeau aussi lourd que celui des Juifs.
‟Israël a été élu seulement en un sens, c’est que le Christ y est né. Mais aussi il y a été tué. Les Juifs ont eu plus de part dans cette mort que dans cette naissance”, poursuit-elle. Ah bon ?! Tout d’abord, élargissons le champ de vision. Israël a été élu parce que le Christ y est né, admettons-le, mais aussi pour d’autres raisons si l’on admet que Moïse a bien reçu une Révélation sur le Mont Sinaï. Et, je le redis, qu’il ait subi l’influence de la sagesse égyptienne ne change rien à ce fait. Rien ne procède de rien. Mais surtout, permettez-moi d’inverser la deuxième proposition : Les Juifs ont eu plus de part dans la naissance (du Christ) que dans la mort (du Christ). Par exemple, le Christ est incompréhensible sans l’enseignement des Pharisiens sur lesquels l’Église n’a cessé de jeter l’opprobre jusqu’à en faire des créatures résolument négatives. La mauvaise foi de Simone Weil l’anti-judaïque est en l’occurrence profonde et peut-être même meurtrière. Elle me fait penser à ces radicaux de la gauche israélienne qui vitupèrent Israël avec une violence (verbale tout au moins) qui ravit les Palestiniens les plus déterminés, ceux qui ont des armes à la main voire des explosifs à la ceinture. La sévérité contre la famille (contre sa propre culture) est féconde aussi longtemps qu’elle ne s’enferme pas en elle-même dans un crescendo désespéré. Simone Weil ranime cette croyance ignoble selon laquelle le peuple juif est un peuple déicide, un préjugé indigne de son intelligence et qui confine à l’hystérie.
A mesure qu’on avance dans la lecture d’‟Israël et les Gentils”, les Hébreux sont traînés dans la boue tandis que les Grecs sont portés aux nues. C’est un penchant irrépressible chez Simone Weil qui connaît autrement mieux la pensée des Grecs que celle des Hébreux. Dans son crescendo pro-grec, Simone Weil fait l’éloge de l’‟Iliade” qu’elle place à une hauteur vertigineuse, bien au-dessus des livres historiques de l’Ancien Testament. Selon elle, les Grecs préfigurent le Christ tandis que les Hébreux et leur Ancien Testament sont assimilés aux forces du mal. Simone Weil a le goût de la provocation ; elle ne peut laisser indifférent, ce qui n’est pas un moindre talent. Mais tout de même !
Les Grecs annoncent le Christ nous dit-elle, avec notamment Prométhée. Et les profondeurs dans lesquelles œuvrent les mystiques chrétiens sont en contact avec les textes taoïstes de Chine (antérieurs à l’ère chrétienne) et plus encore avec des textes hindous (eux aussi antérieurs à l’ère chrétienne). Mais les Grecs dominent tandis que les Hébreux sont mis au coin avec le bonnet d’âne.
Afin d’appuyer les affirmations de Bernard-Marie Dupont (voir ci-dessus), je vais citer un passage extraordinaire et révélateur de toute une pensée faite de puissants paradoxes, de déclarations qui tantôt enivrent tantôt irritent mais qui, dans tous les cas, ne laissent jamais indifférent. Lisez ce qui suit attentivement : ‟La géométrie grecque est une prophétie. Plusieurs textes prouvent qu’à l’origine elle constituait un langage symbolique concernant les vérités religieuses. C’est probablement pour cette raison que les Grecs y ont introduit une rigueur démonstrative qui n’aurait pas été nécessaire pour les applications techniques. L’‟Epinomis” montre que la notion centrale de cette géométrie était la notion de médiation ‟rendant semblables des nombres non naturellement semblables entre eux”. La construction d’une moyenne proportionnelle entre l’unité et un nombre non carré par l’inscription du triangle rectangle dans le cercle était l’image d’une médiation surnaturelle entre Dieu et l’homme. Cela apparaît dans plusieurs textes de Platon. Le Christ a montré qu’il s’est reconnu dans cette image aussi bien que dans les prophéties d’Isaïe. Il l’a montré par une série de paroles où la proportion algébrique est indiquée d’une manière insistante, le rapport entre Dieu et lui étant identique au rapport entre lui et les disciples. Ainsi ‟Comme mon Père m’a envoyé, de la même manière je vous envoie”. On pourrait citer peut-être une douzaine de paroles de ce modèle.” C’est beau, c’est somptueux. On ne sait qu’en penser mais quoi qu’il en soit ces considérations sont capiteuses, elles coulent dans la gorge comme un muscat. Ce passage n’aurait-il pas été inspiré par des conversations avec son frère, le mathématicien André Weil ?
Je laisse le mot de la fin à une femme bien moins connue que Simone Weil, et dont l’œuvre est modeste en comparaison, Rachel Bespaloff (1895-1949), avec ce passage qui ferme ‟De l’Iliade”, son chef-d’oeuvre assurément. Rachel Bespaloff me guérit des blessures infligées par Simone Weil qui s’évertue à célébrer les Grecs pour mieux précipiter les Hébreux dans la géhenne : ‟Le christianisme a opéré une prodigieuse synthèse entre la religion messianique et les philosophies mystiques de la Grèce au moment où l’écart entre le judaïsme et l’hellénisme était le plus considérable. Mais il faut remonter plus haut, jusqu’aux grands lyriques de Judée, jusqu’aux Tragiques et à Homère, pour découvrir le fondement commun de la pensée grecque et de la pensée juive. Il y a plus d’affinités réelles entre le pessimisme robuste d’un Hésiode et la stimulante amertume d’un Osée, entre la révolte de Théognis et les apostrophes d’Habakuk, entre les lamentations de Job et les thrènes d’Eschyle, qu’entre Aristote et l’Évangile. Une synthèse entre ces éléments purs n’eût pas été possible, ni désirable, d’ailleurs. Mais il y a, il y aura eu, une certaine façon de dire le vrai, de proclamer le juste, de chercher Dieu, d’honorer l’homme, qui nous a été enseignée d’abord et ne cesse de nous être enseignée à nouveau, par la Bible et par Homère.”
Ci-joint, un lien intitulé ‟Le maître et son disciple : Chouchani et Lévinas” et signé Shmuel Wygoda. On peut notamment y lire : ‟Lévinas souligne également que si, dans sa vie intellectuelle, Simone Weil avait de grandes exigences, elle s’est pourtant contentée d’une lecture superficielle des sources juives. On peut donc lire entre les lignes que si Simone Weil avait cherché dans le judaïsme ce qu’elle a cherché dans la pensée en général, elle aurait abouti à un résultat différent” :
http://www.levinas.fr/textes/pager.asp?a=2&p=7
article soit relativement discret sur l’antisémitisme de Simone WEIL
Il est regrettable que l’article n’ait pas relevé le véritable antisémitisme qui animait Simone WEIL
Professeur David Ruzié,
Concernant Simone Weil, je préfère m’en tenir à « anti-judaïsme », un anti-judaïsme d’une férocité particulière, véritablement épouvantable, atroce. Par ailleurs, j’ai souvent écrit que l’antisémitisme restait incompréhensible aussi longtemps qu’on ignorait l’anti-judaïsme, l’une de ses strates, archéologiquement parlant. A chacun d’en tirer ses jugements.
De fait nous sommes d’accord sur le fond.Il n’y a que sur la forme que nous nous séparons. Pour ma part, je mets l’accent sur l’antisémitisme, car c’est sous ce terme que la haine des Juifs est généralement relevée.
Je ne me hasarderais pas sur ces chemins philosophiques, trop ardus et périlleux pour l’homme simple que je suis.
Néanmoins cet article m’évoque les postures du poseur Onfray lorsqu’il se lance dans la défense de Jean Soler écrivant “Le nazisme selon Mein Kampf est le modèle hébraïque auquel il ne manque même pas Dieu” ou lorsqu’il se permet d’ineptes attaques sur la pensée juive et le judaïsme, qui ” suppose une violence intrinsèque exterminatrice, intolérante, qui dure jusqu’aujourd’hui.”, attaques dont Yeshaya Dalsace fit litière de belle façon.
N’ayant pas connu les autres, je crois que notre époque dépasse tout en matière de confusion des valeurs, arme favorite des pervers de tous poils.
Lisez donc la Bible !
Cette dame est connectée au Dieu réel qui est le notre celui des Juifs et non Juifs !
Pourriez-vous m’en dire plus ? J’aimerais moi aussi me connecter “au Dieu réel qui est celui des Juifs et des non-Juifs”.
Dans ce cas commencez par prendre la Bible et lire à partir du Nouveau Testament.
La vous verrez que la Parole de Dieu s’adresse pas seulement au Juifs mais aussi au non Juifs.
Sa Parole est UNI VER SEL !
Simone Weil l’avait bien compris.
J’ai lu le Second Testament et plusieurs fois, sans jamais prétendre en avoir épuisé le contenu. Que la Parole de Dieu s’adresse à toute l’humanité, je n’en doute pas, sinon Dieu ne serait pas Dieu. Je ne suis pas ici pour attaquer une foi, la chrétienne en l’occurrence, et j’en reviens au sujet initial : l’admiration que j’ai pour Simone Weil ne m’empêche pas de rejeter les ignominies – les propos infiniment injustes – qu’elle tient sur les Juifs et Israël.
UNIVERSEL… Voilà, le Grand Mot est lâché, celui censé nous impressionner et nous faire taire en baissant la tête, honteux comme un petit enfant.
De plus universel se dit catholique en grec, ça tombe bien…
“Le Grand mot” comme vous dites en effet !
Oui car Dieu est pour tout le monde donc universel en quoi est ce que l’on devrait en avoir honte ou s’en taire ??
C’est bien vous m’apprenez quelque chose !
Mais Dieu n’est pas religieux mais spirituel oui Dieu est esprit, il n’est donc pas question de catholicisme ou que sais je